Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Au pied du Fujiyama

Prologue, p. 7-17

Une construction majestueuse et industrielle se détache sur le ciel et semble tenir un équilibre rare. Pour celui qui passe, c’est une machinerie complexe et remplie de mystères ; pour celui qui y est, c’est le poumon, le présent et l’avenir, une partie de lui-même.

Descendre dans le noir pour chercher une chose noire.

C’est comme entrer dans un champ de neige pour chercher une page blanche. C’est illisible.

C’est plonger sa main dans un oiseau pour apprendre à voler.

Chaque jour tu quittes la lumière pour entrer dans l’obscurité et tu ne sais pas, tu ne l’as jamais su, si c’était l’obscurité qui t’étreignait au fur et à mesure que tu descendais ou si c’est toi qui apportais l’obscurité dans les profondeurs. Ça n’a jamais été très clair.

Le moment où le noir t’enveloppe, où tu te retrouves dans le noir et qu’une lumière artificielle est devenue nécessaire, tu ne sais pas si le noir t’attendait ou si c’est une partie de toi qui se répand.

Ce sont des choses auxquelles tu penses.

Ce sont des choses auxquelles tu rêves.

Tandis que de jour en jour, de mois en mois tu descends dans la mastication de la roche, dans le silence des profondeurs pour remplir des wagonnets de bruits et de fureurs.

Tandis que tu fais la taupe.

Quand tu arrives au fond, tu te crois au fond mais tu n’es pas au fond. Tu es avant tout sur le sommet de tes sensations.

Et parce que tu es descendu, tu as gravi.

Ainsi à chaque fois, la chose et son contraire.

Tu crois te trouver dans l’épaisseur de la terre mais tu n’as fait que monter sur ton propre squelette. Par 800 mètres de fond, tu te tiens sur la pointe de ton crâne, au bord de vomir ou de faire l’amour à un monstre, ce n’est pas très clair. Mais étrangement tu remercies la vie de te placer à cet endroit unique, sur l’os de l’imagination, où se tiennent habituellement les héros.

Tu ne connais pas d’autres façons d’être aussi génial et ce sont des arbres décomposés il y a 400 millions d’années qui permettent cela. Les arbres qui poussent dans ta ville ne te donnent pas ce sentiment de pouvoir changer ton existence. Tu te tiens en dessous pour te protéger du soleil ou tirer une conversation et c’est tout. Tu ne gagnes pas ta vie avec ces arbres-là. Certains d’entre eux sont plus jeunes que toi : quelle rigolade !

Maintenant tu es au fond et ton corps aveugle entre dans la veine et commence à attaquer la bête. Et tu auras dix heures devant toi pour que la surface de ton corps se réduise à un trou grand comme ton nombril. Tu vas te réduire, quelque chose va chercher l’alcool de tes gestes et prendre le chemin de tes intestins pour fabriquer le combustible capable de ramener vers la lumière de quoi nourrir la famille et la nation.

Et parce que tu es devenu un concentré d’alcool pur, minuscule, tu es devenu immense. Parce que tu t’es mis en position d’être oublié, on parle de toi. Parce que chaque jour tu remontes plusieurs millions d’années en arrière, tu représentes l’avenir.

Ainsi à chaque fois, la chose et son contraire.

Au fil des années, tu donnes l’impression d’être un homme de plus en plus coriace ; l’écorce du labeur bien fait enveloppe ton cerveau et ta musculature est devenue un livre de légendes. Mais au fond tu n’es pas dupe. Le héros est à la taille de son insignifiance. Aussi fondamental que dérisoire. Un spermatozoïde ! Le sexe de la nation et du capital en a lâché des milliers comme toi pour fertiliser le sous-sol et vous avez répandu votre science jour après jour pour enfanter du profit. En creusant vous avez engrossé votre environnement d’une richesse qui vous a échappé pour la plus grande partie. Les enfants finissent toujours par quitter leurs parents. Alors que reste-il ?


Un homme(H) est là, debout, visiblement séduit par le paysage.

Une silhouette arrive, une femme (F).

F : Je savais que tu serais là.

H : Où veux-tu que je sois ?

F : Tu viens de plus en plus souvent.

H : Si je pouvais, je dormirais ici.

F : On dirait que tu le surveilles. Il ne partira pas.

H : Un homme aujourd’hui, s’il a un peu de plomb dans le crâne, tu ne le trouveras pas ailleurs dans ses moments libres.

Temps.

F : J’ai toujours pensé qu’il ressemblait au mont Fujiyama. Au Japon.

H : Le mont Fujiyama, il y a de la neige six mois par an au sommet. La véritable beauté, c’est le noir. Ici, même la neige a peur de se poser.

F : Je disais ça pour l’élégance.

H : Pour l’élégance, d’accord. Le mont Fuji peut s’accrocher.

Temps. Ça contemple. Soudain l’homme s’écroule.

F : Qu’est-ce qui te prend ? Ça ne va pas ?

H, à terre : Pourquoi ça n’irait pas ?

F : Tu viens de t’écrouler.

H : Tiens. Et pourquoi je me serais écroulé ?

F : Je ne sais pas. Nous parlions de notre beau crassier et tu t’es écroulé.

H : Aucune raison à cela.

F : Un étourdissement peut-être.

H : Je ne suis plus un enfant et pas tout à fait un vieillard !

F : Ecoute, nous regardions notre beau crassier et tu t’es effondré.

H : Tu veux dire que je regardais notre beau crassier et que tout à coup je me serais effondré.

F : Oui.

H : Tu ne veux pas réfléchir à deux fois avant d’affirmer des points de vue grotesques ?

F : Je dis ce que je vois. Et ce n’est pas beau. Tu ne veux pas te relever ?

H : Nous nous connaissons depuis longtemps, peut-être depuis toujours et tu viens me dire que je suis tombé à terre alors que je regardais notre beau crassier ? Quel genre de femme es-tu ?

F : Celle que tu as épousé il y a trente ans et qui t’a donné quatre enfants.

H : Mon dieu, cette femme-là a la tête sur les épaules !

F : Aussi douloureux que ça puisse être, je ne vais pas commencer à te mentir : tu es allongé sur le sol, à mes pieds.

H : Si ça te fait plaisir. Tu as toujours eu le dernier mot.

L’homme se relève lentement, péniblement

F : Je préfère comme ça ! Je n’aimais pas beaucoup lorsque tu étais à terre. Te parler à terre, je n’aimais pas.

H : Quand est-ce que j’ai été à terre ?

F : A l’instant même.

H : Je n’ai jamais quitté ton regard.

F : Comme tu veux. Mais je préfère maintenant.

H : Et de quoi parlions-nous ?

F : Je ne sais plus. De choses et d’autres. Du Fujiyama.

H : Eh bien, continuons.

Temps. Ça contemple. C’est bientôt au tour de la femme de s’écrouler.

H : Qu’est-ce qui te prend ? Ça ne va pas ?

F : Pourquoi ça n’irait pas ?

H : Nous sommes devant notre beau crassier.

F : Et alors ?

H : Tu viens de t’écrouler. Ça ne se fait pas.

F : Tiens. Et pourquoi je me serais écroulée ?
H : Je ne sais pas. Nous parlions et tu t’es écroulée et maintenant tu es à terre, comme un
paquet. Devant notre beau crassier.

F : Aucune raison à cela.

H : Un étourdissement peut-être. Tu te fais vieille.

F : J’ai passé l’âge des étourdissements. Si un jour je tombe, c’est que je serai foudroyée.

H : C’est cela, tu es tombée comme une pierre. Quelque chose t’a foudroyée.

F : Le jour où je serai foudroyée, les sangliers auront des bretelles.

Temps.

H : Il vaudrait mieux que tu te relèves à présent.

F : Pour cela, il faudrait qu’il se soit passé quelque chose.

H : Devant notre beau crassier, personne ne peut rester comme tu es. Imagine, si tout le monde faisait comme toi. On dirait que tu visites un monument aux morts.

Temps. L’homme s’écroule à nouveau. Le couple est à présent au sol.

F : Ah tiens, te voilà !

H : Tu t’es enfin décidée !

F : J’ai l’impression que tu n’es pas tout à fait comme tu devrais.

H : Voilà ce que j’aime : ma femme sur ses pieds !

F : Si tu le dis.

H : Je n’aimais pas beaucoup te voir à terre devant notre beau crassier.

F : Moi ? A terre devant notre beau crassier ? Tu plaisantes ?


Plus tard. Où l’on voit que ce qui était en place depuis toujours et qui définissait le paysage, l’extraction de l’énergie fossile au service de l’économie et de l’industrie, ne tient plus la route et s’écroule.

Ainsi l’avenir est-il brutalement interrompu à cet endroit. Il faudra que le temps passe pour en revoir le bout. Il reste des ombres, des silhouettes contre le ciel, de la suffocation et bien sûr énormément de mémoire.

Les gens ici ne marchent plus
Ils flottent au-dessus du trottoir
Quand tu ouvres tes volets
Ils te restent dans les mains
Et quand tu appelles ton chien
C’est le vent qui répond

Au pied de ton lit
Il y a un champ de chaussures sans semelles
Et poser ton pied dedans
Fait de tes premières pensées
Les dernières de la journée

Ensuite tu avances les yeux fixes
Les paupières tenues écartées
Par des allumettes enflammées
Car on dit que le battement d’un cil
De ce côté de la ville
Ecroule les murs de l’autre côté

Ton horloge c’est une truite
Nageant dans un parapluie retourné
Tu traces un trait sur son dos
Avec un morceau de charbon
Chaque fois qu’un jour est passé
Par le plafond de l’ennui

Quand tu t’éveilles
Tu ne t’éveilles pas
Quand tu manges
Tu ne manges pas
Quand tu cries
C’est que tu ne cries pas

Du matin au soir, ça sent le brûlé
Cette odeur des gens
Qui aimeraient tout recommencer
Et qui grillent sur place
Dans la graisse des origines

J’ai vu un vieillard
Tenter de mettre le feu
A une fontaine d’eau
Une femme appuyée sur une canne
Cherchant la fertilité
Une nuit auprès d’un lampadaire
Rendu brillant par l’urine d’un ivrogne

Ici tous les enfants
Pensent qu’ils sont morts
Parce que les morts
Se prennent pour des enfants
Dans ce pays la richesse la joie
Vient d’abord de ce qui est enfoui
Le toboggan des uns
Face au monument des autres

Les jeunes qui s’embrassent sont couverts
De la poussière des vitrines
Pour rappeler que leurs pères
Embrassaient la poussière sous leurs pieds
Ensuite ils font l’amour debout
Derrière le mur du supermarché
En imaginant à leurs pieds
La fraîcheur de la mer il y a 60 millions d’années

Quand tu t’éveilles
Tu ne t’éveilles pas
Quand tu comprends
Tu ne comprends pas
Quand tu aimes
C’est que tu n’aimes pas

Un jour, tu le découvres un matin
La truite dans son parapluie
A le ventre en l’air
Le passage du temps sur son corps
A dessiné une grande arête mythologique
Et elle flotte entre les baleines immobiles
La Terre qui hier encore était ronde
Est redevenue définitivement plate

Extraits de presse

« Quelque part en France, devant un crassier nous rappelant le passé minier du pays, Jean Cagnard donne la parole à des personnages qui peuplent ses alentours. Pour l’une d’eux, la montagne noire a l’élégance majestueuse du mont Fuji au Japon. Comme s’il s’agissait d’une surimpression, le décor industriel moribond côtoie la montagne sacrée, construisant la toile de fond visuelle qui nous accompagnera tout au long de la lecture. (…)

L’écriture tantôt versifiée, dialoguée, monologuée ou narrative offre une pluralité de regards et de points de vue participant d’une atmosphère proche de celle du documentaire.

Si l’auteur nous met face à des personnages s’interrogeant sur la condition de celui qui « est » ici, qui « reste » ici, il décrit aussi des retours possibles au lieu-source après des années d’absence, telle cette scène dans laquelle un fils, après avoir fui l’avenir que ses parents semblaient prévoir pour lui, revient dans la maison de son enfance et y retrouve le fantôme de ses parents. Un chemin de retour qui correspond au début de l’oubli.

S’il ne se passe là rien d’autre que la parole, celle-ci nous dit le temps qui passe et les tentatives de chacun pour l’habiter, le temps de son passage ici. À supposer que le théâtre et la poésie soient choses distinctes, Au pied du Fujiyama* navigue sur sa frontière. Les êtres eux aussi paraissent suspendus, les pieds un peu au-dessus du sol et le regard tourné vers leur Fujiyama. »

[Estelle Moulard-Delhaye, Le Souffleur, avril 2015]


« La voix si particulière de Jean Cagnard, avec sa pointe de malice permanente, s’élève alors que la lumière baisse au fil des confidences du mineur.

Le verbe est simple et beau quand il sort de la plume de ce poète (…)

Une oeuvre drôle et tendre, engagée et très cohérente. »

[Muriel Plantier, Midi-Libre, 17 janvier 2015]


« Ce texte s’inscrit dans un intérêt porté aux gens. Il est humain, social et politique. L’art en est le lien qui articule tout. Nous ne sommes pas dans une simple représentation mais dans un vivant transcendé par la démarche artistique.
Dans cette écriture ciselée, un travail d’horloger. La scène est comme un cadran. Le temps passe au fur et à mesure et les chemins se dessinent. L’humour se pointe et ravive nos rires trop souvent engourdis aujourd’hui. Nous avons des sourires d’enfants. On se souvient... La métaphore de l’amour se joue jusque dans les vrombissements des mobylettes qui font une déclaration d’amour avec les "Aimmememeumeummm.!..." »

[Sylvie Lefrère, Vent d’art, 21 janvier 2015]


« (..) On ne sait pas qui façonne l’autre, le pays ou l’homme. Ce sont des portraits d’hommes et de femmes qui interrogent l’appartenance à une terre sous un Fujiyama symbolique, qui posent aussi la question de la mémoire, de l’ascendance, du passé et de l’avenir. »

[L’Avant-scène Théâtre, n°1384, janvier 2015]


« Quand arrive un texte de Jean Cagnard, il faut tout lâcher. Sans attendre. Y plonger avec volupté et manger parmi les images improbables, des situations loufoques, la gravité des personnages et des métaphores d’une grande beauté et d’une grande puissance. (…)

Le Fujiyama, c’est un crassier, « notre beau crassier », vestige qui occupa une partie de la population [à la Grand Combe, Cévennes]. A ses pieds restent des hommes et des femmes, qui se souviennent. Et s’écroulent. Réellement. (...)

Et le texte poursuit son chemin, dessinant par petites touches une histoire qui nous est peu à peu révélée. Des gens se racontent.

(…) Rester ? Partir ? Pourquoi ? Que faire ? Où sont ces racines qui attachent un homme à un bout de terre ? (…)

Il y a chez Cagnard une poésie du monde, un regard qui voit au-delà des apparences, et nous raconte des choses qui sont là devant nous, présentes, mais que nous ne voyons pas ou ne comprenons pas. Il nous les fait sentir, ressentir même, de sorte que tout le corps travaille de part et d’autre. »

[Patrick Gay-Bellile, Le Matricule des Anges, n°165, juillet-aoà»t 2015]

Vie du texte

Sélectionnée pour le Prix Bernard-Marie Koltès 2017 des lycéens, créé par le Théâtre National de Strasbourg, 1re édition, direction Stanislas Nordey.


Sélectionnée pour le Prix Collidram 2016 de littérature dramatique des collégiens.


Pièce bénéficiant d’une Aide à la Création du CNT (novembre 2014)


Création par la Compagnie 1057 Roses, dans une conception-réalisation de Catherine Vasseur et Jean Cagnard, avec Mathias Beyler, Benjamin Duc, Nathalie Vidal (comédiens), Julie Läderach, Johann Loiseau (musiciens) :
— lecture au Cratère, scène nationale d’Alès, le 21 février 2014
— création au Théâtre du Périscope, Nimes, les 16 et 17 janvier 2015
— représentation au Théâtre du Chai du Terral, St Jean de Védas (34), 4 avril 2015.

Tournée 2016
— Bessèges et La Grand’Combe, 9 et 11 février 2016
— Théâtre Jean Vilar, Montpellier, 17 mars

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