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Ameya, Norimizu

Bleu comme le ciel

2019

vendredi 11 octobre 2019

Fukushima après la catastrophe. Dans la cour délabrée d’un lycée. Dix adolescents et un mystérieux onzième, enveloppé dans une bâche bleue, ces blue sheet qui au Japon font partie du paysage – très utilisées dans la construction, elles servent aussi à héberger les sans-abris et, en cas de catastrophe, à recouvrir les décombres ou envelopper les cadavres.

Les lycéens prennent tour à tour la parole sur des sujets qui les préoccupent : un amour non partagé, les mésententes entre parents, le sentiment d’être différent, les mystères des relations humaines ou du monde animal... Ils se livrent également à des jeux et des exercices collectifs, des danses, des pantomimes, toutes façons pour eux d’exprimer non seulement l’indicible de cette expérience, mais aussi le chagrin, la colère, le deuil.

Ces bâches omniprésentes sont-elles bleues comme le ciel, comme l’espoir, ou comme les corps sans vie que la mer ramène sur le rivage ?

Norimizu Ameya interroge avec subtilité, tendresse et poésie, l’impact de la catastrophe et un avenir incarné par des adolescents qui bouillonnent d’envie de vivre, malgré tout. Au-delà de ce groupe de jeunes, c’est le devenir de l’humain qui est ici en jeu.

Personnages

Dix lycéens entre seize et dix-sept ans.
Personnages féminins : Airi, Izumi, Natsuki, Momo, Yuka, Yûka, Reina
Personnages masculins : Shigatatsu, Hitchî, Fumiya


Scène 4 – La bâche bleue

YÛKA s’avance à peu près jusqu’au milieu du terrain, et commence à étaler la bâche par terre.
Elle se met debout dessus, l’aplatit et la défroisse avec ses pieds.

YÛKA – Largeur : cinq mètres vingt. Longueur : trois mètres dix.

Soudain, elle montre un point sur la partie gauche de la bâche.

Là…

YUKA (l’appelant d’un peu plus loin) – Tu es rentrée ?

YÛKA – … Maman est assise. Maman est toujours assise là.

La bâche dépliée semble faire à peu près la superficie au sol de la maison où elle habite.

Elle est assise et elle regarde la télé.
Moi, c’est de là que je pars pour l’école le matin et que je rentre le soir.

YÛKA passe par le coin de la gauche de la bâche et entre comme si elle jouait à la poupée et que c’était l’entrée d’une maison miniature.

Oui, je suis là !

IZUMI – Bonsoir !

YUKA – Bonsoir !

YÛKA – Pas de dîner pour moi ce soir.

YÛKA marche jusqu’à la moitié droite de la bâche qui figure sa chambre, et fait le geste d’allumer une lampe au néon au plafond.
LES AUTRES, qui regardent YÛKA, se placent autour de la bâche, à distance les uns des autres, et décrivent ses gestes à tour de rôle.

IZUMI – Yûka allume le néon.

FUMIYA – Elle a allumé le néon.

IZUMI – Ensuite elle a posé son sac à dos.

YUKA – Celui qu’elle a toujours, avec un imprimé léopard.

IZUMI – Ensuite elle a enlevé son écharpe.

AIRI – Son écharpe rouge à carreaux.

IZUMI – Elle a enlevé son uniforme.

REINA – Elle a enlevé son uniforme.

IZUMI – Elle a sorti son portable de sa poche.

SHIGATATSU – Yûka a sorti son portable.

IZUMI – Yûka claque des doigts.

YUKA – Yûka claque des doigts.

IZUMI – Les doigts de Yûka font un joli bruit.

YUKA – Un très joli bruit.

YÛKA fait claquer ses doigts en silence, les yeux fixés sur son étui à guitare.
Au bout d’un petit moment, elle sort la guitare de l’étui et se met en position pour jouer. Elle fait glisser ses doigts le long des cordes pour voir.

YÛKA – Ce soir encore, je vais jouer de la guitare.
Dans cette petite maison, je joue de la guitare.
Tous les jours, je joue de la guitare.
L’autre maison, celle où j’habitais, je n’y retournerai sans doute jamais.
Pour quelle raison, ça, je n’ai pas envie de le dire, pas maintenant.

Toujours assise sur la partie droite de la bâche, elle regarde vers la partie gauche.

De l’autre côté, maman regarde la télé.
Elle va sûrement dormir avant moi.
Moi, je joue la guitare toute seule.
Ce soir encore, je joue de la guitare.

Les sons de la guitare de YÛKA se mettent à former une mélodie.
Au rythme des notes, FUMIYA, qui regardait de loin, vient se mettre debout sur un côté de la cour d’école, montre les armatures d’acier d’un bâtiment scolaire et commence à expliquer, tourné vers les spectateurs.

FUMIYA – Dans le bâtiment que vous voyez là-bas, il n’y a pas de salles de classe.
Les élèves de la Seconde à la Terminale sont regroupés dans ce bâtiment à l’arrière, qu’on appelle le bâtiment nord.
Nous, on est entrés une seule fois dans le bâtiment nord,
pour passer l’examen d’entrée au lycée, c’est la seule fois qu’on y est allés. C’était en mars, il y a deux ans, le huit et le neuf.
Deux jours après l’examen d’entrée, il y a eu le séisme.
L’annonce des résultats, qui était prévue le quatorze, été reportée à fin mars.
Le onze avril, pile un mois après le tremblement de terre,
il y a eu une série d’énormes répliques.
Ça a de nouveau beaucoup tremblé. Les répliques ont duré deux jours.
Ça a causé plein de fissures, les piliers du bâtiment nord se sont tordus
et sur le côté de la cour de l’école, une énorme tranchée est apparue.
Finalement, au moment de la cérémonie d’entrée au lycée,
qui avait été reportée au vingt-cinq avril, il était devenu impossible
d’entrer dans le bâtiment nord, où se trouvaient les salles de classe.
Alors, au début, on a utilisé les salles de l’école primaire d’à côté,
mais on se faisait enguirlander parce qu’on faisait trop de chahut.

TOUS se regardent en riant.

Alors l’intérieur du gymnase a été divisé avec des cloisons,
et c’est là qu’on a installé nos salles de classe.
Vers le deuxième trimestre de notre année de seconde,
le bâtiment à un étage en préfabriqué que vous voyez là-bas a été construit,
et depuis c’est là qu’on a cours.
Ici au départ, il y avait un marais, il a été comblé pour construire le lycée,
mais sur le terrain comblé, il y a eu un phénomène de… liquéfaction ?
Il paraît que la liquéfaction, c’est quand la terre devient toute ramollo
En tout cas, le bâtiment nord, celui dans lequel on ne peut plus entrer,
il va être démoli cette année, c’est déjà décidé.


Scène 5 – L’anniversaire

(…)

SHIGATATSU – Aah, tu commences à m’énerver, là.
Tu te fais vraiment des idées toute seule, toi.
Ecoute, j’ai pratiquement jamais parlé avec toi,
je te connais pas, et je suis pas du tout amoureux de toi,
alors je vais pas sortir avec toi, c’est clair ?
Et puis, regarde, je suis grand, et toi t’es une naine.
En plus, je veux rester seul.
Alors arrête de te faire des idées sur moi sans me connaître, et lâche-moi.

AIRI – Voilà le genre de trucs qu’il me disait Shigatatsu.
N’empêche, trois ans plus tard, on est quand même sortis ensemble.

SHIGATATSU – Hein ?

Tout en continuant à d’adresser à SHIGATATSU, AIRI recule rapidement, jusqu’à l’endroit où la corniche est juste derrière elle.

AIRI – Et puis, tous les deux, toujours sans bien se connaître,
on s’est mariés. Toujours sans bien se connaître,
on s’est mis à vivre ensemble. Et bientôt, ces deux personnes
qui se connaissaient si peu ont conçu un enfant.
Bref, Shigatatsu ne me connaissait pas bien, et moi j’étais enceinte de lui. Et l’enfant qui est né, il ne le connaissait pas bien non plus.
L’enfant qui est né ne connaissait pas bien son père non plus.
On l’a quand même élevé comme il faut, sans le connaître.
Et ainsi, toujours sans se connaître, on a élevé ensemble trois enfants
qu’on ne connaissait pas vraiment. En fin de compte, on a vieilli ensemble,
en bonne entente, toujours sans se connaître, voilà !

SHIGATATSU – C’est quoi, ça ?

AIRI – La vie de Shigatatsu !

SHIGATATSU – Quoi ?

AIRI – L’histoire de ta vie !

SHIGATATSU –…

AIRI – J’ai fait de la divination. Je pense que ça tombe assez juste.

SHIGATATSU – Justement, non mais justement,
qu’est-ce qui te permet de dire que tu sais ce qui va m’arriver, hein ?

AIRI – Mais je le sais pas ! Comment je saurais ce qui va t’arriver ? Crétin !
Mais là je te pose la question, hein :
toi, tu le sais, ce qui va t’arriver ? Moi je le sais pas, ce qui va t’arriver,
je te connais pas bien, hein, mais écoute !
On se comprend déjà pas soi-même, on se connaît pas !
C’est pour ça !
La quantité de toi que je ne connais pas, et la quantité de moi
que je ne connais pas, c’est la même, voilà ce que je te dis !
Tu comprends ? Moi, c’est la seule chose que je comprenne.
Alors, connaître quelqu’un, ou pas le connaître ! Le comprendre, ou pas !
C’est pas avec ça qu’on décide de sa vie, voilà ce que je dis, moi ! Connard !

AIRI revient en courant se placer devant SHIGATATSU.

Et si tu ne comprends même pas ça,
qu’est-ce que tes yeux ont vu jusqu’à maintenant, hein ?
Ton propre visage ? Ta tête de mec plutôt pas mal ?
Ton reflet dans le miroir, il t’a appris quelque chose, peut-être ?!

SHIGATATSU se tait.
Au bout d’un moment, il pointe la batte de base-ball sur le front d’AIRI comme il avait fait un moment plus tôt pour REINA allongée par terre.
AIRI se fige.

SHIGATATSU – Moi, je peux dire une seule chose.
Ce que mes yeux ont vu, je peux m’en souvenir.
Et je peux l’oublier.
Le reflet dans le miroir du visage que j’ai aujourd’hui,
je peux m’en souvenir et je peux aussi l’oublier.
Alors, si je t’écrabouillais la figure avec cette batte, ta tête écrabouillée,
je pourrais m’en souvenir, mais je pourrais aussi l’oublier.
Et ce que j’ai aperçu dans le terrain vague, cette chose
dont je savais pas bien si c’était un animal ou un homme,
cette chose putréfiée, qui puait horriblement, ce tas de chair puant,
quelle taille, quel poids elle avait, combien il y en avait,
même ça j’en sais rien, est-ce qu’il y en avait un ou deux, ou…
J’étais incapable de les compter, ces…

(...)


Scène 11 - Ce jour-là

NATSUKI vient prendre la place d’IZUMI.

NATSUKI – Booon, maintenant on va jouer à « pierre, papier, ciseaux » ! Vous deux, au bout, de ce côté-ci, vous commencez.

Sans changer de place, TOUS LES AUTRES se mettent à tour de rôle à jouer à « pierre, papier, ciseaux » deux par deux, avec leur voisin. NATSUKI continue à poser des questions, comme indiqué plus bas. (D’autres questions improvisées peuvent être ajoutées.) TOUS LES AUTRES répondent « oui ! » en levant la main, dans une ambiance de joyeux chahut.

NATSUKI – Booon, ceux qui ont gagné lèvent la main !
Maintenant, ceux qui ont perdu !
Ceux qui sont en Première au lycée général d’Iwaki !
Les garçons !
Les filles !
Ceux qui ont seize ans !
Ceux qui ont dix-sept ans !
Ceux qui ont un petit copain ou copine !
Ceux qui n’en ont pas !
Ceux qui vivent avec leurs deux parents !
Ceux qui vivent avec leur mère !
Ceux qui vivent avec leur père !
Ceux qui vivent avec leur grand-père ou leur grand-mère !
Ceux qui ont des animaux domestiques !
Euh, ceux qui vivent toujours à Iwaki !
Ceux qui ont déménagé après le séisme !
Ceux qui habitaient à moins de dix kilomètres !
Ceux qui habitaient à moins de vingt kilomètres !
Ceux qui habitaient à moins de trente kilomètres !
Ceux qui vivent toujours dans leur maison !
Ceux qui vivent dans des hébergements provisoires !
Ceux qui étudient dans des bâtiments scolaires provisoires !
Ceux qui ont l’intention de faire des études universitaires !
Ceux qui ont l’intention de chercher du travail !
Ceux qui veulent rester à Iwaki après leurs études !
Ceux qui veulent quitter Iwaki après leurs études !
Ceux qui veulent quitter le Japon !
Ceux qui veulent être de nouveau humains dans leur prochaine vie !

(…)


Distinction

Sélectionné par le comité de lecture de Troisième Bureau à Grenoble en 2020.

Extrait de presse

« Peu après l’accident de Fukushima, sept filles et trois garçons se retrouvent dans une cour de lycée à l’abandon. (…)

Chacun prend à son trou la parole et une question surgit : qui est encore un être humain ?
(…)

Ces jeunes tentent de se parler, de s’aimer. Ils se disputent aussi. En un mot, ils ont les survivants.

Une partition aux dialogues ciselés qui aborde avec détachement des questions fondamentales.

Une pièce que l’on recommande chaudement pour un atelier théâtre avec des adolescents.  »

[Fanny Carel, La Revue des Livres pour Enfants, n°311, février 2020]


« Bleu comme le ciel dessine un univers subtil et poétique qui interroge l’avenir de l’humanité »

[L’Avant-scène Théâtre, n°1498, 15 février 2021]


« Les scènes sont à la fois décalées et drôles ou sérieuse et profonde, ce qui donne beaucoup de rythme à la pièce. »

[Babelio, 21 janvier 2022]


« Traumatisme de Fukushima, ce texte est subtil, sensible, profond, il donne la parole à la jeunesse japonaise, ses questionnements sur la mort, l’avenir… »

[Babelio, 15 février 2022]

Vie du texte

Création radiophonique sur France Culture sous le titre Blue Sheet dans le cadre d’un projet du Théâtre de la Ville-Paris avec la Fondation du Japon, en collaboration avec le Tokyo Metropolitan Theatre (Tokyo Metropolitan Foundation for History and Culture) et la Maison Antoine Vitez dans une réalisation de Pascal Deux, avec des élèves du Jeune Théâtre National Alexiane Torres, Morgane Real, Candice Bouchet, Roxane Roux, Bénédicte Mbemba, Pauline Haudepin, Asja Nadjar, Quentin Barbosa, Yannick Morzelle, Genseric Coleno – Demeulenaere, le 22 septembre 2018.


Lecture à la Mousson d’hiver par les élèves du Conservatoire régional du Grand Nancy, Pont-à-Mousson (54), le 26 mars 2019.

Portfolio