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Cagnard, Jean

L’inversion des dents

2016

mardi 18 octobre 2016

"Une voix de femme, c’est le moyen que j’ai trouvé pour exprimer ce que la mienne n’était pas capable de produire, le médium à la fois le plus proche et le plus éloigné de ce que je suis, l’autre sexe, le mystère. Il fallait une force qui me soit familière et qui puisse aller au-delà de mes propres ressources. J’ai supposé que je pouvais le faire avec une voix qui avait forcément beaucoup plus d’élan et d’explosivité, depuis le temps qu’on la réprime et à laquelle je prêterais la capacité d’exprimer ma peur.

La violence vient de ce que j’entends dans la radio à l’heure des informations où les mots semblent épuisés et leur réprésentation, indistincte et hygiénique. Comme s’il n’était pas supportable, le sens se perd derrière la profusion et l’habitude. Pour parler de la réalité, le mot doit être à la hauteur de l’acte qu’il y a derrière. Il doit dire l’ordure, la dégueulasserie. Viol, massacre, famine, exode, bateau même. Le mot doit hurler, chaque mot doit hurler. Sinon, c’est de la trahison, de la conversation de salon. Mais quel langage employer pour dire l’horreur sans être dans l’horreur, sans dégoûter ? Quel mot peut en remplacer un autre qui semble tout dire ?

Ce sont les nouvelles du monde, que nous écoutons d’une oreille totalement plate parce qu’il faut continuer à vivre. Nous prenons les informations et laissons les événements à ce qu’ils sont. Nous nous tenons informés, c’est notre courage. Notre courage loin du carnage."

Jean Cagnard

Extrait, début

Une femme

Sois puissante.

Mets tes dents du fond devant et mord le monde profondément.

Sois puissante.

Sois cruelle.

Ne laisse aucune seconde s’écouler sans la marquer de ta cruauté.

C’est cela, déforme les horloges de ton esprit violet. Il faut que le temps face à toi devienne une merde de poulet.

Chante.

Arrache.

Arrache.

Chante avec une légèreté irréelle afin que l’on voie ta lame tranchante.

Arrache.

Coupe Coupe.

Soulève le sol, retourne le sol, donne au sol une leçon de guerre, plante des champs de plaintes dans ce petit prétentieux de sol.

Etouffe le sol dans la terre grasse de ses obus, sois puissante.

Les couilles des femmes, les vagins des hommes, mélange mélange.

Ne laisse personne manquer de barbarie en ta présence.

Fais en sorte qu’on te haïsse immédiatement, ne laisse pas passer une seconde sans te rappeler à la mémoire infecte des choses.

Toute bonté qui t’échoirait serait délirante, par toute bonté portée sur ton nom adviendrait la folie et la honte.

Coupe Coupe Tranche.

Ne laisse aucune chance à quiconque de croire autre chose que ses pauvres yeux rougis.

Ne laisse pas passer une seconde sans que la suivante dégouline.

Putain ! Qu’on en finisse avec les horloges ! Chie dedans, étouffe-les, chie, étouffe, étouffe !
Envoie ces petites embarcations sur les rives de ton anus et engloutit.
Chiasse !

Sois puissante et atroce. Chiasse !

Fais œuvre d’art de ta haine.
L’art, enfant de l’atrocité, la graine.
L’art atroce…Tu entends la musique ?...Comme ça sonne ?
C’est beau, deux mots qui se trouvent, deux mâchoires.
L’art enfant de l’atrocité elle-même enfance de l’art.
On dirait un collier de crânes qui s’enfilent.
Tu entends comme ça sonne ?

Chaque matin tu crois être parvenue à la perfection car tes draps sont écarlates de transpiration, mais il reste tant à faire jusqu’au soir, tu le sais, tu veux te coucher sur la couleur rouge et te lever sur la noire.

Une violence si parfaite que le sang coulera noir ou qu’il se solidifiera à la sortie du cou, stupéfait.
Du boudin.
Tu veux étonner le sang lui-même. L’emmener dans une réalité chimiquement supérieure.
C’est beaucoup demander ?
Tu t’obliges au service de l’étonnement et ça n’a pas de prix.
Tu veux l’arc-en-ciel noir.
L’enjambement parfait.
C’est beaucoup demander ?


Extraits de presse

« Jean Cagnard travaille le langage pour dire l’horreur du monde, sa violence et notre indifférence.

Ses mots doivent « hurler » et résonner pour « parler de la réalité », afin de ne pas trahir et n’être que « de la conversation de salon ».

Ici, l’auteur utilise la voix de la femme – « le médium à la fois le plus proche et le plus éloigné de ce que je suis, l’autre sexe, le mystère » – pour se donner une force décuplée, capable de reproduire le carnage de notre civilisation. »

[ L’Avant-scène Théâtre, n°1430, été 2017]

Vie du texte

Lecture par Catherine Vasseur, Théâtre de la Manufacture, Avignon, le 13 juillet 2018.


Création par la Compagnie 1057 roses.
Conception et recherche : Fabienne Augié, Cécile Marc, Catherine Vasseur
Mise en scène et jeu : Catherine Vasseur ; scénographie : Cécile Marc ; photographie/images : Fabienne Augié.

— Myx’art Myrys, Toulouse : les 9 et 10 novembre 2018
— Théâtre du Périscope, Nîmes : 15 et 18 novembre 2018

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