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Kermann, Patrick

Les tristes champs d’asphodèles

2015

mercredi 30 septembre 2015

Les tristes champs d’asphodèles est une pièce sur la parole, comme très souvent chez Patrick Kermann.

Ici, un personnage, Lun, tente de faire dire à un autre, Lautre. C’est une tentative répétée dont le sens est elle-même – tentative inefficace, comique, désespérée.

Ces séquences sont ponctuées de scènes habitées par des figures tragiques, par la présence des « autres » (corps démultiplié du groupe), par la parole spectrale du père et le flot incontrôlé de la femme-point-trop-vieille. Mora, figure de l’amour entièrement tourné vers lui-même, traverse la pièce comme un papillon aveugle.

Dans ce territoire de l’entre vie et mort cher à Patrick Kermann, Lautre va, seul, muet, à part, rejeté, littéralement incompréhensible, étranger.

Pages 9 à 14

1. Première tentative du dire du quoi
____

Sont deux là. Deux pour le moment, à jouer ce mauvais rêve dans ce qui serait la ville du crépuscule. Et Lun parle. Lautre non : il ne se tait pas, Lautre, voudrait dire, et apparemment peut pas. Mais toujours fait comme Lun dit de faire.

LUN. – quoi
dis quoi
tu dis dis pas quand ou où
mais quoi dis quoi
juste quoi veux
veux ça juste
d’ta langue d’ta bouche
va
dis
‘spire profond
‘spire fort
et dis dis dis quoi
là là
‘spire ‘core
fort
gonfle
gonfle poumons
‘core ‘core
à fond gonfle
rentre ventre

et dis dis dis dis

Lautre aura tout bien fait, mais sans résultat
aucun.

sors pas
sors pas non
hé non
peux ‘core
peux sûr
‘core
‘spire ‘core

et joues gonfle joues

bouge p’us
p’us
ouvre bouche
creuse ventre
tout doux
ouvre va
ouvre

voilà
à trois sors tout à trois
‘spire fort dehors
et tout sort ‘lors
du fond
à trois
tout dis
pas quand
quoi juste quoi
‘tion prêt
et un
et deux
et et et
trois
va va allez va
et dis dis dis dis dis dis dis dis

Lautre aura tenté la deuxième fois, en vain,
on l’a vu.

pas
rien sort rien
pas possib’
tout fait
tout bien
‘spire à fond
tout et tout gonflé
et ouvert bouche
bien grand
et langue claquée
et tout tout fort
‘lors
hein
‘lors quoi
tout simple
comme fait et bien fait
bombé gonflé
et poff
chasse air
et
quoi juste quoi
quoi quoi quoi quoi
‘lez
reprends tout
r’commence début
‘spiration et contraire
ventre rentré
et tout tout
allez
facile
va
du début
allez tout seul
me tais
dis rien moi
fais tout seul
in et ex
puis dis
moi m’tais
et toi dis où
va
‘saye ‘core
va

Lautre l’aura donc fait trois fois.

pas poss’
pas croyab’
tout fait et bien
très même
mieux même
ouais mieux sûr
comprends pas
fais bien vraiment
et rien de rien sort pas
bizarre hein
r’garde moi
‘spire ouvre chasse et dis
Ourouk
‘fin dis juste comme ça
dis Ourouk pour où
ou dis Tabouk ou Boulouk ou Salalouk
exemples d’où juste
tout simple non
vois ‘core
‘spire ouvre chasse et dis
Ourouk
marche hein
toi aussi
‘lez r’commence

Surgit alors une jeune femme, Mora, happant Lun.

MORA. – oh je vous aime
oui c’est vous que j’aime
j’en suis sûre le premier regard ne trompe pas
j’ai vu jusque dans votre âme
je vous l’offre mon amour
je vous aime et ma mort n’y changerait rien
prenez-le mon amour

Lun repousse Mora, sans violence, mais il est
occupé à d’autres tâches.

LUN. – bon
recommence
‘lez ‘core
dernière
promis juré vrai
r’prends tout
début
et fin dis quoi
chasse et dis quoi
‘lez peux
dois même
normal hein
pas poss’ que pas
pas
va
dernière
me tais ‘core si veux
veux
alors me tais
et même même
même r’garde pas
même m’tourne si veux
me tais et tourne
et toi seul
fais et bien
et sors tout
peux si veux
vraiment peux
‘lez
dis plus rien moi
m’tourne

même ferme yeux
hein
ouais aussi yeux

‘tenant
tourné
et tout fermé
et toi va
‘lez ‘tenant

(…)


Pages 33 à 36

5. La rue et ses dangers (avec rengaine)
____

Surgissent alors des gens, JEUNEs à en juger.
De JEUNEs sauvages, de la tendre violence
des rues. Qui boutent hors de leur territoire
l’homme suivant Lautre. Puis qui interrogent
Lautre.

HOMME JEUNE 1. – qui es-tu

HOMME JEUNE 2. – oui toi qui passes là

HOMME JEUNE 3. – oh il désire ouvrir la bouche

HOMME JEUNE 4. – doucement le cheval fougueux

HOMME JEUNE 5. – garde-toi de mots que ta langue ne pourrait
Supporter

HOMME JEUNE 1. – ne te hâte pas

HOMME JEUNE 3. – qui te donne le droit ici de mouiller la
salive de ta gorge

HOMME JEUNE 5. – et de faire jaillir des mots

HOMME JEUNE 2. – le désir ne suffit pas à jeter des sons
Alentour

HOMME JEUNE 4. – qui es-tu toi qui veux ici parler

HOMME JEUNE 1. – en ces lieux où la parole est comptée

HOMME JEUNE 4. – ne te presse pas

HOMME JEUNE 2. – il faut que nous sachions car tu nous es
Inconnu

HOMME JEUNE 1. – jamais tu ne fus aperçu par ce passage
étroit où nul n’entre sans raisons

HOMME JEUNE 3. – ne dis rien avant que nous sachions
exactement de toi

HOMME JEUNE 4. – ne fatigue pas ta langue

HOMME JEUNE 5. – à trop se hâter on court vers sa fin

HOMME JEUNE 1. – trêve de paroles inutiles nous voulons
connaître ce qui te pousse ici sur un territoire de toi
ignoré

HOMME JEUNE 2. – il est des règles que l’étranger doit
observer quand bien même il les ignorerait

HOMME JEUNE 5. – rien que la loi interdirait et cependant

HOMME JEUNE 3. – s’emparer ainsi par ses propres pas d’un
espace précis qui ne t’appartient pas

HOMME JEUNE 1. – présomptueux conquérant

HOMME JEUNE 3. – épargne ta salive

HOMME JEUNE 4. – mais réponds à nos interrogations

HOMME JEUNE 2. – conçois qu’elles sont légitimes puisque
tu es venu troubler ce territoire

HOMME JEUNE 5. – car il est dit que l’orgueil ne reste point
impuni et il est juste que celui qui pose ses pieds sur une
terre de lui inconnue réponde des principes qui constituent
cet espace

HOMME JEUNE 3. – mais ne te dépêche pas l’étranger

HOMME JEUNE 1. – il est des lieux qui n’obéissent pas au
même temps

HOMME JEUNE 5 . – et nous avons tout notre temps

HOM HOMME ME JEUNE 4. – le temps est autre pour celui qui passe
et celui qui demeure

HOMME JEUNE 3. – alors prends ton temps car nous avons
le nôtre

HOMME JEUNE 2. – mais il faut qu’à la fin nous sachions

HOMME JEUNE 1. – pourquoi tes pas justement ici et exactement
maintenant ont creusé un sol qui auparavant t’était
totalement étranger

HOMME JEUNE 5. – cela il nous le faut savoir absolument

HOMME JEUNE 4. – et ne pense pas qu’en retournant tes
pieds tu sois à jamais quitte de nos questions

HOMME JEUNE 2. – eh non car l’espace par toi a bien été
Pénétré

HOMME JEUNE 1. – qui dorénavant ne sera plus ce qu’il fut
et tel qui fut par nous appréhendé jusqu’à cette heure où
toi oui toi as de ta semelle certes légère as frotté le sol de
cette rue qui jamais ne te vit

HOMME JEUNE 5. – dis ainsi la raison

HOMME JEUNE 3. – mais avant il faut que de toi tu dises qui
tu es

HOMME JEUNE 2. – de quelle mère es-tu né

HOMME JEUNE 4. – ton père qui fut-il

HOMME JEUNE 1. – et d’abord de quel ventre est sorti ton
Père

HOMME JEUNE 2. – dis ces choses en épargnant les mots
Vains

HOMME JEUNE 3. – dis cela pour que ces choses dites nous
sachions alors ce que tu voudrais dire

HOMME JEUNE 5. – ne te dérobe pas à ces questions fondées

HOMME JEUNE 4. – simplement nous voulons savoir de quel
ventre tu es sorti de quel sperme tu fus engrossé et combien
de mois ta mère t’a porté

HOMME JEUNE 3. – es-tu venu à terme

HOMME JEUNE 1. – ou prématurément ce qui expliquerait
ton empressement à ouvrir les lèvres sur de l’air vain

HOMME JEUNE 2. – de quel lait tu fus nourri

HOMME JEUNE 5. – conçois qu’il est fondé que de toi nous
sachions ces choses-là

HOMME JEUNE 4. – et le temps ne joue en rien dans l’affaire
car ici nous sommes chez nous et notre temps n’est pas
encore le tien

(…)


Extraits de presse

« relire en 2015 [cette pièce] est une urgence, celle de la (re)découverte d’une parole théâtrale incandescente, qui va aux confins d’elle-même, celle du poète qui nous parle de notre monde mais surtout des mots qui portent ce monde à bout de mots. Le texte s’ouvre sur une dédicace à des frères de théâtre : Béhar, Gabily, Lerch et Piemme, comme si Kermann fondait sa propre recherche au sein d’une communauté artistique et littéraire.

De quoi s’agit-il ? D’une épopée, qui se souvient en épigraphe de la source mésopotamienne (Kermann cite Gilgamesh). Ou plutôt d’une suite de rencontres et d’épreuves, numérotées et titrées pour deux personnages indissociables, soudés dans l’orthographe de leur nom : Lun ; Lautre.

Lun parle et Lautre n’y parvient pas. Il est incapable de « dire quoi ». Ils se meuvent tous deux, se séparant et se retrouvant, dans la ville du crépuscule (1) jusqu’à la nuit « agonisante avec ses brumes matinales » (14).

Ils croisent ainsi des garçons et des filles, le spectre d’un père, Mora l’amoureuse éperdue, trois empuses menaçantes, la femme-point-trop-vieille, le spectre de la mère, le meneur et tant d’autres simplement numérotés et tous ceux et celles qui passent et circulent dans les rues de la ville dangereuse (cf. les didascalies). A chacun sa voix, son articulation singulière du langage jusqu’au mutisme radical de Lautre, qui pourtant finira par se briser en chanson, venant de l’intérieur de lui
(…)

Mais ce qui fonde cette lutte du langage avec lui-même, ce pugilat entre les personnages, c’est la redite, le piétinement du sens comme l’on dirait tourner en rond. (…)

Il y a quelque chose que révèle la pièce de Kermann, c’est que l’impuissance du langage fait toujours basculer les hommes dans la violence du corps à corps. Les empuses sont des mantes religieuses, des violeuses, Mora la désespérée, une suicidaire et Lun, l’étrangleur, l’assassin de Lautre.

Rouge est la couleur du texte. »

[Marie Du Crest, La cause littéraire, 28 octobre 2015]


« Deux personnages ; Lun et Lautre. Mais il y en aura d’autres… (…) Lun parle pour aider Lautre à dire. Lautre qui voudrait dire, peut-être, mais ne peut pas. Alors Lun parle, mais parle bref, parle coupé. (…)

Lautre voit le monde passer devant lui, le monde s’offrir à lui, mais toujours il reste à l’extérieur. Comme si, sans les mots, il ne pouvait trouver sa place dans ce monde.

Les autres parlent, bien ou mal, ils ont des langues qui leur sont propres mais ils parlent, et leurs mots les définissent, les placent dans le groupe, sont signes de reconnaissance. Mais Lautre non.

Le théâtre de Patrick Kermann est véritablement un théâtre de parole. Il révèle une brûlure, une incandescence. (…)

Il y a quelque chose de désespérant dans ce chemin totalement stérile que parcourt Lautre, et en même temps l’écriture de Kermann est d’une drôlerie et d’une vivacité formidables. (…) »

[Patrick Gay-Bellile, Le Matricule des Anges, n°173, mai 2016]

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