Éditions Espaces 34

Théâtre du XVIIIe siècle

Essais et pièces rendant compte de la grande variété de formes du théâtre du XVIIIe siècle

Pyrame et Thisbé
Un opéra au miroir de ses parodies 1726-1779

PYRAME ET THISBÉ

SCÈNE I
ZORAÏDE, THISBÉ

ZORAÏDE
AIR 1 : On n’aime plus [dans nos forêts]
Le perfide ne m’aime plus,
Rien ne saurait calmer ma crainte,
Dans ses soins les plus assidus
Je m’aperçois de sa contrainte,
Il soupire à bâtons rompus ;
J’ai perdu le cœur de Ninus.

THISBÉ
Zoraïde a trop de défiance ; une personne aussi aimable que vous doit-elle craindre une infidélité ? Ce chef des flibustiers, dont vous êtes éprise, revient vainqueur des pirates d’Alger. N’en doutez point, Ninus vous aime : il rêve, il soupire, il ne sait ce qu’il fait.

ZORAÏDE
AIR 2 : Je reviendrai demain [au soir]
J’aurais déjà reçu sa foi,
S’il soupirait pour moi. bis

THISBÉ
À qui fait-il donc les yeux doux ?

ZORAÏDE
Je crois que c’est à vous. (bis)

THISBÉ
Moi ?

ZORAÏDE
AIR 3 : Ouiche, ouiche
Vos attraits, votre naissance
Vont me ravir ce cœur-là.

THISBÉ
Croyez que toute sa puissance
Jamais ne m’éblouira.

ZORAÏDE
Ah, ah, ah !
Ouiche, ouiche,
Quelle fille refusera
Un amant riche ?
Ouiche, ouiche,
Eh oui-da.

THISBÉ
AIR : Quand j’ai ma cornette [à deux rangs]
Vous m’offensez, en vérité,
Il ne sera point écouté.
Et qui peut ébranler mon âme ?
L’amour y fait régner Pyrame.

ZORAÏDE
Ô Ciel !

THISBÉ
Nous nous aimions depuis longtemps, et je n’attendais que son retour pour conclure notre mariage.

ZORAÏDE
Vos parents y donnent sans doute leur consentement ?

THISBÉ
À vous dire le vrai, nous n’en connaissions autrefois que de très bourgeois ; mais depuis peu un nouveau généalogiste nous a fait descendre de têtes couronnées, qui veulent que cet hymen s’achève. Je ne sais comment tout cela tournera. Mais voici venir Ninus, et Pyrame avec lui ; voulez-vous les aborder ?

ZORAÏDE
Non, je dois leur cacher mon trouble.

THISBÉ
Ce ne sera pas mal fait ; car aussi bien ont-ils quelque chose à se dire que nous ne devons pas entendre.


SCÈNE II
NINUS, PYRAME

NINUS
AIR : Trois enfants gueux
Viens recevoir les honneurs éclatants
Qu’on te prépare en cet heureux asile,
Nos flibustiers de toi sont fort contents ;
Mais pour moi seul ta gloire est inutile.

PYRAME
J’en suis bien fâché ; vous avez pourtant eu la meilleure part du butin.

NINUS
Ah, mon ami ! Je suis dans un grand embarras.

PYRAME
Ma foi ?

NINUS
AIR 6 : La jeune Isabelle
D’une amour nouvelle
Je suis occupé,
Je quitte la belle
Dont j’étais frappé.
Pourquoi Zoraïde
M’aime-t-elle encor ?
Si je suis perfide,
Elle seule a tort.

PYRAME
Bon ?

NINUS
Sans doute, si elle ne m’aimait plus, elle n’aurait plus rien à me reprocher.

PYRAME
Fi donc !

NINUS
Cela est comme je te le dis.

PYRAME
Tant pis.

NINUS
AIR 7 des Trembleurs d’Isis
Élevé dans les alarmes,
Dans le tumulte des armes,
Je ne goûtais point les charmes
Qu’un tendre amour nous produit ;
Mais en mettant pied à terre
J’ai vu la fille du frère
De la femme de mon père,
Ma cousine autrement dit.

PYRAME
Thisbé ?

NINUS
AIR 8 : Dieu des amours, menuet
Eh quel autre pourrait, grands dieux,
Me rendre sensible ?
De ses beaux yeux,
Vifs, amoureux,
Je sens tous les feux.
Du Dieu d’amour,
En ce jour,
Un trait invincible
Arme la cruelle main
Pour chasser le repos de mon sein
D’un vainqueur,
Plein de douceur,
Ô pouvoir terrible !
Le trait vole et perce mon cœur.

AIR 9 : Vous n’avez pas besoin
Un seul moment de notre sort décide,
Au dieu d’amour je n’ai point échappé,
J’ai cru d’abord adorer Zoraïde,
Mais je vois bien que je m’étais trompé.

PYRAME
Et son père ?

NINUS
Que diable, tu ne me parles que par monosyllabes !

PYRAME
C’est que tous mes amis me conseillent de ne plus rien dire.

NINUS
Puisque tu ne peux me donner aucun avis, je vais chercher Thisbé ; je ne puis être un moment sans la voir.


SCÈNE III
THISBÉ, PYRAME

THISBÉ
AIR 10 : Un canard
Je vous revois, mon cher Pyrame,
Dans cet agréable séjour,
Tout rit à notre heureuse flamme,
La fortune, et la gloire, et l’amour.

PYRAME
AIR 11 : Quand Moïse [fit défense]
Celui qui pour cette affaire
Quitte son natal séjour
Risque toujours trop à faire
Le voyage le plus court :
Si le pauvre diable laisse
Ou sa femme, ou sa maîtresse,
Qu’il s’attende, en revenant,
À trouver du changement.
Hélas !

THISBÉ
Vous soupirez, qu’avez-vous ?

PYRAME
AIR 12 : Ô reguingué
Lorsque vous partagez mes feux, (bis)
Je n’en suis que plus malheureux,
Ô reguingué, ô lon lan la.

THISBÉ
Éclaircissez-moi cette emblème.

PYRAME
Ninus...

THISBÉ
Parlez.

PYRAME
Ninus vous aime.

THISBÉ
Le flibustier ?

PYRAME
AIR 13 : Prenez bien garde à votre [cotillon]
Flatté de l’espoir le plus doux, (bis)
Il va venir à vos genoux
Vous offrir argent et bijoux.

THISBÉ
Ah ! vous m’offensez, Pyrame.

PYRAME
Quel tendre courroux ! (bis)

THISBÉ
Il est plus juste que tendre : pouvez-vous me croire intéressée ?

PYRAME
J’ai tort : je dois appréhender son pouvoir, et non pas ses richesses.Nous dépendons ici de lui ; et si vous le refusez, je crains qu’il ne s’irrite.

THISBÉ
Zoraïde le rappellera par ses larmes, il lui a promis de l’épouser.

PYRAME
Bon ! Il s’embarrassera bien de lui tenir parole. Vous ne le connaissez pas.

AIR 14 : Monsieur La Palisse
Par un attentat cruel
Il brisera notre chaîne ;
Si vous n’allez pas à l’autel,
Craignez qu’il ne vous y mène.

THISBÉ
Ne vous figurez point cela.

PYRAME
Je dois prévenir ce malheur en vous cédant à mon rival. Je crois que c’est le plus court.

AIR : Birène
Par charité, ne pensez plus à moi,
Quand cet amant aura rempli ma place,
Je gémirai de vous voir sous sa loi,
Mais il faudra qu’à la fin je m’y fasse.

THISBÉ
Que je ne pense plus à vous ! Ah, que vous êtes sage pour un amant passionné ! Il y en a bien d’autres qui pensaient différemment.

AIR 15 de l’opéra nouveau, menuet
Souvent l’amant
Voit sans tristesse
Prendre à sa maîtresse
Un engagement ;
Il espère,
S’il sait lui plaire,
Goûter les plaisirs
Dont on privait ses désirs.

PYRAME
Je profiterai de l’avis ; mais voici Ninus, ne faites semblant de rien.


Extraits de presse

(...) L’ouvrage collectif que font paraître les éditions Espaces 34, et qui a suscité la recherche des équipes dédiées de l’Université de Nantes, au moment où Angers-Nantes Opéra programme l’ouvrage baroque (mai 2007), s’intéresse à la signification de l’opéra à son époque.
L’équipe interroge le texte authentique et ses multiples remaniements au travers de ses reprises, à ses avatars burlesques aussi, puisque la partition fut comme tous les opéras à succès présentés sur la scène de l’Académie Royale, sujette à parodies et délires bouffons (jusqu’en 1759) : Pyrame y devenant même, un Polichinelle bossu et bedonnant... bien éloigné de la figure de l’amant tragique originel. Chacune des parodies connues et ici révélées, est l’objet d’une publication commentée, critique, soulignant par les "détériorations" infligées au texte original, les phénomènes du goût de l’époque, sous le règne de Louis XV. Le matériel des cinq parodies passées au crible, démontre l’inventivité des "parodieurs"(Riccoboni, Romagnesi, Favart, Valois d’Orville...) : une accumulation de références épinglant avec verve et cynisme, les scandales du temps, les cabales et les débats de la place publique. Chaque texte parodique met en avant selon l’intention des auteurs, les trois aspects identifiés de l’opéra de Francoeur et de Rebel : "l’intrigue sentimentale", "le merveilleux", "la méprise tragique finale" (qui mène les deux héros au double suicide). En filigrane, de nombreuses pointes affûtées sont dirigées contre le système en place, ce genre officiel qui à toutes les époques a suscité de multiples débats critiques.

(...) De bout en bout, au travers de ses trois grandes parties ("Livret", "Parodies", "Annexes"), l’ouvrage collectif analyse avec argumentation et acuité, la signification d’un opéra à succès et de ses détournements multiples. C’est évidemment toute une situation du goût qui est ici restituée. La tragédie lyrique comme spectacle royal suscite critiques, quolibets, défenses (dont celle du librettiste La Serre lui-même dont les lettres de novembre 1726, sont reproduites)... Les parties constitutives de l’original sont étudiées (importance des danses, "comment lire le livret de Pyrame et Thisbé ?",...).
Le livret de La Serre est également annoté ; toutes les modifications apportées au cours des reprises, ajoutées et mises en comparaison... De même pour les textes des cinq parodies recensées.

Eloquence du travail d’équipe, valeur de la découverte sous le prisme de ses propres avatars... que demander de plus ? Lecture incontournable.

[Pyrame et Thisbé par Adrien De Vries, 17 juin 2007, classiquenews.com]

« Toutes ses parodies, sont évidemment drôles... En plus, elles nous offrent une vision complètement nouvelle du mythe et du théâtre au XVIIIème siècle. Vous n’êtes pas convaincus ? Sans doute vous connaissez Atys... Françoise Rubellin a déjà édité un volume, Théâtre de la Foire : Anthologie de pièces inédites, dans lequel figure à la toute fin une parodie d’Atys. Cybèle, la « grand-mère des dieux », vient sur terre pour choisir une résidence secondaire près de Paris, à la campagne, et elle doit désigner... non, pas un sacrificateur : un jardinier ! Vous voyez bien : une toute autre vision que chez le grand Lully... »

[Loic Chahine, Muse baroque, 3 août 2007]

« Françoise Rubellin dont les remarquables études sur Marivaux sont bien connues, a créé et anime avec dynamisme, à l’Université de Nantes, un groupe de recherches sur les parodies d’opéra au XVIIIe siècle. Elle publie les travaux de cette équipe dans une collection qui est en pleine activité et nous réserve encore de belles découvertes.
Pendant longtemps, les parodies des opéras ont suscité une certaine indignation devant un acte sacrilège, ce qui ne les empêchait pas, bien au contraire, de se multiplier. On pénètre donc avec Françoise Rubellin et son équipe dans un domaine d’une grande fécondité.

Pyrame et Thisbé, mythe raconté par Ovide et qui inspira à Shakespeare à la fois Roméo et Juliette et Le Songe d’une nuit d’été, donna lieu à un opéra (livret de La Serre, musique de Rebel et Francœur) qui connut un succès considérable en 1726. Françoise Rubellin donne à la fois le texte du livre de La Serre, et celui de cinq parodies (Comédie italienne, Opéra comique et marionnettes de la Foire Saint-Germain, plus deux parodies non répertoriées jusqu’ici qu’elle a découvertes). Une introduction générale, des notices pour chaque texte, des annexes, des index. (…)

De éditions scientifiques rigoureuses d’œuvres rares, et c’est déjà un immense mérite. Cependant nos deux chercheuses nous livrent aussi des réflexions intéressantes sur les mécanismes de la parodie, leurs techniques, leur signification.

Considérons par exemple les variations que subissent les personnages de Pyrame et Thisbé. (…) Une critique sociale apparaît également : quelle est l’origine de Pyrame, est-il noble, ou n’est-il qu’un bourgeois gentilhomme ? La remise en cause de la dramaturgie de l’opéra risque de bousculer les conventions sociales avec une liberté que n’a pas l’Académie royale de musique. Comme souvent, les débats esthétiques ont aussi une dimension politique. D’où leur enjeu et la passion avec laquelle s’opposent le Pour et le Contre. Ici, La Motte qui met en lumière les dangers de la parodie, tandis que l’abbé Sellier et Fuzelier défendent sa légitimité. (...) »

[Béatrice Didier, Europe, janvier-février 2010]

Haut