Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Depuis mon corps chaud

PERSONNAGES

D’abord, CELUI QUI PART et (Celle qui reste)
Puis CELLE QUI RESTE


Extrait – CELUI QUI PART

Je pars

Et je voulais te dire que tu pars avec moi

Un peu – totalement – un peu – absolument

Même si tu ne le sens pas je t’embarque

Tu pars

Je ne te laisse pas ici

Tu ne resteras pas là

(Bonsoir Monsieur)

Je pars

(Vous avez sonné ?)

Et de cette traversée – la mienne – j’emporte tout

Tout

J’emporte

Toute la totalité

Tout

Comment dire autrement que je prends tout ?

Tout c’est un mot si petit pour dire ce qui est si grand

Tout ce que la totalité est je l’emporte

Même les choses imperceptibles je les prends

Les atomes les ions

les vibrations

Ma gravité je l’emporte

Je pars

De mon corps je coupe les racines

Je les déterre et avec elles j’emporte tout

même l’expansion qui n’en finit pas

d’aller et venir

dont on ne contient pas les bords

je vais et je viens

d’aller en retour de retour en aller

si bien que mes racines à tailles égales

mesurent l’univers incalculable

revenir en arrière pour aller en avant

ça ne suffira pas à me laisser vivant

(Vos constantes sont bonnes c’est bien)

Cette phrase que tu me répétais

Fais pas cette tête

En boucle

(C’est très bien)

Je l’emmène

Cette phrase

(Vous avez les mains froides je vais les masser un peu)

À ceux qui disent qu’on n’emporte rien je n’ai rien à répondre

(Ça fait du bien ?)

J’emporte tout ce qui peut être pris

Je vole tout ce qui peut l’être

Et même ce qui n’est pas je le prends

Sur mes talons : de la poussière et des échardes

Je prends jusqu’au rien

Jusqu’à ce qui ne peut pas être nommé

Ce qui s’ignore je l’arrache

Ce qui n’a pas encore été découvert je le tue dans l’oeuf

Sans aucun remord

Puisqu’il le faut je prends tout

J’emporte tout ce qui peut être emporté

Et dans ma lente et inéluctable disparition j’emporte avec moi tous ceux que j’ai connus

tous ceux que j’ai touchés

tous ceux que j’ai croisés

tous ceux que j’ai salués

tous ceux que j’ai aimés

tous ceux qui ne m’ont pas aimés

tous ceux qui étaient là – parfois juste une seconde


Extrait – CELLE QUI RESTE

tu pars

quand tu pars ce jour-là
j’ai dix-neuf ans
j’ai pris le train pour la première fois il y a un an
alors j’étais une fille du purin qui découvre le bitume

quand tu pars
moi qui me suis lavée du purin pour me parfumer carbone
jusqu’à ce jour-là, non
je n’avais jamais connu que les morts animales
le mouton qu’on égorge
le lapin dont l’oeil s’agace et pend à son orbite
la poule saignante
la poule déplumée
la poule bouillie
je ne connaissais pas encore

les hommes morts

tu es mon premier
ce jour-là
à partir devant moi

le premier de mon espèce que je perds

tu pars

comme il y a des premiers baisers
des premiers pas
une première gorgée de vin
il y a le premier mor
t
entre nous je m’en souviens on en parlait beaucoup
à l’institut de formation
du premier mort
et presque on le désirait ce mort
presque on était impatientes de savoir qu’on vivrait ça
un premier mort
et sans oser se le dire, ça ne se dit pas ces choses-là, on se disait c’est pour quand ?
De la première toilette on n’en rêvait pas trop non
mais du premier mort
par superstition ou envie de se coller au métier on le désirait vite et là
devant nous
pour l’annoncer le soir devant une bière
Ça y est j’ai eu mon premier mort
et peut-être s’imaginait-on que le premier mort nous introniserait
comme la première prise de sang
officiellement
dans la famille des soignantes

pourtant vite on se rendrait compte qu’en fait c’était quelque chose
et pas grand chose
ce premier mort
puisqu’après lui il y en aurait d’autres
et si les morts se suivent sans se ressembler
le premier est tout aussi oubliable que le dernier
tout aussi mémorable que le quinzième
ces choses-là ça ne se décide pas
du qui ou du quoi fera ce souvenir à nul autre pareil
ou relégué aux archives
le premier mort pour certains passe
et pour d’autres
il reste

quand toi tu pars ce jour-là
je ne sais pas encore que tu vas rester
longtemps
dans ma tête

tu pars

j’ai dix-neuf ans
je pourrais en faire seize
heureusement qu’il y a la blouse
pour rentrer dans le rôle
donner une contenance maladroite aux gestes malhabiles
la blouse c’est celle des « Bien dormi ? »
celle des « Pouvez-vous levez ce bras ? »
celle des phrases qu’on ne dit pas à dix-neuf ans
non à dix-neuf ans
on devrait dire des mots d’adolescente
comme ceux que les starlettes prononcent dans les films américains
elles qui n’ont à la bouche que des mots impétueux
cocaïne rhum baiser crétin bite soirée plan cul
c’est ça qu’elles disent les jeunes premières à Hollywood
pas escarres
pas pénis
pas urine
pas cathéter

non

du purin d’où je viens
les mots étaient différents aussi
des fibrines il n’y en avait pas plus que des rhum coca
non d’où je viens
il y avait l’auge les cochettes
il y avait surtout des bêtes
et dix milles charretées de noms de diou de noms de diou

Distinction

Pièce recommandée par le comité de lecture de Eurodram 2022.


Pièce coup de cœur 2022 du comité de lecture du Théâtre de la Tête noire, à Saran.


Pièce sélectionnée pour le Prix de la Librairie Théâtrale 2023.

Revue de presse

« La langue est simple, belle et juste. »

[Centre national du livre, février 2022]


« Tout de suite nous partons avec Gwendoline Soublin dans la résonance d’une écriture familière, celle de la vie.

Depuis mon corps chaud de Gwendoline Soublin fait monologuer deux voix, la première au seuil du départ.
Le seuil de celui qui part sans savoir ce qu’il deviendra.
Le seuil, c’est tout ce qu’il lui reste.
Il nous parle depuis tout ce qui est encore vivant. (…)

La seconde voix, Celle qui reste, a 19 ans ce jour-là : «  j’ai pris le train pour la première fois il y a un an alors j’étais une fille du purin qui découvre le bitume (…) je n’avais jamais connu que les morts animales (…) je ne connaissais pas encore les hommes morts ».

Celui qui part et Celle qui reste, deux voix liées l’une à l’autre qui font nœud avec l’humanité et la fragilité d’être au monde. (…)

L’écriture de Gwendoline Soublin, comme l’encre sympathique, nous livre le secret qui passe d’un texte à l’autre, par la chimie du sang qui bout dans les veines. Elle apparaît sur la page, en évitant le sensationnel que pourrait produire un texte sur la fin de vie.

Depuis mon corps chaud est une belle réussite que nous recommandons, tant nous avons été ému par sa nature humaine.

[Dashiell Donello, Le Blog Les Dits du Théâtre, 6 mai 2022]


« Celui qui part est un homme en train de mourir, opérer en urgence pour un cancer du larynx, il ne peut plus parler. Personne ne connaît son nom. (…)

Son monologue se transforme presque en une déclaration d’amour à la vibration de vie. (…)

Dans une langue entrecoupée de silences, comme si le souffle se faisait plus rare, Gwendoline Soublin essaie de trouver les mots, les images sur cette grande inconnue, le passage de la vie à la mort.

En dressant le portrait imaginaire de Celui qui part, elle redonne dignité et mémoire à cet oublié de tous, accompagné de la seule présence de Celle qui reste.

C’est un texte très intime (…) qui rend un bel hommage au métier de soignant. (…)

Le rapport à la mort et à nos morts est brûlant d’actualité, avec la logique de rentabilité mise en œuvre à l’hôpital ou le scandale des maisons de retraite.

Ici, le sujet est traité de façon sensible, il nous touche d’autant plus »

[Laurence Cazaux, Le Matricule des Anges, n°233, mai 2022]


« Je suis ébahie, transportée... Emue n’est pas suffisant. L’impact et les répercussions de ces lignes, de ces paroles rapportées sont d’une intensité difficilement mesurable. Tout est beau, subtil, savamment dosé.

Ni pathos, ni voyeurisme. Seulement deux êtres amenés à partager des moments de vie, d’intimité, de souffrance, de compréhension. Un homme mourant, une infirmière de 19 ans. Deux voix, deux échos qui se répondent sans le savoir à travers l’empathie, la compassion, la confiance donnée à l’autre.

La fragilité de la vie transparaît autant dans les mots du mourant que dans ceux de la jeune-femme qui a la vie devant elle.

Un livre d’une finesse et d’une élégance rares, qui nous transmet ce lourd fardeau qu’est notre passage dans l’existence. »

[Virginie, Lire et Sortir, 5 septembre 2022]


« Maintenant que nous savons leurs places respectives et le lien qui les unit, les souvenirs de la jeune femme sont aussi beaucoup plus émouvants. Témoins, spectateurs et lecteurs, sommes désormais pris à la gorge, chez certains et peut-être même chez tous, le souffle se fait plus court. La lecture s’accélère encore, se faisant d’une traite.

On dit à leur sujet : « Ils sont profondément humains » Effectivement, ils sont profondément humains.

A l’instant de son départ à lui, nous étions dans l’expectative, dans l’attente de « comprendre ». Avec sa « station » à elle (celle qui reste) nous sommes dans la complète identification vis-à-vis des deux. Ils étaient séparés, les voici désormais unis dans notre esprit pour le meilleur et pour le pire. Unis, à l’instar de la narratrice qui ne parvient plus à se détacher de lui… (…)

Un texte empli de chaleur assurément… A voir et à lire incontestablement… »

[Jean-Michel Potiron, Blog jmp, 2 novembre 2022]

Vie du texte

Lecture théâtralisée de et avec Guillaume Cantillon et Gwendoline Soublin.

— Théâtre Universitaire, Grenoble (38), 27 octobre 2022
— Festival Bifurcations, Nantes (44), 26 et 27 novembre
— Théâtre du Rocher, La Garde (83), 2 décembre

Tournée 2023
— Glob Théâtre, Bordeaux (33), du 28 février au 3 mars


Mise en lecture, dans le cadre des Rencontres d’été - Focus sur les écritures théâtrales d’aujourd’hui – sélection du Comité de lecture - proposées par le Méta-CDN de Poitiers, par Céline Agniel (Compagnie têteÀcorps), au château de Chiré, le 10 juin 2023.


Mis en lecture par Cécile Arthus, Oblique compagnie, dans le cadre de Festival Text’avril du Théâtre de la Tête noire, Saran, le 18 avril 2024.

Un court extrait lu par l’autrice

ICI

Haut