Éditions Espaces 34

Théâtre du XVIIIe siècle

Essais et pièces rendant compte de la grande variété de formes du théâtre du XVIIIe siècle

L’École des bourgeois
suivi de L’Embarras des richesses

L’Ecole des Bourgeois

ACTE I, SCÈNE 3, p. 47

Benjamine, Madame Abraham, Monsieur Mathieu

MONSIEUR MATHIEU, rit.
Ah, ah, ah, ah !

MADAME ABRAHAM, à Benjamine.
Qu’a-t-il donc tant à rire ?

MONSIEUR MATHIEU.
Ma sœur, ma nièce, que je vous régale d’une nouvelle qui court sur votre compte.

MADAME ABRAHAM, à Mathieu.
Sur le compte de Benjamine ?

MONSIEUR MATHIEU.
Oui, Madame Abraham, et sur le vôtre aussi : elle va vous réjouir, sur ma parole. On vient de me dire que... Oh ! ma foi, cela est fort plaisant.

MADAME ABRAHAM. 
Achevez donc.

BENJAMINE, à part.
Sa gaieté me rassure.

MONSIEUR MATHIEU.
On Vient donc de me dire que vous mariez ce soir Benjamine à un jeune Seigneur de la Cour, à un Marquis : est-ce que cela ne vous -fait pas plaisir ?

BENJAMINE.
Pardonnez-moi, mon oncle, puisque cela vous en fait. (Bas à Mme Abraham.) Il le prend mieux que nous ne pensions.

MADAME ABRAHAM. 
Et qu’avez-vous répondu ?

MONSIEUR MATHIEU.
Quoi ! ma sœur - ai-je dit. - Oui, votre sœur, votre propre sœur, Mme Abraham. - Bon, bon ! quelle peste de conte ! - Rien n’est plus vrai. - Eh non, je ne vous crois point. Quelle apparence ? Ma sœur, qui fait encore actuellement le commerce elle-même, donner sa fille à un Marquis ! Allons donc, vous vous moquez. - Mais vous ne riez pas, vous autres ?

MADAME ABRAHAM. 
Il n’y a que les impertinents qui en rient.

BENJAMINE.
Je n’y vois rien de risible, mon oncle.

MONSIEUR MATHIEU.
Ma foi, vous avez raison de vous fâcher toutes les deux, vous avez plus d’esprit que moi ; et j’ai eu tort de prendre la chose en riant ; je ne pensais pas que c’était vous donner en ridicule.

MADAME ABRAHAM. 
Que voulez-vous dire, Monsieur Mathieu, avec votre ridicule ?

MONSIEUR MATHIEU.
Laissez, laissez-moi faire ; je m’en vais retrouver ces impertinents nouvellistes, et leur laver la tête d’importance.

MADAME ABRAHAM. 
Qui vous prie de cela !

MONSIEUR MATHIEU.
Ils vont trouver à qui parler.

BENJAMINE.
Il faut les mépriser.

MONSIEUR MATHIEU.
Non, morbleu ! non, votre honneur m’est trop cher.

MADAME ABRAHAM. 
Quel tort font-ils à notre honneur ?

MONSIEUR MATHIEU.
Quel tort, ma sœur, quel tort ? Si ce bruit se répand, que pensera de vous toute la Ville ? On vous regardera partout comme des folles.

MADAME ABRAHAM. 
Et nous voulons l’être. La Ville est une sotte ; et vous aussi, Monsieur mon frère.

BENJAMINE.
Est-ce une folie, mon oncle, que d’épouser un homme de qualité ?

MONSIEUR MATHIEU.
Comment donc ! la chose est-elle vraie ?

BENJAMINE.
Eh ! mais, mon oncle...

MADAME ABRAHAM. 
Eh bien, oui, elle est vraie.

MONSIEUR MATHIEU, stupéfait.
Ma sœur !

MADAME ABRAHAM. 
Eh bien, mon frère ; il ne faut point tant ouvrir les yeux, et faire l’étonné. Qu’y a-t-il donc là dedans de si étrange ? Ma fille est puissamment riche ; et, depuis la mort de son père, j’ai encore augmenté considérablement son bien ; je veux qu’elle s’en serve, qu’il lui procure un mari qui lui donne un beau nom dans le monde, et à moi de la considération ; et jugez si je choisis bien : c’est Monsieur le Marquis de Moncade.

MONSIEUR MATHIEU.
Y songez-vous ? C’est un seigneur ruiné.

MADAME ABRAHAM. 
Nul ne sait mieux que moi ses affaires, mon frère. J’ai des billets à lui pour plus de cent mille francs. C’est un présent de noce que je lui ferai ; et, demain, il sera aussi à son aise qu’aucun autre Seigneur de la Cour.

MONSIEUR MATHIEU.
Et Benjamine y sera-t-elle à son aise ? Vous allez sacrifier à votre vanité le bonheur et le repos de sa vie.

MADAME ABRAHAM. 
Cela me plaît.

MONSIEUR MATHIEU.
Qu’au moins mon exemple vous touche. Riche Banquier, par un fol entêtement de Noblesse, j’épousai une fille qui n’avait pour bien que ses aïeux : quels chagrins, quels mépris ne m’a-t-elle pas fait essuyer tant qu’elle a vécu !

MADAME ABRAHAM. 
Vous les méritiez, apparemment.

MONSIEUR MATHIEU.
Elle et toute sa famille puisaient à pleines mains dans ma caisse, et elle ne croyait pas que je l’eusse encore assez payée.

MADAME ABRAHAM. 
Elle avait raison, vous ne savez pas ce que c’est que la qualité.

MONSIEUR MATHIEU.
Je n’étais son mari qu’en peinture, elle craignait de déroger avec moi : en un mot, j’étais le George Dandin de la comédie.

MADAME ABRAHAM. 
Elle en usait encore trop bien avec vous.

MONSIEUR MATHIEU.
N’exposez point ma nièce à endurer des mépris.

MADAME ABRAHAM. 
Des mépris à ma fille ! Des mépris ! Ma fille est-elle faite pour être méprisée ? Monsieur Mathieu, en vérité, vous êtes bien piquant, bien insultant, pour me dire ces pauvretés en face : il n’y a que vous qui parliez comme cela. Et sur quoi donc jugez-vous qu’elle mérite du mépris ? Qu’a-t-elle, s’il vous plaît, qui ne soit aimable ? Voilà un visage fort laid, fort désagréable ! Je ne sais, si vous n’étiez pas mon frère, ce que je ne vous ferais point dans la colère où vous me mettez.

BENJAMINE.
Mon oncle, quand Monsieur le Marquis ne serait pas un galant homme comme il est, je me flatterais par ma complaisance, de gagner son affection.

MONSIEUR MATHIEU.
Quoi ! vous aussi, ma nièce ? Pouvez-vous oublier ainsi Damis ?

MADAME ABRAHAM. 
Laissez là votre Damis. Qu’allez-vous lui chanter ? Qu’il était neveu de feu son père ? Elle le sait bien. Qu’il la lui avait promise en mariage ? J’en conviens. Que c’est un conseiller aimable, plein d’esprit ? Tout ce qu’il vous plaira. Qu’il n’est point comme les autres jeunes Magistrats, dont le cabinet est dans les assemblées et dans les bals ? Tant mieux pour lui. Qu’il aime son métier, qu’il y est attaché, qu’il cherche à le remplir avec honneur et conscience ? Il ne fait que son devoir.

MONSIEUR MATHIEU.
Ajoutez à cela que j’ai promis d’assurer mon bien à Benjamine ; et que, si elle n’est pas à Damis, mon bien ne sera pas à elle.

MADAME ABRAHAM. 
Eh ! gardez-le, Monsieur Mathieu, gardez-le ; elle est assez riche par elle-même ; et ce serait trop l’acheter, que d’écouter vos sots raisonnements.

MONSIEUR MATHIEU.
Je le garderai aussi, Madame Abraham. Adieu, adieu. Et quand je reviendrai vous voir il fera beau.

MADAME ABRAHAM. 
Adieu, Monsieur Mathieu, adieu.


L’embarras des richesses

ACTE I, SCENE 3, p. 122

Arlequin, Trivelin

ARLEQUIN, chante.
Larela, larela, larela.

TRIVELIN, à part.
C’est lui-même.

ARLEQUIN,apercevant Trivelin.
Hom... quelle bête est-ce là ?

TRIVELIN, riant.
Ah, ah, ah, ah ! Il a peur de mon équipage militaire.

ARLEQUIN.
Si tu avances...

TRIVELIN.
Quoi tu ne me reconnais pas, Arlequin ?

ARLEQUIN.
Ah, c’est Trivelin, ah, mon ami (il court pour l’embrasser ; mais apercevant l’épée de Trivelin il recule) ôte donc ta grande épée, si tu veux que je t’embrasse.

TRIVELIN.
Voilà qui est fait.

ARLEQUIN.
Ah ! mon cher ami Trivelin, depuis quand es-tu donc à Athènes ?

TRIVELIN.
J’arrive tout présentement.

ARLEQUIN.
Es-tu toujours fort altéré ?

TRIVELIN.
Cela va sans dire, et toi toujours gai, joyeux ?

ARLEQUIN, saute.
Toujours, mon enfant, toujours. Je suis bien aise de te voir ; que je t’embrasse encore.

TRIVELIN.
De tout mon cœur.

ARLEQUIN.
T’es-tu bien diverti là bas ?

TRIVELIN.
Pas mal ; je te conterai cela tantôt, j’ai maintenant à galoper pour mon maître, j’aurai bientôt fait, et ensuite je me rendrai à notre Cabaret.

ARLEQUIN.
Va vite, tu m’y trouveras, je vais dire bonjour à Chloé, et puis je ne manquerai pas d’y aller.

TRIVELIN.
Dans un moment je suis à toi.

ARLEQUIN, seul, riant.
Ah, ah, ah, la drôle de chose que l’Amour ! Cela fait la moitié de l’ouvrage : autrefois quand il fallait tirer de l’eau pour arroser mes fleurs, je trouvais que la corde était si rude et le puit si profond : mais depuis que j’aime Chloé, et que c’est pour lui faire des bouquets que je cultive mes fleurs, je n’ai qu’à toucher la corde du bout de doigt seulement, et cela vient tout seul. Oh la plaisante chose que cet Amour ! Si je savais celui qui l’a inventé...


ACTE I, SCÈNE 4

Chloé, Arlequin

CHLOÉ.
Bonjour, mon cher Arlequin.

ARLEQUIN.
Et bonjour, ma chère Chloé, bonjour mon amour, ma rose, mon miel, mes macarons.

CHLOÉ.
Tu as été bien longtemps à venir aujourd’hui.

ARLEQUIN.
J’étais allé te chercher ce bouquet dans mon jardin : prends-le, ma chère Chloé, il sent bon comme toi.

CHLOÉ.
Je t’ai attendu pendant une heure, et sitôt que j’entendais quelqu’un chanter dans la rue, cela mettait mon cœur dans un mouvement... et je disais, ah voilà mon cher Arlequin : mais aussi quand je voyais que ce n’était pas toi, j’étais bien chagrine, je craignais qu’il ne te fût arrivé quelque chose : vois combien je t’aime.

ARLEQUIN.
Cela est fort bien fait de m’aimer, ma chère Chloé ; car moi je t’aime, oui je t’aime de tout mon cœur : mais d’où vient que tu es triste, qu’est-ce que tu as ?

CHLOÉ, tristement.
Je n’ai rien, Arlequin.

ARLEQUIN.
Si, tu as quelque chose... tu pleures... tu vas me faire pleurer aussi : il ne faut pas se chagriner, mon petit nez, il faut toujours se tenir gaillarde, rire, chanter... dis donc ce que tu as... ta mère t’a querellée, n’est-ce pas ?

CHLOÉ.
Non, au contraire, elle m’a dit qu’elle nous marierait demain ensemble.

ARLEQUIN, saute de joie.
Demain, oh demain... est-ce que cela ne te fait pas de plaisir ?

CHLOÉ.
Si fait, Arlequin, cela m’en fait beaucoup.

ARLEQUIN.
Si cela te fait du plaisir, d’où vient donc que tu ne ris pas et que tu ne sautes pas de joie comme moi ? Tu as du chagrin, je le vois, et tu me le caches.

CHLOÉ.
Il faut te l’avouer, mon cher Arlequin, j’entends dire de tous les côtés que les hommes sont si trompeurs que je crains que tu ne cesses de m’aimer ; Arlequin cela ne serait pas honnête à toi de me planter là.

ARLEQUIN.
Moi je cesserais de t’aimer ! Moi je planterais là ma chère Chloé ! Il faudrait que je fusse fou : où est-ce que je pourrais trouver une autre fille si belle, si bonne, si douce, et qui m’aime comme toi ? Nulle part. Oh, ne t’embarrasse pas nous serons demain mariés, allons donc réjouis-toi : cela est si drôle, le mariage.

CHLOÉ.
Hélas ! Il peut encore arriver bien des choses jusqu’à demain : j’ai rêvé cette nuit que tu me quittais pour en aimer une autre : ah mon cher Arlequin, si cela était j’en mourrais de douleur.

ARLEQUIN.
Va mon petit cœur, va ne crains pas cela, je t’aimerai toute ma vie, je te le jure : j’ai eu le même rêve de toi, moi. J’ai rêvé, cela est bien pis, tu vas entendre ; j’ai rêvé que tu étais mariée à un Monsieur, et que tu ne voulais pas seulement me regarder. Et bien est-ce que cela me fâche ? Non, parce que je sais bien que tu ne pourrais jamais trouver un Amant plus joli que moi, et qui t’aime tant.

CHLOÉ.
Ton rêve est un menteur assurément, mon cher Arlequin. Moi ? Je me marierais à un autre ? Oh tu sais bien que je t’aime trop pour te faire cette peine là. Je t’aime tant que si un beau Monsieur tout doré me disait : « Chloé, tu es bien aimable ; si tu veux m’aimer et m’épouser je te donnerai de beaux habits, de belles garnitures, de beaux rubans, un beau char » ; je lui dirais : « non ; j’aime mieux être la femme d’Arlequin, qui n’est qu’un Jardinier ».

ARLEQUIN.
Fort bien : et moi, tiens, si une Princesse... par exemple, Madame la République était amoureuse de moi, et qu’elle me dît : « hé bonjour le petit Arlequin, que tu es joli, que tu es charmant ! » Je lui dirais : « cela est vrai, Madame, je suis un drôle de corps : je suis folle de toi ». « Oh, Madame, je ne suis pas digne de rendre folle une si grande Princesse » ; car il faut parler honnêtement.

CHLOÉ.
Tu as raison.

ARLEQUIN.
« Si tu veux te marier à moi, j’ai de si bon vin, de si bon fromage ». Je boirais son vin, je mangerais son fromage...

CHLOÉ.
Tu le mangerais, Arlequin ?

ARLEQUIN.
Ecoute donc : et puis quand j’aurais bu et mangé, je lui dirais : « allez au Diable, vous êtes trop laide, j’aime mieux être le mari de Chloé ». Cela est-il bien répondu ?

CHLOÉ.
Il n’y a que ce fromage qu’il ne faudrait pas manger : que je serais heureuse, mon cher Arlequin, si tu m’aimais toujours de même ; je serai bien charmée, je t’assure, quand nous serons mariés ; je te verrai toute la journée, j’irai travailler avec toi dans ton jardin : quand je suis loin de toi je suis toujours rêveuse, triste, inquiète, tout m’ennuie, tout me déplaît.

ARLEQUIN.
Tout comme moi : mais aussi quand je te vois je suis si content.

CHLOÉ.
Hai, il faut déjà que je te quitte, mon cher Arlequin.

ARLEQUIN.
Quoi, tu t’en vas déjà ? Encore un petit moment, on n’a pas seulement le temps de te regarder.

CHLOÉ.
Je ne saurais, je le voudrais bien.

ARLEQUIN.
Je t’en prie.

CHLOÉ.
Je crains que ma mère ne me gronde.

ARLEQUIN.
Tu lui diras que tu étais avec moi.

CHLOÉ.
Oh ! Que je n’ai garde, ce serait bien pis ; elle m’a défendu de te parler que devant elle, et moi j’aimerais presque autant ne te point voir ; il me semble que ce que tu me dis ne me fait pas tant de plaisir quand ma mère y est ; cela me rend toute honteuse.

ARLEQUIN.
Et moi cela me rend comme un nigaud, je n’ai plus d’esprit pour te dire de jolies choses.

CHLOÉ.
Va, mon cher Arlequin, va travailler, je m’échapperai ce matin, et je t’irai voir dans ton jardin.

ARLEQUIN.
Tu y viendras... Ah...

CHLOÉ.
Oui, Arlequin, j’irai ; adieu mon ami.

ARLEQUIN.
Adieu ma petite Chloé, adieu mon petit bouchon : ne manque pas au moins, d’y venir.

CHLOÉ.
Non, je te le promets.

ARLEQUIN, seul.
Cette fille-là est la meilleure fille du monde, je ferais avec elle toute ma vie sans m’ennuyer, je ne suis jamais rassasié de la voir. Trivelin ne sera pas encore venu au Cabaret, en l’attendant je vais me divertir. Il chante et saute.


ACTE I, SCÈNE 5

Midas, Arlequin

ARLEQUIN, chante, et pendant l’aparté que fait Midas,
il danse, et chante souvent le dernier vers de l’air
.

Vive mon joli jardin, soir et matin
J’ y ris, j’ y chante, j’ y badine :
Ah ! le favorable terrain,
La rose y croît sans épines.

MIDAS, à part.
Voilà mon chanteur ; quel gosier ! il faut que ce drôle là ait le Diable dans le corps... il m’est impossible d’y résister... Dès que l’aurore paraît, le bourreau commence son vacarme... Quoi ! Faudra-t-il toute ma vie avoir les oreilles étourdies de ce misérable ? Il faut, quoi qu’il en coûte, que je me procure du repos... j’imagine un moyen qui peut-être me réussira.

ARLEQUIN.
La rose y croît sans épine... ah, ah, ah, vous voilà, Monsieur Midas ?

MIDAS.
Bonjour, Arlequin.

ARLEQUIN.
Voulez-vous vous divertir avec moi ?

MIDAS.
Me divertir avec toi : moi ?

ARLEQUIN.
Oui, est-ce que vous n’oseriez ?

MIDAS.
Tu me fais pitié, mon enfant, tu me fais pitié.

ARLEQUIN, riant.
Je vous fais pitié, ah, ah, ah ! les Maltôtiers ne sont pourtant guères pitoyables ; pourquoi donc est-ce que je vous fais pitié ?

MIDAS.
Peux-tu être si joyeux étant aussi malheureux que tu es ?

ARLEQUIN, riant.
Moi, je suis malheureux ? Ha, ha, ha !

MIDAS.
Sans doute.

ARLEQUIN, riant.
Ha, ha, ha, vous me faites crever de rire.

MIDAS.
Que je plains ton aveuglement ! Quoi tu ne vois pas que tu mènes une vie misérable ?

ARLEQUIN, riant.
Une vie misérable, ah, ah ! Le Diable m’emporte si je l’aurais jamais crû ; je dors bien, je mange bien, je bois bien, je ne crains rien, je ne souhaite rien ; et vous appelez cela une vie misérable ? Ah, ah, ah, voilà pourtant un bon malheur : voyons donc votre bonheur à vous ?

MIDAS.
Quelle comparaison ? Je suis riche, moi, j’ai de belles terres qui me rapportent de quoi vivre.

ARLEQUIN.
C’est être riche cela ?

MIDAS.
En ton avis ?

ARLEQUIN, riant.
Je suis donc riche aussi moi ah, ah, ah !

MIDAS.
Toi riche ? Hé tu te moques ?

ARLEQUIN.
Et vraiment oui, je le suis : n’ai-je pas mon petit jardin qui me rapporte aussi de quoi vivre ? Il a nourri tous mes pères, il me nourrira tout de même, je suis si content de l’avoir.

MIDAS.
Sache, mon cher Arlequin, que la plus petite de mes terres vaut vingt jardins comme le tien.

ARLEQUIN.
Qu’est-ce que cela me ferait quand mon jardin serait aussi grand que tout le monde ? Il m’aurait peut-être coûté à avoir beaucoup de peine, ou quelque mauvaise action.

MIDAS, à part.
Qu’entend-il par là ? Voudrait-il dire...

ARLEQUIN.
Et puis en serais-je plus grand, plus beau, plus joyeux, en mangerais-je davantage ? Non ; si petit qu’il est il en nourrirait encore deux avec moi : mais vous comment faites-vous donc ? Vous êtes donc bien gourmand pour manger tant de terres ? En bonne cause que vous êtes tous les jours quatre heures à table, petit comme vous êtes, où mettez-vous donc tout cela ?

MIDAS.
Tout ce que mes terres me rapportent n’est pas pour ma table ; j’en réserve une partie pour mes plaisirs, une autre pour...

ARLEQUIN.
Pour vos plaisirs ? Ha, ha, ha, vous achetez donc vos plaisirs ? Ha, ha, ha. Les miens ne me coûtent rien, aussi du matin au soir je chante, je ris, je saute.

(....)

Extrait de presse

« Martial Poirson continue son patient et remarquable travail d’exhumation du répertoire comique d’Ancien Régime en publiant deux pièces d’un rival malheureux du philosophe de Ferney, Jean Christine Soulas d’Allainval.
Les deux œuvres réunies dans la présente édition, L’École des bourgeois et L’Embarras des richesses, permettent à leur auteur de sortir de l’oubli et de retrouver son rang parmi des contemporains plus illustres comme Dancourt ou Lesage. (...)

Avec la première comédie de ce recueil, l’abbé d’Allainval se distingue largement au-delà du cercle des épigones zélés de Molière. Sur fond d’intrigue matrimoniale, on y voit en effet un petit-maître, le marquis de Moncade, risquer la mésalliance pour éponger ses dettes, en demandant la main d’une Benjamine tout aussi naïve que l’Agnès de l’École des femmes (...) en empruntant un canevas convenu, sur lequel elle greffe des types connus, la pièce se joue néanmoins avec brio de ceux-ci dans leur combinaison, comme en témoigne du reste sa représentation ininterrompue à la Comédie-Française jusqu’en 1830 et sa reprise dans la première moitié du XXe siècle. Elle met en effet à jour de manière éclatante l’irrésistible ascension de la bourgeoisie au moment des Lumières. En bonne comédie de mœurs, typique de cette époque, l’œuvre d’Allainval offre certes une fin résolutive mais prend également acte de la suprématie des puissances de l’argent puisqu’au final les Moncade et les Abraham restent en affaires. (...)

De son côté, L’Embarras des richesses, écrit en 1725 pour le Théâtre-Italien, présente le versant symbolique de cette nouvelle réalité sociale et économique. (...) Le dramaturge a donc cette fois-ci recours à l’allégorie pour tenter d’éclairer la nouvelle réalité financière de son temps, alors que le souvenir de la banqueroute de Law reste vivace dans tous les esprits. (...)

Le prologue de chaque pièce, où l’auteur se met lui-même en scène, notamment celui de L’École des bourgeois, resté jusqu’alors inédit et que Martial Poirson a le mérite de publier pour la première fois, permet de comprendre la dure condition du métier d’homme de lettres, sur laquelle Beaumarchais réfléchira par la suite en rendant un hommage indirect à d’Allainval. »

[Romain Jobez, Revue d’histoire du théâtre, 2007-4]

Vie du texte

Lecture de L’École des bourgeois par Aurélie Rusterholtz, à l’Espace 44-Le Grand T, dans le cadre d’un partenariat avec l’Université de Nantes, le 18 décembre 2007.

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