Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
— 10.
la fille
j’aime m’asseoir près de la rive du fleuve
je pose la fatigue de ma petite vie sur un banc
toujours le même
c’est mon banc
j’ai laissé mon sang
sécher sur son bois
je l’entretiens
je le nettoie
et je reste lÃ
immobile
je regarde l’eau du fleuve
mes yeux coulent
parfois
j’aime sentir la bruine acide rafraîchir ma peau
je ne pense à rien
je regarde l’eau voyager
j’essaie de définir sa couleur
la couleur de ce que je vois
nommer ses nuances
inlassablement changeantes
chaque jour je peins le fleuve
avec le pinceau de mes yeux
tout le temps
la bruine froide
coule entre mes cheveux
des gouttes roulent
sur mes tempes battantes
j’écoute mon cÅ“ur
ma vie bat
le fleuve s’en va
il emporte avec lui les feuilles noires des arbres
les branches asphyxiées
des nappes d’huile arc-en-ciel
et moi je reste
assise sur mon banc
des impressions s’emparent de moi
plus rien ne peut m’arriver
plus rien ne m’arrivera
seule l’eau du fleuve connaît mon existence
je suis la seule à connaître la sienne
et j’attends
les heures passent comme les nuages
je m’ennuie le jour
et j’attends la nuit
— 11.
la mère
et demain
et après demain
que comptes tu faire
la fille
regarder les eaux du fleuve monter
la mère
tu ne sais pas
tu n’y réfléchis pas
la fille
je ne sais pas
la mère
une mouche
la fille
je n’y réfléchis pas
la mère
ici
la fille
si je sais !
je m’occuperais du chien
la mère
petite mouche
tu t’invites chez les gens
sans demander autorisation
tu nous visites
puis tu repars
sans merci sans au revoir
la fille
j’ai rencontré un chien
la mère
comme l’hiver
la fille
près du fleuve
il vient me voir
chaque jour
il s’approche
la mère
un courant d’air
la fille
bientôt
je le caresserais
la mère
d’où vient-il
la fille
je ne le vois jamais arriver
il apparaît soudainement
la mère
sous la porte
la fille
je veux lui donner un prénom
la mère
une fuite
la fille
amour
la mère
toute notre chaleur s’échappe
la fille
amour
va chercher
amour
ici
amour
au pied
au pied
bien
calme
petit amour
calme
tout doux
tout doux
petit amour
— 25.
le père
ils m’ont dit que tout allait bien se passer
des heures de questions
je ne voulais pas répondre
alors ils m’ont promis un nouveau séjour en prison
nu
sous une lumière blanche
je n’ai pas eu le choix
ils ont analysé mon état physique
ma santé psychique
mes indices de vie
les résultats sont tombés aussitôt les examens achevés
j’ai encore trois pour cent de capacité productive
je ne dois pas rester sans rien faire
ils m’ont trouvé un emploi
quelques heures par semaine
une quarantaine
je commence demain
dans un sous sol
au fond d’un couloir
quelque part sous les cellules aux lumières blanches
[...]
Lamineurs est sélectionné par le comité de lecture, dirigé par Denys Laboutière, du Théâtre des Célestins à Lyon, en 2006.
« Première pièce éditée de Christophe Tostain, Lamineurs fait autant peur que sourire. Car cette immersion ironique, catastrophique, dans une société soumettant l’humain aux finalités de l’économie navigue entre absurde et horreur. »
[Tatouvu, Manuel Piolat Soleymat, nov. 05 - janv. 06]
« Lamineurs, surtout, nous a vivement intéressés par ce qu’elle développe à propos de la mort du monde ouvrier, des ravages de la marchandisation du monde et de l’esprit de rentabilité du libéralisme sur les corps et sur l’idée d’humanité. (...) La structure dramatique, foncièrement dialectique, nous a paru produire des effets de sens très surprenants et efficaces, par croisements de discours et de motifs.
Ainsi, le retournement, à partir de l’arrestation du Père, qui, du refus, conduit à la soumission et à la participation complice (du Père qui tue les gens, de la Mère qui a de la viande, de la société qui prospère et où la Fille n’a plus d’espace) accomplit-il un tour
de force sans déraper dans une démonstration volontariste, autoritaire. Par ailleurs, le très beau mouvement narratif interne, alternant et mêlant avec souplesse des moments dialogués et des récits croisés, parvient à rendre compte à la fois du mouvement de la mémoire et de l’isolement des consciences comme de la profondeur essentielle de leurs échanges.
L’écriture enfin avance avec assurance et rigueur dans de courts vers libres et droits, d’une grande force d’évocation picturale (notamment les paysages donnés par la Fille). Elle restitue la véracité de l’implication intime dans l’ordre du monde, sans ostentation, ni préciosité (...) Nous avons un peu pensé à l’écriture de Jon Fosse, mais la vôtre, ici, reste très concrète sans recherche d’ineffable et de silence. Nous l’avons beaucoup aimé. »
[Comité de lecture du Théâtre national de la Colline, Paris, déc. 2005]
Extrait de la note d’intention du metteur en scène, Christophe Gonzeran, compagnie Fahrenheit 451
« L’écriture ici ne s’apprivoise pas facilement, il faut lire et relire pour comprendre son rythme, voire plutôt ressentir son souffle propre, sa poésie, sa dureté, son va-et-vient entre évocations sensibles et vocabulaire authentique, concret. Il n’est pas question d’un reportage sur le monde ouvrier, d’une Å“uvre militante mais d’un cauchemar d’après une réalité que chacun reconnaîtra. »
Lecture dirigée par Juliette Croizat au marché de l’édition théâtrale, place Saint-Sulpice, Paris VIe (28 juin 2005).
Lecture par Didier Sandre lors de « Texte nu » organisé par la SACD - France culture dans le cadre du festival Nîmes culture (10 juillet 2005).
Diffusion sur France Culture de cette lecture le 6 décembre 2005.
Lecture d’extraits (sélection du comité de lecture) et débat avec Christophe Tostain lors de la manifestation « Auteurs présents », Théâtre des Célestins, Lyon, le 19 mai 2006.
Lecture dans le cadre du Festival « Les Visiteurs du Noir », dirigée par Michel Vivier, Théâtre de la Presqu’île, Lyon, les 27 et 28 janvier 2007.
Lecture par la compagnie du Fa, dirigée par François Bourcier, au Théâtre des 2 Rives à Charenton-le-Pont, le 23 avril 2007.
Lecture dans le cadre des 2e Rencontres de la petite édition, Limoges, du 20 au 23 septembre 2007.
Autour de « Ecritures et résistances », rencontre-débat avec notamment Christophe Tostain et lecture d’extraits de la pièce, médiathèque de Ganges, le 13 octobre 2007.
Chantier de création dirigé par Christophe Gauzeran, compagnie Fahrenheit 451, avec Catherine Chauvière (La Mère), Juliette Croizat (La Fille), Jean-Yves Duparc (Le Père), Laurent Mothe (La Voix), Institut culturel hongrois, lors du Salon du théâtre, Paris, le 23 mai 2010.
Chantier de création (suite) au Théâtre de la Belle étoile (93) le 5 février 2011.