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Schober, Holger

Lait noir, ou Voyage scolaire à Auschwitz

2018

mercredi 10 octobre 2018

Thomas, un adolescent à la dérive, n’aime les excursions scolaires que pour une raison : les filles s’y laissent plus facilement draguer. Et ce voyage à Auschwitz est sa « dernière chance » avant l’exclusion.

Ce nom n’évoque pas grand-chose pour lui mais ce qu’il découvre en visitant le camp provoque un tel choc qu’il rejette immédiatement, en bloc, son identité allemande, et fugue.

Errant, sans papiers, il est amené au commissariat où Tomasz, un policier désabusé, tente de découvrir qui il est. Petit à petit, ils vont s’apprivoiser.

À la manière d’un thriller, la pièce va aussi révéler d’autres histoires dans l’Histoire… Ainsi Isabella, la fille de Thomasz, découvre-t-elle dans le grenier familial le journal d’une jeune fille, Marika, écrit pendant l’hiver 41/42.

Une pièce en prise directe avec les problématiques contemporaines à la fois de mémoire et de xénophobie dont le titre Lait noir est une référence à un poème de Paul Celan, qui se trouve à la fin de la pièce.

4. Au poste de police

Thomas mange avec grand appétit.

Tomasz. – On dirait que ça fait longtemps que t’as rien mangé, toi. Ça c’est du bigos. Le plat national polonais. C’est fait avec du chou blanc, du bœuf et de la saucisse. Ça donne des forces. Et ça se garde une éternité. Chez nous on dit que même dans 10 000 ans... quand des extraterrestres viendront sur la terre et qu’on aura disparu depuis longtemps, il y aura toujours une assiette de bigos qui les attendra. Tu en veux encore ?

Thomas fait oui de la tête.

C’est meilleur que ce que tu as pêché dans les poubelles, pas vrai ? Même si vous, les jeunes, à force de manger au McDonald, vous devez plus trop faire la différence. Ma fille et ses copines sont tout le temps fourrées au McDonald. Parce que c’est « trop cool ». Je vois pas ce qu’il y a de cool là-dedans. Avant, quand quelqu’un mangeait exprès des choses empoisonnées, on le soignait en le mettant à l’asile avec trois séances d’électrochocs par jour. Aujourd’hui, on trouve ça « cool ». Le communisme avait aussi ses bons côtés. On est beaucoup trop compréhensif de nos jours. Tout le monde peut se foutre en l’air comme il veut. Avant, un type comme toi, on l’aurait tout simplement enfermé. Aujourd’hui, c’est l’Europe qui décide de tout. Du coup c’est plus difficile. Ne me comprends pas mal. Je suis pas en train de faire l’éloge du communisme. Mais d’une certaine façon, avant, c’était moins compliqué. Le boulot. Ou alors c’est moi qui était plus jeune. Ou les deux. T’as assez mangé ?

Thomas fait non de la tête.

Tu as un solide appétit, toi. Ma fille, elle, ne mange presque rien. Pour pouvoir rentrer dans ces jeans qui collent à la peau. Elle ressemble à une cigogne. Avant, les femmes avaient encore des hanches. C’était comme avec les chevaux ! Plus un cheval était grand et fort, plus il coûtait cher. Avec les femmes, c’était pareil. Les maigrichonnes devaient se lever de bonne heure pour trouver un mari. Qui a envie d’être marié avec un buisson ? Tout le monde préfère un chêne. Depuis qu’on peut acheter tous ces magazines de mode chez nous, il n’y a plus que des buissons. Plus aucun chêne dans la forêt. Tu comprends ce que je veux dire ?

Thomas fait oui de la tête.

Tu vas répondre oui à tout ce que je te dis tant que je te donne à manger, c’est ça ?

Thomas fait oui de la tête.

Vous êtes comme ça, vous les Allemands. Pas compliqués. Bouffer, travailler, et regarder la télé le samedi soir. C’est tout ce qu’il vous faut. Un pays d’abeilles ouvrières. Tout ce qu’il vous faut, c’est votre bière et vos maisons bien alignées. Et dans les caves de vos maisons, vous battez vos enfants et vous tripotez l’entrejambe de vos filles. Et ensuite vous saluez vos voisins de l’autre côté de vos clôtures en barbelés, en souriant, sauf quand vous avez un litige avec eux, ce qui arrive tout le temps. Et le soir du réveillon, vous chantez trois chansons de Noël, ni plus, ni moins, pendant que votre maman vous accompagne à la flûte. C’est vraiment minable. Tu n’as pas honte d’être allemand ?

Long silence. Thomas fait oui de la tête.

Tu te fous encore de moi, là ?

Thomas fait non de la tête.

Je te demande si tu as honte d’être allemand et tu fais oui de la tête ?

Thomas fait oui de la tête.

Donc, tu as honte d’être allemand ?

Thomas fait oui de la tête.

Pourquoi tu as honte d’être Allemand ? À voir ta coupe de cheveux, on serait plutôt tenté de croire que tu fais partie de ceux qui sont particulièrement fiers d’être Allemands. Pourquoi tu fais cette tête ? Tu me prends pour un imbécile ? Y a deux explications à ta coupe de cheveux. Premièrement : t’as eu des poux, ce que je ne crois pas, vous êtes bien trop à cheval sur l’hygiène dans votre pays. Deuxièmement : t’es un skin. Me regarde pas comme ça, ça fait douze ans que je suis policier ici, et j’en ai déjà croisés quelques-uns, des skinheads. Et ce genre de bottes aussi, je les ai déjà vues. Ça t’en bouche un coin, hein ? Mais t’inquiète pas, moi je m’en fiche. Je vais pas commencer à te foutre sur la gueule juste parce que t’es un nazi. Vous, les Allemands, vous êtes tous des nazis de toute façon. Sauf que certains le montrent en se rasant le crâne, et pourquoi ils font ça ? Personne a jamais su me le dire. Comme si avoir des cheveux, ça faisait pas aryen. Il me semble que Siegfried avait pourtant bien des cheveux ? Même qu’ils étaient longs et blonds. Mais bon, on s’en fiche. Certains nazis aiment montrer qu’ils le sont, et d’autres préfèrent le cacher. Moi, je préfère ceux qui le montrent. Comme ça dès que tu croises un skin, tu peux changer de trottoir. Les autres te sourient et dès que t’as le dos tourné, te plantent un couteau. Ce sont ceux-là qui m’inquiètent. Même si on a jamais vu un Allemand sourire quand il croise un Polack. Prends pas cet air scandalisé. C’est bien comme ça que vous nous appelez. Des Polacks. Vous êtes comme ça. Les Allemands ont besoin de ça. Avant, c’était les cochons de Juifs, et aujourd’hui, c’est les Polacks, ou les Ritals. Mais les Ritals ont l’avantage de bien faire à manger. Contre une pizza hawaïenne, on leur pardonne volontiers d’être des étrangers de merde. Mais la cuisine polonaise, qui aime ça ? À part toi peut-être. Mais toi tu comptes pas, on t’a vu chercher de la bouffe dans les poubelles.

Long silence.

Thomas. – I am no Nazi.

Tomasz. – Qu’est-ce que tu viens de dire ?

Thomas. – I am no Nazi.

Tomasz. – Tu peux m’expliquer pourquoi tu parles anglais ?

Thomas. – I am no Nazi.

Tomasz. – T’as reçu un coup sur la tête et ton aire de Broca s’est brouillée, c’est ça ? J’ai vu ça un jour dans un film.

Thomas. – No, I am okay.

Tomasz. – Au moins tu me parles.

Thomas. – I am no Nazi.

Tomasz. – Tu l’as déjà dit, ça. Mais c’est pas à force de le répéter que tu me convaincras.

Thomas. – I am not. I... I don’t know how to say. Shit. I am not so well in english.

Tomasz. – Alors tu ferais peut-être mieux de parler allemand. La langue maternelle, ça existe, comme concept. Tu devrais peut-être essayer.

Thomas. – I don’t want.

Tomasz. – You don’t want quoi ?

Thomas. – I don’t want to speak... I don’t want to speak... allemand.


5. Marika 2

Marika. – 28 octobre 1941

Cher journal. Mateusz est un parfait crétin. Mais quel imbécile ! Les hommes sont tous les mêmes. Je ne veux même pas en parler. Comme s’il avait des mains à la place du cerveau. Mais je ne veux pas en parler. Quel imbécile. Il me confond sans doute avec une de ces filles avec lesquelles il sort. Peut-être que ça leur plaît, à elles, de se laisser tripoter derrière la grange. Mateusz ne s’était même pas lavé les mains, et juste avant, il était à l’étable. Je suis peut-être une ingrate. Je devrais peut-être me contenter de ça. Mais je ne me contente pas de ça. Je veux autre chose, moi. J’attends plus de la vie. J’aimerais un homme qui me prenne au sérieux. Qui me parle. Qui me donne l’impression d’être autre chose qu’une simple force de travail, sur qui on peut en plus sauter quand on a envie d’elle. Je ne veux pas devenir comme ma mère. Je ne veux pas me faire battre juste parce que monsieur a envie de cogner. Et cinq minutes après, ses mains se rebaladent sous mes jupes, juste parce qu’il en a envie. J’aimerais un homme qui m’aime. Qui est content quand il me voit. J’aimerais un homme qui soit là pour moi. J’aimerais un homme avec lequel on peut courir dans les prés et se rouler dans l’herbe. Et ensuite, on oublie le temps. Avec Mateusz, on ne peut pas se rouler dans l’herbe. Parce que ses mains ont tout le temps envie de se balader. Mateusz est un crétin, voilà !

Hier, je suis passée à côté du camp qu’ils sont en train de construire. Il est déjà sacrément grand. Quand je pense à tous ces gens qu’on enferme dans ce camp, ça me rend un peu triste. Papa dit que ce n’est pas si grave que ça, vu que ce ne sont que des Juifs. Dans l’ancien camp, il y a beaucoup de Polonais, mais seulement des intellectuels, dit mon père, qui méritent leur sort. Mais dans le nouveau camp, il n’y a que des Juifs. Papa dit que de toute façon, les Juifs ne sont que des coupeurs de gorge et des grippe-sous. Mais j’ai l’impression qu’au fond, Papa n’aime personne. Même pas lui. Moi, ces Juifs me font de la peine. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, mais personne ne mérite ça, d’être enfermé comme ça dans un camp. Quand je suis passée à côté du camp, deux soldats allemands m’ont sifflée. Je suis devenue toute rouge, parce que l’un des deux était très mignon. Un grand gars blond avec des yeux bleus. Celui-là, il me plairait bien. L’autre ne me plaisait pas trop. Je ne sais pas, il avait un drôle d’air. Enfin je veux dire un air bizarre. Pas net. C’est surtout la façon dont il m’a regardé qui ne m’a pas plu.


Distinction

La pièce est nommée pour le Prix de la pièce jeune public 3e / 2e de la bibliothèque Armand Gatti/orphéon, La Seyne-sur-Mer, en 2020.

Extrait de presse

« Une pièce autrichienne où les générations et les temporalités se superposent, s’entre-choquent, comme autant de duels par lesquels les réalités apparaissent. La narration est un fil tendu entre l’Allemagne et la Pologne, l’adulte et l’adolescent, les histoires au sein de l’Histoire.

Deux femmes, deux hommes et selon le point de vue de la mise en scène trois ou quatre interprètes. Différents lieux dans le même village Auschwitz, mais à des époques différentes : commissariat et sa salle d’interrogatoire, une cuisine familiale, un grenier, une fenêtre d’où l’on aperçoit les champs et les pages d’un journal intime, au vingt-et-unième siècle et en 1941 et 1942 et en quatre langues ! (…)

Holger Schober, par une écriture au scalpel et emplie d’humanité, entraîne le lecteur au cœur de problématiques délicates et essentielles. Utilisant les codes des romans ou films policiers et du journal intime, l’auteur nous permet de nous attacher à chaque personnage et d’en suivre l’évolution (…)

Lait Noir, ou Voyage scolaire à Auschwitz, est un subtil coup de poing, une œuvre d’une humanité rare et d’une force nécessaire, pour transmettre et réfléchir. »

« À lire, à jouer à partir de la troisième. »

[Yaël Tama, Qui veut le programme, 20 décembre 2018]


« Lait noir se lit d’une traite, un peu comme un roman policier doublé d’un journal intime.

Le texte est construit de manière très dynamique, non linéaire, avec une première séquence de présentation des personnages, puis des scènes de confrontation entrecoupées des passages du journal intime. Le lecteur s’attache aux personnages, curieux de découvrir les différentes histoires.

Un extrait d’un poème de Paul Celan, Fugue de mort, forme un épilogue au texte et lui a même donné dont titre Lait noir. »

[Laurence Cazaux, Le Matricules des Ange, n°200, février 2019]


« Coup de cœur.

La thématique du voyage scolaire à Auschwitz s’est invitée récemment dans le répertoire jeunesse (…) Elle renaît ici sous la plume d’un auteur autrichien pour questionner la mémoire du traumatisme.

La construction de la pièce est remarquable, entrelaçant les points de vue des personnages et maintenant habilement le suspense.

Après un prologue choral, on assiste à l’interrogatoire d’un jeune skinhead allemand, qui refuse de parler sa langue maternelle, par un policier polonais ; leur dialogue d’abord empêché débouchera contre toute attente sur une complicité constructive.

En parallèle, on découvre le journal intime de Marika, une jeune Polonaise (…) au cours de la seconde guerre mondiale. »

[Sybille Lesourd, La Revue des livres pour enfants, n°305, février 2019]


« un texte exigeant qui aborde sans fard la xénophobie et l’antisémitisme à travers le prisme d’un jeune Allemand paumé et sous la coupe d’un camarade proche des néonazis et celui d’un policier polonais pas toujours très à l’aise avec la mémoire de la Shoah.

Malgré le caractère tragique des thèmes abordés, le propos reste optimiste...

Le dialogue engagé entre le jeune Allemand et l’officier polonais, père d’Isabella, permet à chacun des protagonistes de se livrer mais aussi de faire progresser leur réflexion, parfois même de se remettre en question.

L’utilisation des langues différentes participe de l’universalité du propos. Le récit poignant de Marika ménage par ailleurs un réel suspense. »

[Jean-Luc Gautier, Livr’jeune, Nantes, 2020]

Le texte à l’étranger

La pièce a été créée en allemand en 2011 et a remporté plusieurs prix.

Vie du texte

Lecture d’extraits à la Mousson d’hiver, dirigée par Éric Lehembre avec les étudiants de Sciences Po Paris Campus de Nancy, avec le soutien de Fabula Mundi, playwriting Europe, le 15 mars 2016.


Première lecture intégrale lors du festival Prise directe, festival de lectures de théâtre contemporain, dans une mise en espace de David Scattolin, au Grand bleu, Lille, le 7 février 2017.


Lecture d’extraits dans le cadre du Forum des nouvelles écritures dramatiques européennes, organisé avec la maison Antoine, Vitez, l’Ecole du TNS et l’Université Paris-Nanterre, Théâtre du nord, le 7 juin 2019.

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