Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Scène 1

VOIX DE LA FEMME

Qui marche sur la route
frôle les clôtures
s’approche des maisons
seul, le regard de cendres
depuis combien de temps
cet homme marche sur la route
Sur ses épaules un ciré
gris que le temps délave
Derrière la toile la chair
fait un bruit de mastication
Qui marche sur la route
Un homme peut-être un étranger
Sous l’habit roide la chair
est désormais couleur de vase
et dans son corps circule
cette idée qu’on se ferait d’un mort
Il s’égare parfois sur la lande
le long des voies ferrées
intranquille fantôme
Le soir il descend vers la ville
franchit les zones industrielles
s’approche des maisons
toujours plus près de nous
si près de nous
cependant
Je l’ai vu dériver parfois vers d’autres lieux
cherchant près d’autres gens
Il est ici maintenant
dans le parc sous ma fenêtre
immobile s’excusant
Debout ce soir dans le jardin public
les jambes noyées dans la boue de ses pieds
il attend — tout est lenteur
et dans son corps circule
cette idée
Et désormais il est là
Et si tu tournes ton regard vers ce coin sombre dans la cuisine
tu sais que tu pourras le voir
debout près de la porte
visage éteint
suant sa lourde solitude
s’efforçant de sourire
désemparé pourtant
toujours plus près de toi
si près de toi
imprécisément

(…)

Scène 2

(…)

L’homme est seul dans la chambre des machines. À proximité une journaliste interroge le (la) DRH de l’entreprise et le médecin du travail. Nous prenons leur conversation en cours.

DRH. – Avant la fin du mois docteur, ils doivent tous venir vous consulter.

Médecin. – Je suis médecin, je ne suis pas psychologue.

Journaliste. – Mais vous avez votre mot à dire.

Médecin. – Non, je n’ai rien à dire. Si j’avais quelque chose à dire…

Journaliste. – Parlez. Il faut bien que quelqu’un explique.

Médecin. – En cinq ans, deux usines ont fermé ici. Les cadences ont triplé. Nouvelles méthodes de marketing, ils appellent ça le Hoshin. Ils l’ont importé du Japon.

DRH. – Le Hoshin nous a apporté beaucoup, et le Kaisen aussi, c’est indéniable.

Journaliste. – De quoi s’agit-il ?

DRH. – Un système de management particulièrement efficace ; il permet à l’entreprise de concentrer tous ses efforts sur la réalisation rapide d’un seul objectif.

Médecin, ironiquement. – En mettant toute la pression sur ses salariés !

DRH. – Le Kaisen c’est l’amélioration permanente.

Médecin. – Résultat : rendement maximum, chaque pause minutée, pas de temps pour discuter ! Les gars sortent juste dehors fumer un clope et envoyer des textos. La rivalité entre les salariés est discrètement encouragée. Cette violence, les gens la retournent contre eux-mêmes. Alors qu’ils devraient d’abord, je ne sais pas, oui, la retourner contre nous.

DRH. – Nous ne sommes pas responsables.

Médecin. – Alors qui est responsable ?

DRH. – Il faut voir tout ça à l’échelle mondiale.

Journaliste. – Sont-ils heureux dans leur travail ? Quelqu’un m’a parlé de la terreur que c’était pour lui, maintenant, d’aller au travail.

Médecin. – Et de la terreur encore plus grande de le perdre.

Journaliste. – Ils continuent, mais dans leurs regards déjà, c’est comme s’ils avaient renoncé.

Médecin. – Je vous vois venir. Leurs regards. Croyez-moi,il n’y a rien de bon à remuer tout ça. On commence par regarder, on interprète, et puis après ? Ne perdez pas votre temps. Il n’y a rien dans leur regard qui vaille la peine d’être déchiffré.

Journaliste. – Vous pensez qu’il est inutile de chercher à les comprendre ?

Médecin. – Les comprendre ? Nous passons notre temps à essayer de les comprendre ; je vois défiler ici tout un bataillon de gens très compréhensifs, et derrière eux toute une société prête à comprendre.

Journaliste. – Vous ne pouvez pas nous reprocher de faire un effort.

Médecin. – Mais non, continuez à comprendre, si vous en avez tant besoin. Je vais vous choquer, mais voyez-vous, ce que je trouve de plus sadique c’est d’avoir donné à ces gens-là une conscience. Ils sont condamnés à vivre une vie abrutissante et insipide. Alors elle leur sert à quoi leur conscience ? Pourquoi les avoir rendu sensibles ? Pour qu’ils éprouvent chaque jour leurs limites, leurs souffrances ? Moi je comprends qu’ils cherchent à l’oublier leur conscience.

Journaliste. – C’est la tranquillité du bétail que vous leur proposez.

DRH. – On peut prendre le problème autrement. Ne soyons pas si négatifs.

Médecin. – Positivez Monsieur, positivez. C’est votre travail.

Un temps. Ils observent L’homme occupé à son travail.

DRH – C’est l’équipe de maintenance. Il contrôle les machines.

Journaliste. – Il n’a pas l’air si malheureux.

Médecin. – N’est-ce pas ?

Ils s’éloignent.

DRH. – Pour les cas de suicides, un comité d’observateurs a été nommé par la direction.

Journaliste. – Leurs conclusions ?

DRH. – Ce sont des drames personnels. La direction décline toute responsabilité.

Long silence dans le sommeil des locaux abandonnés.
L’homme, seul, poursuit sa tâche, silencieux comme une chose.

#

La mère et La femme discutent autour d’une table.

VOIX DE LA FEMME

Moi je savais ce qu’ils disaient de lui à l’usine
C’est une brute une bête de somme
un homme morbide et sombre
impossible à diriger
Avec les machines seulement il est à son affaire
mais pour ce qui est du reste vraiment
tu perds ton temps ma fille
Je savais ce qu’ils disaient de lui
Mais l’homme
c’est quelque chose
de tellement différent chaque fois
Et je voulais leur dire comment
ça te vient d’un seul bloc
opaque inexplicable
Et comment tu finis par accepter
le ne-pas-comprendre
de ce qui vient ainsi

La mère. – Je ne vois pas ce que tu lui trouves. Tout ce qu’il fait est brutal. Tu crois qu’il y a quelque chose. Mais il n’y a rien derrière tout ça. Il reste là toutes les nuits à monter et démonter ses engins. Il n’y a pas d’avenir avec quelqu’un comme lui.

La femme. – Il a une histoire lui aussi.

La mère. – Il a une vie terne. C’est un homme sans but. Il est comme ton père, c’est pour ça que tu l’aimes.

La femme. – Oui.

La mère. – Ton père nous a laissées sans explications. Il est parti, et maintenant quoi ? Tu ne le retrouveras pas. Tu ne comprendras jamais. Ce sont des choses qu’on ne peut pas comprendre.

La femme. – Pourtant il doit y avoir quelque chose.

La mère. – Il n’y a rien. Il n’y a pas
quelque chose. Rien chez ton père qui mérite la peine.
Sa vie était celle des gens de son milieu : un travail abrutissant et mal payé, des logements étroits, une nourriture grasse et sans goût, comme passe-temps l’alcool et la télé, et de temps en temps une nuit au trou pour écluser les beuveries du samedi soir. Je n’étais pas heureuse. Et cet homme est comme lui. Je le vois dans son regard, il n’y a pas d’esprit.

La femme. – Il n’est pas comme ça. Ils ne sont pas tous comme ça.

La mère. – Non, ce n’est que ça. J’ai pensé autrement, il y a longtemps. Moi aussi j’ai espéré autre chose. Parfois je voyais dans leur vie terne comme un surplus, le reflet d’autre chose, l’amour peut-être. Mais ça finit par s’éteindre aussi. Un jour ça les quitte, et alors ils passent à la bière.

La femme. – Il y a forcément autre chose.

La mère. – Ne cherche pas. Ce sont des veaux à l’abattoir. Ils te regardent avec leurs yeux de bêtes qui vont au butoir, et tu es prise de tendresse. Tu es comme moi, tu n’aimes pas, tu as pitié. Regarde comment vous êtes tous les deux limités.

La femme. – Laisse-moi maintenant.

La mère. – Tu l’aimes peut-être, pour l’instant ; mais pour finir tu lui feras payer toute cette tristesse et cet ennui. Ton père était comme lui, et j’ai fini par le gommer (Geste.), je l’ai gommé comme ça. (Geste, geste.) Il était là, lui, mais pour moi ça n’existait pas. Des années durant, un fantôme à côté de moi, tu comprends. Et puis il est parti.

La femme. – Laisse-moi.

La mère s’en va, laissant La femme seule.

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