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Guilloux, Marion

Les Poussières de C.

2019

mardi 9 avril 2019

C. et la narratrice sont amies. De longue date. La première part vivre à Moscou sur un coup de tête, la seconde décide de la rejoindre – pour voir, pour comprendre un pays qui lui est en tout point étranger.

S’ensuit un voyage initiatique au féminin, une quête de soi, de l’autre, à l’époque des nuits blanches. Une conquête d’un corps immortel à travers la fréquentation des extrêmes.

Les Poussières de C. est avant tout une réflexion sur l’absolu qui pousse toutes les grandes amitiés à aller jusqu’au bout d’elles-mêmes. Pour se prouver que l’on est vivant, avec l’autre, qu’il n’y a pas de finitude possible dans les aventures que l’on se promet à deux. Puisque l’on est deux.

5.

Le matin, pour faire quelques courses
Je traverse le jardin qu’une babouchka cultive avec amour

Les Russes savent prendre soin des fleurs
Pas d’eux-mêmes
Mais des fleurs, oui

Ils aiment peu de choses
Même pas eux-même
Mais les fleurs, oui

Et la vodka
Et les concombres salés
Et les tapotchki
Pour ne pas avoir froid aux pieds

MOI : Babouchka, comment dit-on " fleurs " ?

ELLE : Tsvety

MOI : Et " herbe " ?

ELLE : Trava

MOI : Et " violette " ?

ELLE : Fialka

MOI : Et " pissentit " ?

ELLE : Oduvanchik

Je la regarde avec envie
Quelle douceur ce doit être

C. se lime les ongles
Sur le rebord de sa fenêtre
C’est un jour où elle est triste

Elle s’amuse à faire tomber ses cendres dans le café au lait
La lumière a du mal à traverser le carreau sale, les poussières grises
Elle repense à l’époque de ses amours

Moi je ne peux rien dire
Ce ne sont pas mes souvenirs
Je l’écoute
C’est tout

C : L’époque où on aimait trois fois par jour...
Tu t’en souviens ? C’était bien.

Elle se lève
Et
Colle
Sa bouche
Contre la vitre

Soupir de nostalgie

Elle joue à l’enfant boudeuse
M’agace quand elle le fait

Soudain
Ouvre la fenêtre
Et
Cri désespéré

C : Oj ! Ja tebja lyublju.

Babouchka lève sa tête inquiète et nous regarde
Mais déjà C. lui envoie des baisers
La vieille lui sourit, pose une main sur son coeur
Et replonge le nez dans ses fleurs

Quelle douceur ce doit être

C : Tu crois que pour elle aussi le mot « Amour » est important ?

MOI : Ljoubov’.

C. : Da. Ljoubov’. Tu prononces mal.

On rit
Son regard s’éclaire.

Ce mot d’Amour
Que nous avions prononcé si souvent

Ce mot
Ljoubov’ en russe –
Etait
La religion d’un temps
Passé ensemble
A nous dédouaner du réel

C : Je crois qu’il y a quelque chose qui me manque.

Elle sèche une larme

Ja tebja ljublju
Je le pense dans le vide

Je pense aussi
Sumaschedshaja ljubov’

Amour fou

Serions-nous capables de vivre un jour sans l’amour fou ?

Aujourd’hui, C. est fragile, loin de tout, exposée

Il y a juste à attendre

Je range mes mots pour plus tard
De ma part, cela ne la consolerait de rien


14.

On traverse en courant l’autoroute à six voies
Pour rejoindre le jardin Botanique

En marchant dans les allées ombragées
Elle m’avoue qu’elle a peur
Que son corps immortel prenne fin
– Qu’il commence à fatiguer –
Et l’abandonne

Je lui demande de laisser à Moscou son corps immortel pour reprendre le cours
d’une vie sans poussière, sans poudre, sans violence
Sans égratignure sur son visage de Madone
Je me fâche, je crie, je l’implore
Mais rien

(…)


Distinction

La pièce reçoit le Prix Hypolipo 2017, créé cette année-là et décerné par la maison des écritures et des écritures transmédias (M.E.E.T) à Orcet (63).

Extrait de presse

« Les Européens de l’ouest, que nous sommes, ont bien du mal à faire de l’immense Russie un territoire imaginaire : elle nous dépasse. Nous nous contentons à quelques exceptions près de l’appréhender à travers une série de clichés, de caricatures. Et souvent nous l’ignorons, à la différence de l’Amérique qui a nourri tant de fois notre littérature, notre cinéma, etc.

Marion Guilloux, dans sa très courte pièce composée d’un prologue, d’un épilogue et de 15 « moments », pourtant se transporte dans la Russie de 2015, celle de la région de Moscou et de ses tristes banlieues grises et des nuits blanches.

Nous suivons la trajectoire de deux filles : la narratrice, d’une part, qui dit « je », construit ainsi dans le langage dramatique un monologue central, narratrice dont nous ignorons le nom, et d’autre part son amie installée dans la capitale russe, dont une seule lettre, C, constitue son identité anonyme et secrète, déjà en voie de disparition. (…)

Le séjour est aussi le temps de ce qui se défait inexorablement entre les deux jeunes femmes. »

[Marie du Crest, La Cause littéraire, 26 juin 2019]


« Comment dire l’émotion ? Comment faire partager ce tremblement qui vous saisit, chaque fois que le souvenir fait retour, alors même que l’objet qui l’a causé s’éloigne, dans le temps et dans l’espace ? Par l’écriture, bien sûr, cette providence des voyageurs (…)

[L’auteure] plonge dans le délire baroque et concassé du Moscou post-soviétique, peut-être le seul lieu de la planète où toute folie est possible, et où le délire le plus radical semble moins qu’une étincelle dans un feu de forêt.

De cette quête sauvage d’absolu qui est aussi un chant d’amour désespéré, C. ne reviendra pas, engloutie par la Russie orthodoxe, sa démesure et sa violence. Car c’est bien elle, la Russie, personnage centrale et dionysiaque de cette Odyssée (…)

De ce périple en enfer, Marion Guilloux a ramené un texte sauvage et doux, un livre de rire et de sang, de tendresse et de mort.

Il lui faudra deux ans pour accepter l’idée qu’elle seule, avec sa voix et son corps, pouvait donner à entendre dans toute sa force ce long poème barbare ? Elle le fait avec sa chair, et la seule ponctuation d’une guitare et d’une caisse claire, proche à toucher les spectateurs. Comme les conteurs aux temps anciens. »

[François Bussac, La Nouvelle Abeille de Saint-Junien, 12 décembre 2019]

Vie du texte

Lecture musicale, dirigée par Charles Meillat, avec Marion Guilloux, ccompagnement musical : Gaspard Guerre et Joaquim Pavy, à La Barge à Morlaix (29), le 3 février 2019.


Lecture par l’auteure dans le cadre du Festival La Belle et la Fête, Théâtre Thénardier à Montreuil, les 16 et 18 février 2019.


Création par le collectif Champ libre dans une mise en scène de Charles Meillat, avec Marion Guilloux et création musicale et accompagnement de Gaspard Guerre et Joaquim Pavy, à la Comédie Nation, Paris, les 25 et 26 mai 2019.

Tournée 2019
— Théâtre de l’Etoile du nord, Paris, dans le cadre du festival "On n’arrête pas le théâtre", 2 et 3 juillet
— Présence Pasteur, pendant le Festival d’Avignon, 15 juillet
— Tulle (19), pendant le Festival de la Luzège, les 9 et 10 août
— Festival Champ Libre, Saint-Junien (87), entre le 25 août et le 1er septembre
— Hautes-Vienne en scènes, Limoges (87), les 18 et 19 décembre

Tournée 2023
— Festival de L’Hydre, St Priest Taurion (87), 8 juillet
— Festival Saint-Ju Sa Muse, Saint-Junien (87), 14 août

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