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Reinert, Jean

Le Don J.

2008

mercredi 17 octobre 2007

Le Don J. est un enchaînement de cinq variations sur le thème de Don Juan, projeté dans un univers futuriste - ou contemporain.
Pourquoi le Don J. ?
Le problème avec Don Juan est l’article indéfini (un Don Juan) qui provoque bien des malentendus. Ici, il s’agit du Don Juan, donc du mythe. Ce n’est pas un séducteur parmi d’autres, c’est le Don J.. Le Don J point, il suffit.

Retour au mythe ou retour du mythe ? La deuxième formulation me semble plus juste : les idéologies passent, mais les mythes demeurent, souterrainement, et travaillent toujours en nous. Dans une organisation sociale de nos jours toute en fonctionnalités, ce mythe-là nous interpelle singulièrement.

Don Juan n’a pas de raison sociale. Affronté, par nécessité post moderne, à un Commandeur cybernétique garant de l’ordre productiviste et affairiste et flanqué d’un Sganarelle consumériste et dévot téléphile, il n’est ni rebelle, ni complice, il est hors du jeu social.
Il est hors du jeu social parce qu’il n’est pas joué mais joueur. Il ne fonctionne ni avec, ni contre le système, il ne fonctionne pas : il joue.
« Je joue, dit-il, alors le monde s’anime, alors il s’ordonne autour de moi, alors il devient cohérent. »

Façon ludique de vivre dans un monde qu’on ne choisit pas... Jusqu’à ce que mort s’en suive. Mais cette mort-là est un spectacle pour les autres, car pour celui qui joue sa vie jusqu’au bout, la mort n’est qu’un dé qui n’en finit pas de rouler.
JR

Le Don J. a été traduit en anglais par C. & A. Laube.


« Je m’enchante de découvrir que le Don J. de Jean Reinert est une crépitation sur les présences multiples de Don Juan. C’est une exaltation aussi, d’y découvrir de multiples échanges entre Molière et Jean Reinert, échanges consentis dans la plus grande clandestinité.
Ici, les corps sont envahis d’amour, ils sont fluides pour mieux se cacher, pour mieux interroger les versos mystérieux des origines.

Molière et Jean Reinert, ensemble pratiquent une appréciation commune sur les tragédies et les troubles des personnages, ils sont apparentés aux mêmes graphismes des hasards.

Il y a aussi dans ce texte, un très bel enthousiasme à restituer avec des parures très vives, des images lointaines, des sombres gouffres mystérieux, dans lesquels des destinées circulent, fussent-elles à l’envers.
Il y a dans cette écriture du Don J. de Jean Reinert, une intériorité éclatée, qui est une véritable alchimie de l’intelligence ; alchimie simple, pure et modeste.
Ce texte faufile bout à bout des paroles salivées d’or. »

[Jacques Bioulès, 15 juin 2007]

« Par une intuition fondamentale, je savais qu’il fallait que je mette en scène le Don J. de Jean Reinert. L’homme est un véritable poète qui sait ouvrir des perspectives ; de radieuses perspectives. Ce Don J. là appartient à des chatoyantes nouveautés dont les personnages de Don Juan, d’Anna, du Commandeur, de Sganarelle, de l’Amante, d’Ombrella, s’assignent à dire que c’est peut-être une fois épuisé, que le dénouement chasse à jamais le superflu. Mais cessons là de parler, il faut écouter maintenant les amants, les invités, leurs impatiences, tous nous proposent un abîme. Jouons ! cette aventure est le couronnement d’un isolement essentiel. »

[Jacques Bioulès, 17 décembre 2007]

Partie I Don Juan, p. 9 à 16

 1 - Ébats d’un couple dans la pénombre : Don Juan et Anna

Respirations haletantes, gémissements. Dans le clair-obscur, un être observe, mi-homme, mi-robot : le Commandeur.
Il s’approche des amants. Don Juan se détache de l’étreinte d’Anna. Un temps après lequel il distingue le Commandeur. Il s’enfuit.

ANNA. - Ce n’est rien, père. Ce n’est que Don Juan, mon amoureux d’une nuit.

 2 - Devant le miroir : Anna se maquille. La petite fille

LA PETITE FILLE. - Tu l’aimes, ça se voit que tu l’aimes.

ANNA. - Je m’en moque.

LA PETITE FILLE. - Tant mieux. Elles sont aussi nombreuses que tes soupirs celles qu’il a déjà aimées.

 3 - Sganarelle, la petite fille

LA PETITE FILLE. - C’est une invitation pour Don Juan.

SGANARELLE. - Je ne suis pas Don Juan. Mon nom est Sganarelle.

LA PETITE FILLE. - Cela n’a pas d’importance.

Elle lui donne l’invitation et elle sort.

 4 - Devant le miroir : Don Juan étudie sa mise. Sganarelle le regarde

DON JUAN. - Anna m’invite pour ses fiançailles. Le fiancé, c’est moi.

 5 - Un atrium. Le Commandeur, Anna, Don Juan

LE COMMANDEUR. - Je vous donnerai un palais et des statues. Je vous donnerai des clairs de lune. Je vous donnerai le vol d’une fusée dans l’azur. Je vous donnerai un salon de velours dans une île déserte. Je vous donnerai des animaux réels et des oiseaux imaginaires. Je vous donnerai des aventures vraies et des périls fictifs. Le monde autour de vous sera familier et étrange, il sera une féerie peuplée de figurants qui donneront la réplique aux rôles de votre choix. Je peux tout pour vous. La seule chose que je ne puisse pas, c’est désirer à votre place.

 6 - La nuit, en haut d’un escalier : la petite fille, Don Juan

LA PETITE FILLE. - Tu te sauves comme un voleur. C’est normal, tu te sauves avec son cœur. Que lui laisses-tu en échange ?

DON JUAN. - Des perles plus limpides que ses diamants : ses larmes.

 7 - Au milieu de l’escalier : le Commandeur barre le passage à Don Juan

LE COMMANDEUR. - C’est ici que tu es libre et au-delà que tu es captif, Don Juan. Au-delà : un labyrinthe sans issue. C’est ici que la vie reste sans limites.

Don Juan le bouscule et s’enfuit. Chute métallique du Commandeur sur les degrés.


Partie II Sganarelle, p. 19 à 21

SGANARELLE. - Je vais vous raconter l’histoire de Don Juan. Pourquoi l’histoire de Don Juan ? Pourquoi pas la mienne ? Bien sûr je préférerais vous raconter mon histoire mais c’est celle de Don Juan que je vais raconter. C’est-à-dire que je ne vais pas faire ce qui me plairait le plus - raconter mon histoire, je vais faire ce qui convient. Car ce qui intéresse les gens, ce n’est pas mon histoire, c’est celle de Don Juan. Mon mariage par exemple. Mon mariage les gens s’en foutent. Je ne me suis pas marié trente-six fois, je me suis marié une fois, une seule. Hé bien, de ce mariage unique, les gens s’en foutent. Et ma première voiture... la rouge... les gens s’en foutent de ma première voiture... la rouge. De la seconde aussi, du reste. Je pourrais avoir cinquante bagnoles, ils s’en foutraient toujours, les gens. De mon premier enfant ils s’en foutent. De mon second également. De mon second, ils s’en foutent comme de leur première chemise. Quel rapport y a-t-il entre leur première chemise et mon second enfant ? Aucun. Hé bien ils s’en foutent tout de même, les gens. De mon petit dernier ils s’en foutent. Pourtant mon petit dernier...

Il prend son portefeuille, en sort une photo, la montre à la cantonade.

Est-ce parce que c’est le dernier ? Est-ce parce qu’il est si petit ?...

Il l’embrasse...

Mon petit dernier les gens s’en foutent.

Il range la photo, il range son portefeuille.

Ce qui intéresse les gens, c’est l’histoire de Don Juan, pas la mienne. Il y a une raison à cela. Une petite raison, mais une raison tout de même. C’est que moi je suis héroïquement banal alors que Don Juan est banalement héroïque. C’est tout simplement ça. Prenons cette histoire avec le Commandeur. Le Commandeur a une fille, trois châteaux, dix banques, cent hélicoptères, cent mille hectares de terre, une flotte de commerce, une flotte de guerre. Le Commandeur, c’est un gros numéro avec tout plein de chiffres serrés les uns contre les autres à l’intérieur. Don Juan est à un chiffre : un zéro. Mais un zéro qui peut se multiplier cent fois par lui-même, ou mille fois, ou un million de fois. Le Commandeur s’aperçoit que dans son gros numéro, les zéros se mettent à proliférer partout. Ça n’a l’air de rien ces zéros qui se mettent à proliférer partout mais dans un gros numéro ça a vite fait du dégât. Le Commandeur a la migraine, le gros ordinateur qu’il a dans la tête s’emballe, il explose. C’est pourquoi le Commandeur le considère comme une maladie, Don Juan. Un virus qu’il faut absolument éliminer. Don Juan fait la causette avec les dames, le Commandeur est derrière le paravent avec un lance-flammes, prêt à l’incinérer. Don Juan se donne des airs, fait le beau, plastronne, il est inconscient. Il est banalement héroïque. Moi, je suis héroïquement banal. Je suis héroïquement banal parce que je sais que la vie, la vie en général mais la mienne en particulier, la vie est en perpétuel danger de mort. Je ne plaisante pas. Il y a la maladie, toutes les maladies, les maladies connues et inconnues, les flaques d’huile sur les routes, la pauvreté - certains n’y croient pas mais la pauvreté tue, elle tue plus que la richesse - les catastrophes naturelles, les catastrophes artificielles, l’amnésie. L’amnésie peut être mortelle parce que vous oubliez votre groupe sanguin, vous oubliez le bouton du gaz, vous oubliez de respirer pendant votre sommeil. C’est terrible de s’endormir avec cette idée que votre respiration pourrait s’arrêter pendant votre sommeil. Je sais tout cela, j’ai vécu tout cela et je fais front. Devant chaque danger je dresse un barrage. Je multiplie les sécurités, la Sécurité Sociale, les assurances, les pneus antidérapants, les garanties contre le sinistre. Don Juan, lui, n’a pas la moindre idée de cette tragédie qu’est la vie. Il ne croit pas aux assurances. Vous voulez provoquer son ricanement ? Ce n’est pas difficile, vous dites « assurance vie ». « Assurance vie » et il ricane ! Il ricane mais déjà son esprit est ailleurs. Ailleurs, du reste, c’est pour lui le mot clef. Il est « ailleurs », il se dirige « ailleurs ». Hé bien « ailleurs », il y a le Commandeur qui plane, une électrode dans chaque main, attendant le moment propice pour le foudroyer. Lui ne voit rien, lui ne veut rien voir. Il est banalement héroïque. Et bien sûr, il meurt. C’est cela que les gens veulent qu’on leur raconte.


Extraits de presse

« ...le récit se fait en trois temps : celui des questions posées par la société contemporaine, à savoir le don d’organe ou l’écologie pour ne citer qu’elles, un second temps est aux prises avec l’histoire, et le troisième avec le mythe.

Puis, la mise en scène met en exergue l’écriture théâtrale, picturale, comme autant de pistes de lecture. La quasi-totalité de la pièce est commentée par le geste adroit et tendre de Vincent Bioulès, fondateur du mouvement Supports/Surfaces, dont les dessins filmés au cours de leur réalisation sont projetés en arrière plan. D’un abord figuratif, ce relief donne à l’ensemble une approche à la fois légère et dense.

Voilà un Don Juan bien plus joueur que séducteur, qui jubile, qui ne veut pas entrer dans le système. Il le dit lui-même : « je joue le monde » et c’est dans cette voie qu’il devient cohérent. Ce refus de fonctionner dans le monde le conduit à sa compréhension. Ce Don Juan là ne combat plus la morale ni l’église. Il lutte contre la société, celle du rendement, de l’efficacité, de la médiatisation et du profit... »

[Christelle ZAMORA, Rue du Théâtre, 10 avril 2008]


« (...) les dimensions sociales et politiques ont toujours coloré le théâtre de Jean Reinert. L’histoire, l’engagement, l’échec des utopies ont émaillé ses précédentes pièces. Ici, il pointe du doigt les exigences de fonctionnalité de notre époque, les dictats de l’efficacité et du rendement, l’incertitude, l’avenir. Que fait-on de notre monde ?
Effectivement, la question peut sembler subalterne pour un séducteur, aussi grand soit-il. En revanche, pour le plus invétéré des joueurs... »

[Christophe Gayraud, Midi-libre, 21.02.08]


« Quoi de neuf sur Don Juan ? Tout. Comme Œdipe, c’est mythe qui s’éternise. Jean Reinert le prouve sans mal : Don Juan est bien vivant de nos jours même si cela ne fait pas de lui une figure moderne. Au contraire.

(...) Jean Reinert en a fait une figure de la décroissance, un résistant poétique à l’obscurantisme contemporain... On sent qu’une partie de nous-même peut-être sauvée avec lui. »

[Valérie Hernandez, La Gazette, 21.02.08]

Vie du texte

Création dans une mise en scène de Jacques Bioulès, au Théâtre du Hangar à Montpellier, du 26 février au 8 mars 2008.

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