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Pereira, Manuel Antonio

Capital risque

2020

jeudi 9 janvier 2020

Que veut dire « réussir sa vie » pour la jeune génération européenne ?

Un groupe de jeunes gens à la sortie du lycée est à l’heure des choix. Certains veulent tenter les concours des grandes écoles de commerce de Paris, décrites comme l’élite, le Saint-Graal.

Lorsque les résultats tombent, certains réussissent, d’autres resteront en province, à Clermont-Ferrand, trouveront un emploi ou intégreront des écoles moins prestigieuses. Les années d’études passent, chacun est confronté à lui-même, à ses compromissions, ses renoncements, sa réussite ou son échec, la réalité d’un monde sans état d’âme et qui peut broyer les êtres, ou bien l’on est fier d’intégrer l’élite de la société française.

Mais à quel prix ? Que sont devenus leurs amitiés, leurs liens ? Que reste-t-il de leur foi, de leur intégrité ? Quand on a fait siens les discours du « tout économique » et que l’on refoule ses affects, ses émotions, qu’on refuse « la tentation d’être humain », ne se brûle-t-on pas intérieurement ?

Deuxième pièce de la trilogie qu’écrit Manuel Pereira sur les jeunesses européennes dont le premier volet est Berlin sequenz. Le troisième, situé à Porto, est en cours d’écriture.

PERSONNAGES

Un groupe de jeunes gens, dans la vingtaine.
Les anciens du lycée
Antoine, étudiant à HEC
Selima, étudiante à l’ESSEC
Audrey, étudiante à l’ESC de Clermont Fd
Thomas, étudiant à Paris Dauphine, stagiaire chez Morgan Stanley, trader
Emma, ex étudiante en psycho, ex copine d’Antoine
Simon, frère d’Emma, aiguilleur à la gare de Pérignat-les-Sarlièves
Julie, tatoueuse, amie d’Emma et de Simon

Autres personnages
Célia, étudiante à HEC (était en classe prépa avec Antoine, Audrey, Selima, Thomas)
Marc Simoneau-Dubreuil, étudiant à HEC, jeune manager d’évènements sportifs
Camille, HB10
La fille, étudiante à HEC
La sœur, sœur de Célia
Le père, La mère parents de Célia

Prévu pour une dizaine de jeunes acteurs et actrices (6 actrices, 4 acteurs)


Damage control

(…)

Antoine — Antoine et Célia ont été admis à HEC ;
Audrey — Selima et Audrey ont été recalées,
Thomas — et Thomas, qui avait de bonnes chances de réussir, a finalement opté pour le master en marchés financiers de Paris Dauphine. Il n’a pas lâché son projet de devenir trader. Il voudrait travailler sur les marchés de dérivés, aller au contact, flirter avec les opérations à risque.
Selima — Selima a tenté en parallèle le concours de l’ESSEC, à Cergy. Ils sont cette année au premier rang en France pour ce qui est du master en marketing et management, et au troisième rang mondial dans ce domaine. Le campus à la Défense est magnifique, avec son écrin de verre, la courbe en demi-cercle des bâtiments principaux, sa modernité. Elle ne se fait pas trop d’illusions, ne veut pas trop espérer.
Audrey — Audrey est allée à Paris passer les épreuves orales de l’ESSEC avec sa copine Selima, mais dans leur concours la sélection est très rigoureuse, et une distance s’est déjà creusée entre elle et son amie. Comme si Audrey pressentait son propre échec, et le succès de Selima. Pour Audrey, c’est sûr, son amie va être reçue.
Selima — Finalement, des cinq camarades montés à Paris, Audrey n’a été admise dans aucune grande école.
Audrey — Elle retourne dans leur ville de province, à l’Ecole Supérieure de Commerce locale. Les mois passent et elle ne voit plus beaucoup ses camarades, restés à Paris. Après leur admission, ils ne descendent que rarement en province. Les relations entre Audrey, simple étudiante à l’ESC de Clermont-Ferrand, et ses anciens camarades, ne perdure que dans la mesure où elle se destine à tenter à nouveau une grande école. Elle reste un instant la "future ", puis du statut de "future" elle passe à celui de "prometteuse", puis à celui d’étudiante tout court. Ses chances de pénétrer une grande école s’estompent, elle modère ses ambitions : ses résultats scolaires la mettent hors compétition.
Célia — A HEC Antoine et Célia se sont retrouvés dans la même classe que Marc, qu’ils avaient rencontré à la cafét’.
Marc — Marc Simonneau-Dubreuil est son nom complet.
Antoine — Par lui, ils se sont vite fait des connaissances, sont allés à des fêtes des étudiants de l’école, mais aussi à des fêtes plus select de la haute bourgeoisie parisienne. Ils ont participé à des activités sportives pour souder les liens et se faire des réseaux. Ils s’amusent parfois à préparer entre eux des concours d’éloquence, sur le modèle de ceux qu’ils devront passer en fin d’études. Ils apprennent les codes de langage.
Selima — Marc se plait à faire le coach.
Marc — La règle ici c’est que tu peux jurer comme un charretier, parler de cul, dire "merde, bite, chier", mais seulement si t’es capable d’aligner dans la même phrase les références les plus pointues. Que ça te plaise ou non, tu fais partie d’une élite maintenant. Les gens doivent voir que tu as des références solides en culture générale.
Selima — Les anciens de Clermont sont allés encourager Selima pour son entretien à l’ESSEC. Marc, qui a des vues sur Selima, s’est joint à eux. Il continue de jouer le grand frère avec elle, c’est plus fort que lui.
Marc – Attention ils vont vouloir te coincer avec leurs questions. S’ils te demandent par exemple "En deux phrases quel est votre projet ?", tu réponds tout de suite :

Selima – Le marketing.

Marc – Développez mademoiselle. Des exemples...

Selima — Sérieux ?

Marc – Répond vite, du tac au tac.

Selima — L’été dernier quand j’étais vendeuse chez Orange, au moment où Free s’imposait sur le marché des mobiles et où la concurrence faisait rage, j’ai découvert la vente et j’y ai pris goût. Mais mon but n’est pas de rester simple vendeuse, j’ai aujourd’hui besoin d’une formation complémentaire en marketing pour aller plus loin dans mon projet qui est en train de se dessiner autour du secteur de la mode ou du prêt-à-porter. C’est un projet qui reste ouvert et qui évoluera probablement au gré des cours et des stages que je ferai dans les années qui viennent, mais aujourd’hui je me verrais bien proposer mes compétences au service d’une marque de vêtements qui incarne l’excellence à la française.

Audrey — Waou !

Marc — Vous parlez d’excellence à la française. Vous-même vous sentez-vous plutôt française ou plutôt fille d’immigrés ? (Gestes de coach, pour l’inviter à répondre tout de suite.)

Selima — Je suis née ici et j’assume complètement mes origines. J’accommode la culture française aux traditions de ma famille. Je n’ai aucun complexe avec mes origines maghrébines ; je parle arabe, ce qui dans certaines entreprises comme Zara est plutôt recherché. Peut-être qu’en tant que femme et maghrébine dans ce milieu compétitif le challenge est d’autant plus difficile, mais je suis une battante.

Audrey — Qu’est-ce que vous pensez de la place qui est accordée aux femmes dans les entreprises ?

Selima — Je pense que les femmes sont trop souvent cantonnées à des rôles subalternes.

Célia — Mais encore ?

Selima — Il y a des progrès dans certaines entreprises. Par exemple, l’année dernière, quand j’étais en stage à la BNP, le comité d’entreprise redoublait d’imagination pour permettre aux femmes qui ont des enfants de travailler depuis chez elles, d’avoir des horaires aménagés. Mais il y a un frein qui doit être levé, sans quoi ce n’est pas possible : c’est le manque de place dans les crèches, des crèches en entreprise en particulier.

Marc – Quelle est votre couleur préférée ?

Selima – Putain arrête ton délire, ils vont pas me poser ce genre de questions ?

Marc — T’en sais rien, tu dois être prête à tout. Même s’ils te demandent la couleur de tes soutifs, tu dois pas te laisser démonter.

Selima — Selima le trouve tellement foireux avec tous les conseils qu’il lui balance à longueur de journée. Mais elle ne veut pas casser son enthousiasme d’enfant gâté qui croit avoir inventé le monde. On ne sait jamais, Simonneau-Dubreuil c’est un cheval sur qui on pourrait miser, et qui pourrait s’avérer utile.
Marc — Quand il la coache, elle le renvoie souvent dans les cordes. Mais il aime les challenges. Avec elle il n’a pas dit son dernier mot.
Selima — Quand enfin Selima est admise à l’ESSEC, Marc l’invite, ainsi que les autres, dans ce café près du campus de leur business school. « Allez, Selima, on va fêter ça, on te raccompagnera chez toi si tu veux ; après tout maintenant on fait tous partie d’une grande famille ». Mais elle ne vient pas, elle dit que c’est surtout un bar de mecs.
Célia — Célia décline à son tour l’invitation. Quand les filles ne sont pas là, Marc et Antoine se retrouvent dans ce bar, entre mecs, à boire des verres en parlant des filles confortables qu’ils pourraient essayer, s’échanger entre eux.
Selima — Et ils transpirent, et ils poussent des ouf et se lancent des regards entendus.
Antoine — Ils discutent des catégories, des mensurations. Ils essayent d’imaginer les notes qu’ils pourraient attribuer aux meufs, en fonction du potentiel sexuel. Dans leurs descriptions ils s’efforcent d’être techniques. Marc a des codes : HB8, HB9… HB c’est Hot Babe. Marc lance un jour à Antoine :
Marc — Attention, te retourne pas tout de suite, HB10 à quatre heures.
Antoine — Arrête. Les filles trop canon ça m’inhibe tout de suite.
Marc — Putain Antoine, fais pas ton loser. Cette fille n’est pas moins accessible qu’une autre. Crois-moi, elle est seule parce que personne n’ose la brancher. Moi, perso, je n’aborde plus que les HB10 ou les HB9. J’aime pas les cibles faciles. Ta copine, enfin ton ex ou ta régulière, je sais plus…
Antoine — Emma.
Marc — Vous êtes toujours ensemble ?
Antoine — Oui.
Marc — Je l’ai vue t’embrasser à l’entrée du campus, le premier jour.
Antoine — Et alors ?
Marc — HB6, quand elle sourit. Et encore.
Antoine — T’es vache. Elle est plus que mignonne.
Marc — Sois honnête avec toi-même, cette fille n’est pas un challenge. Tu peux viser plus haut.
Antoine — Je sais pas.
Marc — Putain Antoine, arrête de te couper les ailes. Ce genre de nana est juste bonne à te faire des gosses, elle cherchera à te domestiquer. Elle n’aura pas son pied tant qu’elle t’auras pas limé les crocs et après, quand elle te trouvera aussi discipliné et docile que les autres, quand elle aura réduit le bad boy à l’état de caniche, elle te jettera, parce qu’elle te trouvera "tellement peu surprenant" et "tellement comme tout le monde". Je connais ça. T’es un guerrier mec, pas un animal de compagnie. Elle te plait cette meuf ? (Il la désigne)

Antoine — Qui ? HB10 ?
Marc — Ouais. Tu la kiffes ?
Antoine — Tu veux dire pour le cul ?
Marc — J’étais pas en train de te parler de romance.
Antoine — Je vais pas pouvoir aligner deux phrases avant qu’elle me prenne pour un con.
Marc — Un conseil, si tu veux faire un bon vendeur, évite ce genre de réplique de loser. Tu veux apprendre ? Tu fais mon wingman, et tu regardes la tactique.
Antoine — Ton wingman ?
Marc — Oui, le type qui révèle mon best self . Tu me donnes du crédit devant la fille, tu lui balances des infos importantes sur moi que je peux pas donner sans passer pour un prétentieux ou un arrogant. Des trucs sur le sport, sur mes compétences physiques, mon côté battant dans la vie, tu lui parles de la noblesse de mes objectifs, enfin, il y a de quoi tartiner un peu… Mais discret hein, faut pas que la fille croie que t’es là pour baratiner ou pour me beurrer avec des compliments. Deux-trois infos suffisent.
Antoine, blagueur — Je vais me forcer : t’as tellement de qualités.
Marc — C’est ça, fais ton malin. Bon, d’abord c’est moi qui attaque ; je dois repérer les signaux d’attirance subtils : Indicators of Interest, IOI. Première leçon mon pote : si tu vois que le game est bien parti, bonne approche, contrôle du set, alors tu passes à l’étape confort. Tu mets la fille à l’aise, relax, puis après tu la tacles. Un petit neg, pour la faire retomber de son piédestal. Quand tu sens que la fille est un peu trop en confiance, tu la casses. Elle va alors se mettre en mode reconquête, phase de requalification, pour essayer de te plaire. Un petit neg carton jaune sur un défaut de prononciation, sur un détail physique ; même une HB10 a toujours un petit défaut quelque part.
Antoine — C’est raide ton truc.
Marc — C’est le game mon pote. Pareil que dans la vente, tu sais bien, quand tu contactes un prospect pour lui vendre une action. Rappelle toi Jordan Belfort : première leçon ?
Antoine — "Le vendeur a quatre secondes pour convaincre".
Marc — Exactement. Tu présentes les avantages, l’intérêt que le client aurait à prendre ton produit, tu l’amènes à flairer tout le profit qu’il pourra se faire perso, tout ce qu’il va palper comme bénéfices. Leçon 2 ?
Antoine — Cerner la psychologie du client.
Marc — Ça c’est obligé, mais non, avant ça, la clé de l’accroche ?
Antoine — "Tout le monde a un désir caché".
Marc — On y est. Le client est cupide, n’oublie jamais ça. Le profit lui écarte les cuisses. La promesse de rendement le fait déjà jouir. Toi le vendeur tu utilises la cupidité de ta victime pour mettre en place ton piège.
Antoine — Où est le rapport avec cette fille ?
Marc — HB10 sait que tous les mecs s’intéressent à son physique, son apparence, et elle en joue à l’occasion. Mais elle attend autre chose que des compliments. Elle a un désir caché, peut-être devenir juriste, artiste, incarner un produit de luxe célèbre, aider une ONG au Mali pour creuser des puits dans un village ; tu cherches, tu fouilles, tu la lâches pas tant que t’as pas trouvé. Ce qui fait que toi t’es différent des autres vendeurs, c’est que tu attaques le prospect sur un autre terrain. Tu valorises d’autres qualités, tu la motives, tu l’inspires, tu dois lui faire miroiter ce taux de rendement à deux chiffres qu’elle vise à son niveau : devenir à tes yeux une fille intéressante qui a des talents cachés.
Antoine — Et si la fille te remballe direct, si elle t’envoie dans les cordes ?
Marc — Tu fais du damage control. La cible peut penser un moment qu’elle a l’avantage. C’est pas mauvais, ça lui fait baisser la garde. Quand un prospect hésite ou bat en retraite, qu’est-ce que tu fais ?
Antoine — T’essaies d’obtenir sa permission.

(...)


Marquer des points
(…)

Thomas — Dans mon job c’est au physique que tu sens le guerrier. Je brûle chaque jour ma vie, tu vois. Je me shoote au capital risque. Je vais te dire un petit secret, Eva : là où il y a du fric, il y a de la tentation. Le jeune, à 24-25 ans il sort des hautes études, cinq ans plus tard il a tout pouvoir sur les banques. Tu me croies tu me croies pas ? Le gars il peut leur faire perdre 500 millions comme ça (geste), juste à cause d’une petite erreur. Les montages financiers sont toujours plus compliqués, toujours plus compliqués. Forcément ça te donne des idées. J’aime ce job Eva, putain ! C’est le seul job où tu peux taper le fric des autres sans jamais te faire gauler (éclat de rire). Tu me crois tu me crois pas ?

Julie — Je te crois.

Thomas — La fraude c’est le poumon de la finance. Tes employeurs n’oseront jamais te virer. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’ils sont à fond dans la combine, ils s’en mettent jusque-là (geste). Toi tu leur apportes le jackpot, des taux à deux chiffres, des sommes dingues sur les marchés émergents – Chine, Inde, Brésil — et ils palpent nom de Dieu, ils palpent ! N’oseront jamais me virer parce que moi, moi seul, je peux faire exploser leurs chiffres. S’ils viennent m’emmerder, je les menace d’aller proposer mes services à la concurrence. Alors, tu les vois se ratatiner devant moi, ces petites lopes. Oui, tu les tiens par les couilles tous ces blaireaux. Ils sont prêt à te cracher des bonus par paquets tellement ils pissent dans leur froc. C’est puissant comme sensation, je te jure. Tu vois tout ce fric qui circule devant toi ; et ça n’a plus beaucoup de réalité. Mais tu palpes oui, tu palpes. Méga bonus et ce qui s’ensuit. Et ça c’est rien. Tu vois des mecs qui gagnent des primes de 20 à 30 millions sur les marchés des devises. Putain, tu sais chérie combien je peux me faire en une semaine ? Cherche pas, tu peux pas imaginer. Je veux dire, ton boulot, pardon, qu’est-ce qu’il te rapporte hein ? 800, 900 par mois ? Oui, je sais c’est dur de vivre dans l’économie réelle, c’est pas le pied pour tout le monde. Putain Eva ! Mettons que tu gagnes 1000 euros par mois. C’est ce que je peux gagner en moins d’une journée. Ça te révolte ?

Julie — Oui, ça me révolte.

Thomas, moins assuré, regardant autour de lui — En même temps je vais te dire, dans mon secteur les mecs c’est des serial-killers. Tu fais un faux pas ils t’arrachent le cœur. Partout la violence est palpable, tu sais. Et pas de sentiments, crois-moi. Pas de sentiments… (Il est ému. ) Tu dois simplement survivre. En même temps tu te dis, oui, c’est cool. Mais non, c’est pas cool du tout (Il est au bord des larmes. ) A la fin tu te dis que l’addition de tout ça oui, c’est peut-être encore... Putain, tu vas dans la rue et chaque pas que tu fais te fait sentir que tu es l’ennemi de tous les gens que tu croises ; chacun le concurrent de l’autre dans cette putain de course aux bonus et putain, moi je veux juste trouver ma place dans ce monde tu vois. Et là tu espères un signe. Un signe comme quoi tu dois t’arrêter, poser tes valises enfin au lieu de/ je sais pas, au lieu de passer d’un hôtel à l’autre ; et soudain tu vois une chouette fille qui passe et qui passe encore devant toi et elle n’en finit pas de passer avec cette façon bien à elle de ne rien voir autour d’elle et surtout pas toi ; et comme un couillon tu te dis que putain, avec elle ce serait différent, oui c’est peut-être elle, c’est peut-être celle-là.

Il semble très ému. Eva pose une main sur son épaule.

Julie — Ça va aller ?

Thomas — Oui. Mais tu vois Eva, je ne peux pas me permettre de baisser la garde. Je ne peux pas, même si devant toi j’ose, tu vois – et tout ça c’est le résultat de cette connexion que je sens entre nous tu vois – mais je dois rester au sommet, et ça tu dois le comprendre. Dans mon job, une femme c’est la dernière chose qu’on peut se permettre. Le couple c’est un truc tellement chronophage.

Julie — Chronophage ?

Thomas — Oui, c’est comme ça qu’ils disent. Dans le milieu, à la banque : se rencontrer, échanger, créer des liens, tout ça, c’est chronophage. Les réunions de personnel sont chronophages, il faut les limiter au maximum : les employés maintenant c’est par l’intranet qu’ils apprennent leurs nouveaux objectifs. Mais on leur donne des tickets psy. Sympa, non ? Les tickets psy. Pour que le personnel puisse consulter. Feraient mieux de leur offrir des tickets baise !

Il pleure.

Julie — Gestes de consolation. Ça va aller ?

Thomas (à travers les larmes) — Putain, moi je n’ai jamais fait porter la charge de ma vie privée sur mon job ! Je ne suis pas comme tous ces gens qui vont chez le psy et qui te balancent leur vie minable à la gueule. Ouais, tous ces gens qui te sortent régulièrement leurs problèmes comme on promène son chien. Tous ces trucs tellement…

Julie — Chronophages.

Thomas — Oui. Enfin…

Julie — Et maintenant ?

Thomas — Quoi maintenant ?

Julie — Cette relation, là, tu la trouves pas un peu trop chronophage ?

Un temps.

Thomas — Cette relation ? Je sais pas, Eva… oui c’est bien d’en parler comme ça. Tu trouves qu’on a... une relation ?

Julie — Non, pas vraiment.

(...)


Distinction

Pièce lauréate des Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre 2019.

Extraits de presse

« En 1972, Michel Vinaver, homme d’entreprise et auteur de théâtre publiait Par-dessus bord : le capitalisme et son économie devenaient fable dramatique. En 2019, Manuel Antonio Pereira aborde, longtemps après le krach pétrolier, la crise de 2008, la question de la formation dans les grandes écoles de commerce françaises, HEC, l’ESSEC, de ceux qui « managent » le monde finan-ciarisé. Capital Risque relève d’une certaine façon d’une sociologie contemporaine.

Ses personnages de jeunes gens avancent comme un échantillonnage d’individus représentatifs d’une donnée sociale. La liste des personnages se présente en 2 ensembles : tout d’abord, un groupe de lycéens entreprenant des études supérieures commerciales (grandes écoles plus ou moins re-nommées dans la région parisienne ou en Province), ou étudiant la psychologie, ou encore ayant abandonné les études après le bac, et d’autre part un groupe plus informel réunissant des individus n’ayant pas fréquenté le même lycée clermontois, et également des parents.

Cette dimension d’approche sociologique passe par l’usage d’une langue saturée par l’anglais du marketing, du management. Les personnages sont dépossédés, la plupart du temps, de toute épaisseur, densité humaine, puisque lorsqu’ils prennent la parole, ils ne parlent pas à l’autre mais se « disent » à la troisième personne comme s’ils se mettaient à distance d’eux-mêmes. Parfois ils se contentent de décrire ce qu’il y a autour d’eux comme si l’auteur les transformait en voix des didascalies.
L’architecture de la pièce reprend cette idée d’une étude de diverses trajectoires de vie. (…) »

[marie Du Crest, La Cause littéraire, janvier 2020]


« La question abordée dans la pièce est au fond celle de notre monde moderne, frappé d’un mal diffus et complexe, à tel point que certains finissent par se demander si les burn out, les dépressions, les suicides, ne sont pas une manière de refuser le système, de ne pas collaborer. »

[Sceneweb, 12 janvier 2020]


« Le texte est multi-forme : dialogues, monologues, réflexions intérieures à haute voix, narration à la troisième personne.

Sous la direction du metteur en scène, les acteurs gèrent cette complexité avec une clarté impeccable.

Ils réalisent aussi des performances physiques : ils dansent, sautent, courent donnant une grande réalité corporelle au spectacle mais aussi le vide sous leur pas. Ils ne peuvent pas se canaliser pour faire sourdre le bonheur simple de posséder la jeunesse, la beauté, l’énergie. Ils volent sans savoir atterrir". (…)

Ces jeunes comédiens sont remarquables. »

[Denis Mahaffey, Le Vase Communicant, 24 janvier 2020]


« Très tendre et acide portrait de bacheliers férus d’ambition. (…)

Capital risque dresse le portrait d’individus qui s’évaluent, se jaugent, dans l’intime comme dans la vie professionnelle et s’engluent parfois dans la prétention en s’éloignant du sens même de leurs actions.

Jérôme Wacquiez signe là sa onzième mis en en scène acide et salvatrice. »

[[Simon Gosselin, théâtre(s), n°22, été 2020]


« Ces garçons et filles sont liés par leur commune ambition d’intégrer HEC, ou, à défaut, une autre grande école de commerce. Ils s’engagent leur vie future sur le résultat du concours. Ils sont prisonniers de l’ambition qui les formate.

Ce texte nous fait passer avec virtuosité de l’extérieur à l’intérieur de personnages, du dialogue explicite au commentaire informulé.

Plusieurs comprennent peu à peu qu’ils vont passer à côté de leur vie.

Seule Célia se sauve, abattant les murs de sa prison mentale. D’une impressionnante lucidité. »

[Fanny Carel, La Revue de Livres pour enfants, n°314, septembre 2020]


« La pièce explore de façon convaincante et « documentée », en en montrant le pathétique et l’impasse, les ambitions et l’amertume de jeunes gens pris au sortir du baccalauréat. Pris semble-t-il, ou plutôt croient-ils, entre le rêve de l’élite mondialisée et le cauchemar de la France périphérique. Pris et prisonniers ainsi d’un choix binaire, simpliste, d’une vision du monde qui le partage entre gagnants et perdants, défigurant son sens et mutilant sa beauté. (…)

Ce manichéisme n’est pas seulement social et mécanique, tel celui qui chez Huxley distingue les alphas des autres.

Il est aussi moral et géographique.

Moral car, selon la conception du monde qui voit dans la réussite individuelle le but de la vie et le seul étalon de sa valeur, la pauvreté devient une maladie et un vice. (…) Manichéisme géographique en outre car les gagnants vivent dans les grandes métropoles mondialisées tandis que les perdants sont relégués dans la France périphérique décrite par Christophe Guilluy, à savoir ici Clermont-Ferrand, capitale du déclassement, basse extraction qu’il faut oublier et faire oublier. (…)

Le monde dans lequel les plus ambitieux veulent vivre et évoluer, tout en le faisant évoluer, c’est le monde dématérialisé, sans contact (mis à part le click), sans assise territoriale et encore moins terrienne. C’est donc un monde non charnel, aérien, presque spirituel. Une sorte de paradis où l’on vit en apesanteur, délivré du poids de la chair et de la matière, du poids des autres et de son propre poids. Thomas le trader y évolue et le décrit, de façon nette et terrible : « Tu bouffes de l’algorithme, tu vis complètement immergé dans le flux. Tu sais plus ou moins qu’il y a des vies derrière tout ça, des gens. Mais tu as oublié depuis longtemps ce qui existe de l’autre côté, là où on fabrique les choses.  »

Dans ce monde, et c’est aussi l’un des mérites de la pièce de le montrer, la relation amoureuse est gênante, inappropriée, handicapante. De même que la procréation. (…)

Le commerce, la finance, le flux, le sans contact, l’aisance dématérialisée, aérienne, tout cela forme une sorte de religion et à vrai dire une hérésie qui n’est pas éloignée de l’hérésie cathare. À la dévalorisation de la chair et de la terre qui caractérise cette hérésie, l’auteur oppose habilement le geste et le comportement d’une jeune femme qui vit parmi les relégués de Clermont-Ferrand et exerce la profession de tatoueuse. Son écriture sur chair s’oppose au discours éthéré de Thomas et dans une scène poignante qui est une véritable scène d’amour, elle fait se manifester, par sa douceur, toute la détresse affective de celui-ci. »

[Frédéric Dieu, Professions spectacle, 24 février 2021]


« Un portrait polyphonique de la jeunesse des grandes écoles. »

[La Terrasse, 3 juin 2021]


« Jérôme Wacquiez signe une mise en scène faisant la part belle à l’expression brute et corporelle des comédiens qui parviennent à incarner cette jeunesse qui se consume intérieurement dans l’apparat de la réussite. (…)

Il est à noter un travail intéressant sur la gestuelle, entre danse et comédie, au travers duquel l’âme de ces jeunes en train de se consumer pour réussir prend vie. »

[Pierre Salles, Le Bruit du off, juillet 2021]

Vie du texte

Création dans une mise en scène de Jérôme Wacquiez, compagnie Les Lucioles, avec Adèle Csech, Morgane El Ayoubi, Julie Fortini, Alexandre Goldinchtein, Fanny Jouffroy, Nathan Jousni, Antoine Maitrias, Isabella Olechowski (en remplacmenet d’Eugénie Bernachon), Agathe Vandame, Ali Lounis Wallace, à la Nouvelle Scène - Est de la Somme, Nesle (80), le 11 et 13 janvier 2020.

Tournée 2020
— Le Mail - scène culturelle, Soissons (02), 21 janvier
— EPIC Espaces Culturels Thann-Cernay (68), 23 et 24 janvier
— EPCC Bords II Scènes - scène conventionnée, Vitry-le-François (51), 30 janvier
— Maison des Arts et Loisir de Laon (02), 4 février
— Centre culturel MJC, Crépy-en-Valois (60), 6 et 7 février
— Théâtre de l’iris, Villeubranne (67), du 10 au 14 mars

Tournée 2021
— Théâtre La Coupole de Saint-Louis (68), les 25 et 26 mars
— 11.Gilgamesh, Festival d’Avignon off, du 6 au 29 juillet

Tournée 2022
— Comédie de Picardie, Amiens (80), les 16 et 17 mars
— GRRRANIT, scène nationale de Belfort (90), les 4 et 5 mai

Tournée 2023
— Théâtre de la Traversière, Paris, 14 avril
— Ferney-Voltaire (01), 5 mai

Portfolio