Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

11h25.

Où est-ce qu’on attend trente-cinq minutes dans le quartier de la Découverte quand on a dix-huit ans ? Quand on est une fille de dix-huit ans ? T’as une idée d’un endroit pour me faire patienter la carcasse où ressasser mon espoir ?

Réfléchis.

Pas chez Zineb, sa mère appellera la mienne direct « Allô Madame Bendaoud ? Salam aleykoum, c’est Madame Mazouz. Comment allez-vous ? Très bien, je vous remercie. Je vous appelle pour vous signaler une petite chose, rien de grave rassurez-vous mais tout de même je voulais vous prévenir, voyez-vous votre fille est chez moi et on dirait qu’elle a mis la tête dans un four, elle est rouge mais rouge qu’est-ce qui lui arrive ? Comment ? L’espoir ? Bah dis donc, c’est impressionnant à voir. Bien sûr, je vous la renvoie immédiatement. En recommandé hahahahahaha. »

Pas la tante et l’oncle. N’ont jamais compris cette histoire du foot « Mais…. Vous la laissez courir ?! Et taper, genre taper dans un objet ? Mettre un short ? Se blesser parfois ? Mais une fille ne doit pas s’abîmer elle doit se préserver ! Vous la laissez crier comme ça ? Engloutir toute cette eau avidement au goulot de la bouteille, vous la laisser boire comme si elle embrassait ?!! Mais ça ne se fait pas ! Rien de ça ne se fait ! C’est un sport d’hommes et vous la laissez transpirer irradier toute cette chaleur faire des talons-fesses se pommader la peau, vous la laissez sortir DEHORS ?!! Vous la laissez sortir, faire une activité de plein-air ? VOUS LA LAISSEZ RÉFLÉCHIR EN MÊME TEMPS QUE COURIR ?!! Prendre des décisions faire des choix des plans sur la comète rêver à l’avenir vous la laissez vivre VOUS ÊTES MALADES OU QUOI ?!! »

Donc non, pas chez tata-tonton, merci.

Chez Grand-Ma, à la rigueur ? Grand-Ma n’a rien contre (… est-ce qu’en 2027, il y a toujours Grand-Ma… ?)

Ça m’a surprise, tu te souviens comme ça t’avait surprise ?

Tu croyais connaître Grand-Ma – une vieille petite femme à la peau feuillage, la reine de nos goûters, la fameuse inventrice du Loukouign-Amann (mélange de nos histoires gloire familiale à pure base de sucre et de beurre), c’était Grand-Ma quoi, ancêtre depuis la naissance, bloquée dans une autre histoire que la mienne.

Et puis il y a deux ans, pendant un repas de famille, on m’a demandé

« — Alors Najda, le foot ? J’imagine que… (faux air de compassion)

— Quoi, tu imagines quoi (faux air de politesse)

— Ça doit commencer à être plus difficile… Avec toute cette croissance…

— … Mes seins ? (Horreur et furie parmi les convives, mon prénom crépite de toutes parts, les parents gisent à six pieds sous terre). Merci, mais ça va de mieux en mieux, en fait.

— Ah bon. Très bien. Je suppose que pour le moment c’est inoffensif, une tocade.

— Une tocade ? Je me prépare pour la sélection des espoirs de foot féminin de 2017. Dans deux ans.

— Quoi, la sélection ? T’espères pas qu’ils vont te sélectionner, quand même.

— C’est exactement ce que j’espère. Et ce que mon entraîneuse espère. Elle dit que je suis douée. Que je suis l’élève la plus douée qu’elle ait eue depuis des années, en fait.

— Pfffff

— Quoi pffff ?

— Une entraîneuse

— Oui EUSE comme valeurEUSE ce suffixe te poserait-il problème ?

— C’est bien joli mais en 2017 tu auras d’autres chats à fouetter. Ton bac à avoir. Déjà que tu as cassé les pieds à tes parents pour aller au lycée général au lieu d’apprendre un métier, comme tout le monde. Tu coûtes cher à tes parents, tu te rends compte de ça ? Ils ne vont pas gaspiller leur argent jusqu’à la Saint-Glinglin pour une lubie

— C’est pas une lubie

— Pour un hobby

— C’EST PAS UN HOBBY

J’avais un poil exagéré, niveau décibels. Le salon se fait poulailler, festival de récriminations pour les uns, gifle pour moi, j’allai fulminer dans ma chambre.

Imbéciles ils ne comprennent rien à rien, à croire qu’ils n’ont jamais espéré quoi que ce soit ah les cons et les tantes les pires, ça leur plaît tant de vivre ras les babouches avec des mains que rien n’abîme sauf la farine –

Toc, toc.

On frappe délicatement. La voix minuscule d’un corps minuscule filtre par la porte fermée
C’est Grand-Ma.

Grand-Ma entre, Grand-Ma sèche mes larmes, Grand-Ma répand un film de miel sur la colère – petite cicatrice

Je crois que c’est fini que c’est déjà bien je vais pour clore cette tendre parenthèse et puis là des mots à nouveau

Et surtout une voix différente la voix d’une autre femme dans le petit corps connu mille fois enlacé le petit corps plié en origami de ma Grand-Ma centenaire

« - Je t’interdis de renoncer ».

D’où ça vient, cette dureté ?

« — Tu m’interdis ?

— Je t’interdis, tu m’entends ? Ça serait sacrilège. C’est trop rare un rêve de la trempe du tien, c’est trop terrible de rester vissée à sa place conformément à des attentes dont on ne sait pas bien d’où on les sort, pas des tripes ça c’est sûr
J’ai vu le monde depuis les coulisses
Ta mère voit le monde depuis les coulisses
Tes tantes – en coulisses
Les voisines – en coulisses
L’absence de rêves abîme
Toi as le tien
Par-dessus le marché t’as la chance d’avoir des parents avec un minimum de jugeote, le moins borné de mes fils
Tu n’as aucune excuse pour ne pas persévérer ».

Je la contemple ébaubie

« — Faut que tu saches quelque chose. (Et elle n’a pas fini ?! Putain je suis comme deux ronds de flanc). Ton foot, ça doit être génétique.

— Heu… De quelle branche ?

— Je vais te dire un secret. Ma grand-mère à moi, c’était une dingue de sport.

— Ah bon ?

— Une dingue ! Inimaginable. Comme tu t’en doutes, en 1900 les femmes à bougeotte étaient moyennement tolérées, donc ton arrière-arrière grand-père lui interdisait toute activité physique. Mais c’est comme un virus, plus tu l’ignores plus il t’obsède. Alors ma grand-mère profitait des absences de son mari (il était représentant de commerce) pour s’entraîner enfermée dans sa chambre : des pompes, des abdominaux, des génuflexions et un tas d’autres machins comme tu fais toi aussi, vos trucs de torture, mais elle les accomplissait avec un entrain frôlant la démence, et puis quand elle avait des courbatures elle se plaignait d’arthrose prématurée.

— Ça alors

— C’est pas tout ! La nuit, il lui arrivait de sortir en catimini et d’aller courir dans le désert. Running nocturne, sa façon de rêver. Après tout chacun la sienne. Elle, elle avait élu le silence, les étoiles, de quoi exsuder tout le quotidien harassant, morne à vomir. La nuit ne l’épuisait pas, la nuit la rendait à elle-même. Elle se réveillait le matin neuve comme l’aurore. Bon, évidemment, pour que personne ne se rende compte de quoi que ce soit, elle devait s’empiffrer de baklava et ingérer l’huile d’olive par rasades, il fallait compenser ce qu’elle avait brûlé de calories et recouvrir de graisse tout le muscle façonné. Au final ce n’était pas une panacée côté santé, trop de grands écarts goinfrerie le jour et marathon la nuit… Mais grâce au sport elle a vécu autre chose.

— La liberté ?

— La liberté. »

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