Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Le Camp des malheureux

Première partie : Londres
p. 9-11

I

1.

Tes amis disent que tu t’en fous plein le nez et qu’ensuite tu fonces à l’Opus Café Marilyn express pour sniffer de la coke et gober les champignons hallucinogènes de Grand Roger. Ils disent que tu en prends trois d’un coup avec un grand verre de whisky et qu’après vous planez. Ils disent que vous vous prenez pour des oiseaux ou pour des éléphants. Lui pour un
oiseau, toi pour un éléphant. et que là-dessus vous roulez des joints et vous vous souffletez la gueule avec une beuh asiatique de première. Tes amis disent que ça n’est pas fini, que ça n’est vraiment pas prêt de finir, que ce serait mal te connaître. Ils disent que tu titubes non pas à cause du Subutex ou de la poudre mais à cause du whisky. Que tu titubes non pas à l’improviste, non pas n’importe où, que tu titubes en direction de chez la Reine Mère. Et pour tituber jusque chez la Reine Mère il te faut tituber dans le bus 134. Ensuite tu titubes de la main pour appeler un taxi. Puis tu titubes de l’oeil à la vitre ouverte du taxi parce que tu es déjà complètement défoncée. Il n’est pas 10 h du soir et tu es déjà complètement défaite.

Tes amis disent que tu es couarde mais que malgré tout tu te risques à aller dans la périphérie. Ils disent qu’il n’y a pas plus couarde que toi mais que tu vas quand même au Lots Farmer Club. À peine as-tu mis les pieds au Lots Farmer Club tu t’es précipitée aux chiottes et naturellement pas pour pisser. Tes amis disent que tu n’en fais qu’à ta tête, que tu as décidé d’aller au Lots Farmer Club et que tu as été prête à braver tous les dangers pour ça et maintenant que tu es au Lots Farmer Club tu as naturellement envie d’un homme, tu n’es pas prête à faire une croix là-dessus, même s’il n’y a personne ce soir au Lots Farmer Club. Tes amis poursuivent que tu as finalement épinglé un type et que vous... Mais qu’au lieu de discuter après, qu’au lieu d’échanger quelques mots après, comme une fille sympa, hop tu te rhabilles et tu t’en vas ! D’autres auraient dit quelque chose, toi, hop salut ! Alors le type t’insulte mais toi tu t’en fiches. Tes amis disent que de toute façon ton âme pourrit déjà en enfer. Que de toute façon ton âme rôtit déjà comme un gros steak en enfer mais que ton corps, lui, est bien sous l’abribus au bout du parking du Lots Farmer Club.

Ils disent que c’est la mélasse et la pluie qui rendent toute cette campagne gerbante mais que ce n’est pas pour ça que toi tu rends dans le bus. Que cette campagne anglaise répugnante a de quoi faire gerber mais que le kif de la Reine Mère fait gerber encore plus sûrement et que tu en fous partout. Que de toute façon tu n’es pas poète. Que tu ne regardes rien. Que tu pourrais être arrivée au port d’Amsterdam ou dans la baie de Rio, que l’on aurait même pu t’abandonner
dans le cul d’un volcan. Mais c’est Londres à nouveau,tu es au coeur même de Londres, à Piccadilly, et tu es fatiguée.

2.

Tes amis disent qu’il n’y a pas un type pour désirer une femme pleine de sueur, de gerbe et de kif sauf peut-être Thomas Bernet. Tes amis disent que d’habitude les hommes se détournent des filles qui suent et qui puent la gerbe, tous sauf l’inimitable Thomas Bernet. Ils disent : tu aurais dû finir dans un caniveau ou dans un self matinal merdique, au lieu de quoi, Thomas Bernet le sublime, Thomas Bernet la star de Nothing Hill Gingle Bell, te propose son aide, un parapluie et
un café. Te voilà à couvert d’un drugstore. Tu poses une main humide sur la table en formica ; il pose sa main près de la tienne. Il t’embrasse d’un regard fatigué tandis que tu sirotes à la paille le contenu d’un mug en carton. Il te dit how seductive he finds you. Toi, tu te contentes de sourire. Ton nez coule. Tu demandes un mouchoir, un bout de sopalin, un handkerchief or
something. et lui de vouloir te pincher le nez lui-même. Bien sûr tu t’offusques. Mais après vous rigolez, vous vous marrez, you are laughing together. Avant de te quitter il te laisse sur un bout d’handkerchief son numéro de téléphone. Il te fait promettre de le rappeler.
Of course darling !


LA LONDONIENNE

Morgane est une charade – chapitre 1
p. 37-38

On ne dit rien des peines dont l’objet est perdu en mer. On ne dit pas que la mer augmente le chagrin. Que les vagues qui ont noyé le corps d’un être aimé remontent dans le ventre de ceux qui restent. On ne dit pas que qui meurt en mer remonte à la surface quelque part dans le fond noyé des vivants. On ne dit rien de ce qu’il faut comme place à un noyé pour respirer à l’intérieur
d’un vivant. On ne dit pas le chagrin de Morgane Poulette quand elle apprend la mort de Thomas Bernet. On ne dit pas le téléphone : allô, allô, la mort à l’appareil ! On ne dit pas la course brutale. On ne dit rien, Morgane, de ton attente devant le couloir de la morgue ni de cette première marche funèbre derrière l’infirmier de service. On ne dit rien des cris, des râles et de ta réaction à la vue du corps meurtri de cet hyppolite-là précipité depuis le haut de l’amour jusqu’au plus
profond de la mer. On ne dit pas ensuite, les quelques jours qui ont suivi, où tu ne fus plus sur terre. Où malgré les coups de fils répétés de tes amis, tu es restée chez toi prostrée sur ton divan. « Allô, allô Morgane, nous voudrions te voir ! ». « Allô, allô Morgane ! Viens samedi à la fête-barbecue chez Samantha Foxy ! ». « Allô, allô ! ». Mais tous les allôs se perdent, et tous les allôs se valent, quand le coeur de Thomas Bernet bat au fond de toi et fait un bruit à ne pas entendre sonner le téléphone.

« Je ne peux pas venir ; je n’en ai pas envie. » Ces paroles laissées sur le répondeur de Thomas Bernet tu les regrettes encore. « Je suis trop occupée ; je n’ai pas le temps de te rejoindre. » Ces paroles, destinées à Thomas Bernet alors qu’il te proposait de quitter Londres pour un weekend sur la côte de Newquai, tu les tournes et retournes dans ta tête comme un mantra dont le sens est caché, dont le sens est connu, dont le sens est : je t’ai poussé vers un destin tragique moi qui
ne sais pas aimer. Je paie aujourd’hui le prix inhérent à l’abandon qui est un abandon plus grand encore que seule connaît la mer, que seul connaît le temps, que seuls connaissent les rochers, que seul connaît le fracas de la houle contre les roches. On n’entend plus battre la mer le long du temps que tu parcours, Morgane. On n’entend plus remuer les vagues sur la terre que tu foules. On ne voit pas déferler de tes yeux clairs les larmes d’apaisement qui viennent de loin, du coeur même de la mer, et qui sont bonnes à boire.

« Nous n’avons pas eu le temps de nous aimer », dit une voix à l’intérieur de toi. « Nous avions encore tant de choses à vivre ensemble », dit encore cette voix qui parle en toi. « Pourquoi devons-nous si tôt nous séparer ? », questionne la voix de Thomas Bernet qui parle en toi. Tu te réveilles en sursaut au beau milieu de ton rêve. Tu te redresses tandis que ton chat Périclès s’installe tranquillement sur tes cuisses. et pour la première fois depuis la mort de Thomas Bernet, tu pleures enfin.

On dit que si l’on retrouve le goût des larmes c’est que le coeur est guérissable. C’est que le guérisseur, avant l’anéantissement total, a su faire boire la bonne mixture, a su injecter le bon remède. Il est possible qu’il t’ait fait prendre un cocktail de revenez-à-vous-un-jourprochain
et une aspirine de n’oubliez-pas-de-laisserquelques-gouttes-de-sang-dans-mon-coeur-déchiré. Il
est probable qu’il soit parvenu à distiller, dans la mer de cendres qui est au fond de toi, quelques grammes de pendez-moi-par-les-pieds-mais-laissez-moi-lecouteau-pour-scier-la-corde. On dit que si la terre en engloutissant Thomas Bernet ne t’a pas engloutie toi et tes larmes amères, alors il est probable qu’un guérisseur soit venu te visiter au moment des plus profondes douleurs. Il est possible, Morgane, qu’un guérisseur se soit glissé entre toi et le masque de mort de Thomas Bernet qui repose en toi et qu’il ait versé quelques gouttes d’alcool à remuez-moi-les-misères-du-crâne.

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