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Touzet, Philippe
Bis repetita
2007
mardi 20 février 2007
Un plateau de théâtre, la veille de la première. Derniers réglages techniques, ultimes répétitions. Au détour d’une phrase qui passe, un coup de téléphone, le fil des vies vacille - perte d’équilibre. Les pensées se dévoilent, les mots se dénudent, les regrets, les remords, les colères enfouies depuis trop longtemps... La vérité nue. Sous les projecteurs.
Philippe Touzet, avec une grande maîtrise du tempo, entrelace son travail d’écriture et ses propres souvenirs avec ceux des personnages dans une réflexion en miroir sur la mémoire, le temps, le métier d’écrivain, et s’interroge sur le sens du cheminement d’une vie.
Extrait début p. 11
Un plateau de théâtre. Sans décor.Des machinistes accrochent des projecteurs à des perches posées au sol. L’un d’entre eux examine le rideau. Il se retourne vers la régie, située en fond de salle...
Bernard. - Vas-y ! (Fermeture du rideau.) Ouvre ! (Ouverture du rideau.) Il va très bien, ce rideau !
La régie. - Non, il ne va pas très bien. Je me demande s’il nous fait pas une petite dépression.
Bernard, il examine le rideau.- Je vois rien.
En fond de scène, un enfant juché sur un vélo, un petit peu trop grand pour lui, traverse le plateau.Un machiniste, près des perches, se retourne vers la régie.
Ulysse. - C’est bon pour nous !
Les perches s’élèvent vers les cintres.
Bernard, aux deux machinistes. - Vous avez fait les gélatines dans la salle ?
Les deux machinistes acquiescent d’un signe de tête.
La régie. - Y a un projecteur qui a été mal fixé.
Bernard. - Quoi ?
La régie. - Y a une lumière qu’est pas nette, qui tremble, c’est sûrement un projo qui a été mal fixé.
Lucas. - Attends, on vient de mettre les gélates, on s’en serait aperçus !
La régie. - Moi je dis ce que je vois. (Bernard hausse les épaules. Les machinistes s’éloignent en direction des coulisses.) Si un projecteur tombe sur la tête d’un spectateur...
Visiblement énervés, les machinistes reviennent sur le plateau.
Bernard. - Bon, balance les lumières depuis le début ! (La salle s’allume.) Le premier acte !
Jeux de lumières successifs. Les machinistes scrutent les projecteurs.Entrée des promoteurs. Mallette à la main.
Promo 1. - Oh la !
Promo 2. - Oh la la !
Promo 3. - Bien !
Promo 4. - Très bien !
Promo 5. - Parfait !
Promos, tous ensemble - Ex-ce-llent !
Promo 5. - Centre-ville !
Promo 1. - En plein milieu !
Promo 2. - De la ville !
Promo 5. - Centre-ville !
Promo 3. - En plein milieu !
Promo 4. - De la ville !
Promo 5. - Idéal !
Promo 1. - Idéal !
Promo 2. - Idéal !
Promos, tous ensemble. - I-dé-al !
Promo 1. - Oh la !
Promo 2. - Oh la la !
Promo 3. - Oh la la la !
Promo 4. - Bien !
Promo 5. - Très bien !
Promo 1. - Bien bien bien bien !
Promo 2. - Superficie !
Promo 3. - Volume !
Promo 4. - Super volume !
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Promo 1. - Volume !
Promo 2. - Supermarché !
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Promo 5. - Supermarché !
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Promo 4. - Super !
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Promo 2. - Le plein de super !
Promo 3. - Marché !
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Promo 5. - Parfait !
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Promo 2. - Parfaitement !
Promos, tous ensemble. - Parfait !
Promo 3. - Oh la !
Promo 4. - Oh la la !
Promo 5. - Oh la la la !
Promo 1. - Qu’est-ce que c’est ?
Promo 2. - Un théâtre.
Promo 1. - Quelle drôle d’idée !
Promos, tous ensemble. - Oh la ! Oh la la ! Oh la la la ! (Ils se dirigent vers les coulisses.) Oh la ! Oh la la ! Oh la la la !
Ainsi de suite. Plusieurs fois de suite. Les exclamations sont encore audibles depuis les coulisses. Elles ne cessent pas brusquement. Elles s’éloignent...
Bernard, à la régie. - Dis donc, la petite lumière qui tremble, elle est pas dans ta tête !
La régie. - Moi je dis ce que je vois.
Ulysse. - Justement, on voit rien !
La régie. - Achète-toi des lunettes.
Bernard. - On vérifiera tout ça, cet après-midi.
Lucas. - On vient juste de démonter l’échafaudage !
Bernard. - Vous avez gaffé les fils dans les coulisses ? J’aimerais pas qu’un comédien se prenne les pieds dans les câbles.
Ulysse. - Nathalie veut du fluo à la sortie jardin, elle voit rien quand elle sort de scène.
Bernard. - Vois plutôt si tu peux pas installer une lumière rasante.
Ulysse sort.
La régie. - Comme ça, vous profiterez de l’échafaudage pour jeter un p’tit coup d’œil au rideau.
Lucas. - Ta vie a changé depuis que t’as découvert l’existence du micro !
Extrait p. 49
Jean-Claude. - A quoi tu penses ?
Sébastien. - A rien...Au début.
Jean-Claude, il s’assoit à côté de Sébastien. - C’était un bon professeur.
Sébastien. - Tu parles de lui au passé ?
Jean-Claude. - Ca fait au moins vingt ans que Richard n’a pas donné un cours.
Sébastien. - Un comédien doit avoir des amis en dehors du milieu et une vie de famille stable.
Jean-Claude. - On avait vingt ans, on était bourré d’hormones, alors son concept de vie de famille...
Sébastien. - On avait du mal.
Jean-Claude. - Pire que les logarithmes.
Richard. - Ca s’est pas vraiment passé comme ça, mais ça c’est mon problème, j’ai pas d’inspiration, j’écris ce que j’ai vécu, elle est pas belle cette phrase, j’écris ce que j’ai vécu...J’utilise mes souvenirs à des fins littéraires. C’est mieux. C’est creux mais c’est mieux. Je ne sais plus... J’ai tellement retourné le passé dans tous les sens, je ne sais plus où il commence... Don Rodrigue avait un accent à couper au couteau, un gars du sud-ouest, putain con ! (Don Rodrigue esquisse un léger mouvement.) Elvire avait un délicieux cheveu sur la langue, quand je l’embrassais, ça me chatouillait le cœur... (Elvire esquisse un léger mouvement.) Don Diègue était bègue, quand il jouait, il ne bégayait plus... (Don Diègue esquisse un léger mouvement.)Pourquoi ai-je traficoté le passé à l’infini ? Perfusion d’encre noire dans les veines de ma vie. Pourquoi ai-je ouvert, de force, la bouche de mes amis, desserré les dents de mes amis, pour enfoncer dans leurs gorges les phrases que j’avais conçues dans la nuit. Don Rodrigue venait des bidonvilles de la banlieue nord, Elvire avait mauvaise haleine, Don Diègue était le plus instruit de nous tous, il parlait comme un livre, Don Rodrigue était noir, chinois, alsacien, Elvire une petite grosse, un corps superbe, une liane, une mocheté ambulante, Don Diègue était normalien, même pas son certif’, savait à peine lire, quand ça lui disait il nous parlait en alexandrins... Je transforme, je déforme, j’accumule, je dissimule...Je modèle les apparences vidées de toutes substances. Les fils de la pensée s’emmêlent, pantins au-dessus du vide, la feuille blanche avale tout, je passe à table, elle se nourrit de mon cri. Mes souvenirs ne sont que des pages à venir... J’ai mis du temps à comprendre...Mon passé ne m’appartient pas. Il appartient à l’autre, à celui qui s’assoit, met ses lunettes, le stylo tourne entre les doigts... Pourquoi faut-il que j’efface les visages pour en faire des personnages ?
Sébastien. - On répétait dans les chambres de bonne.
Jean-Claude. - Les caves, les greniers, hangars désaffectés...
Sébastien. - Dans les squares, la nuit...
Jean-Claude. - Sur les quais.
Richard. - Quand je suis arrivé dans le cours de théâtre, art dramatique, au pif, petite annonce dans le canard du coin, je venais de la misère en passant par la guerre avec un petit détour derrière les barreaux, histoire de voir si le monde est beau entre quatre murs, des cafards dans le dos. J’avais à peine vingt-trois ans...Pour vivre ce que j’ai vécu en quelques années, à certains il leur faudrait toute une vie, deux, trois et encore...Attention, je ne dis pas que ma vie c’est autre chose que la vie des autres. Non...J’ai fait partie d’une génération qu’avait rien demandé et qui s’est tout pris dans la gueule. J’ai fait ce que j’avais à faire. C’est tout. Après, j’ai fait des conneries. J’ai payé. Alors, avec mon passé, mon passif, le paradoxe du comédien, je m’en tamponnais le coquillard dans les grandes largeurs. Je ne voulais pas entrer dans la peau d’un personnage, je voulais sortir de ma peau.
Sébastien. - Que sont-ils devenus ?
Jean-Claude. - Des ombres dans la rue.
Sébastien. - Que sont-elles devenues ?
Jean-Claude. - Les jeunes femmes nues.
Sébastien. - Qu’on n’a jamais aimées.
Jean-Claude. - Qui nous ont quittés.
Richard. - Et le cœur de s’arrêter.
Sébastien - Et le cœur de repartir.
Jean-Claude. - Bien des années après.
Richard. - Entre-temps, que s’est-il passé ?
Pendant ce court échange où les voix de Sébastien, Jean-Claude et Richard se mêlent, les jeunes comédiens viennent, à tour de rôle, saluer le public. Puis, ils disparaissent dans les coulisses du théâtre. De la mémoire.
Extraits de presse
Le texte révèle les coulisses d’un théâtre - tout est montré, on sait que l’on est au théâtre, même si on a aussi conscience que l’on assiste à une mise en scène fictive...
(…) belle mise en abîme, donc, pour cette pièce qui dévoile aussi ce que recèlent les âmes des personnages réunis dans un lieu entre réalité et imaginaire, avec en commun leur passion pour le théâtre - joué et écrit : car s’il est question de mise en scène, Philippe Touzet n’en oublie pas moins de nous offrir quelques pistes de réflexion sur la fonction du texte et le travail du dramaturge (en tant qu’écrivain), à travers deux personnages qui ont certainement quelques similitudes avec l’auteur lui-même.
[Blandine Longre, Sitarmag, décembre 2007]
Tout l’article ici.
Vie du texte
Création en mai 2007 au Théâtre des 2 Rives de Charenton-le-Pont dans une mise en scène de l’auteur.