Éditions Espaces 34

Extrait du texte

[Extrait p. 137 et suivantes]

Edward Bond

Restoration d’Edward Bond est une pièce brillante ; Lord Are, le personnage que je jouais, est un des rôles les plus finement spirituels du théâtre contemporain. Le problème de ce spectacle au Royal Court fut, comme tant de fois, le metteur en scène. Le fait que l’auteur et lui fussent la même personne ne rendait pas la situation plus agréable. (...)
Pour un acteur, le rôle de Lord Are est un rêve ; quelques semaines à peine après le début des répétitions, c’était devenu un cauchemar. Mon intuition de départ était fausse, je le voyais bien. Edward m’interrompait toutes les deux minutes pour me signaler une erreur d’inflexion ou une suraccentuation ; là encore, je voyais bien qu’il avait raison, mais ça ne servait à rien. Pourquoi mes intentions de jeu tapaient elles toujours à côté ? Il fallait que je sois au clair avec mon idée du personnage. Edward décréta des répétitions en fin de soirée, qui, vu les circonstances, revêtirent un caractère de « colle ». À l’une de ces répétitions, je pris le taureau par les cornes. Je commençais à me détester de gâcher ainsi un des grands rôles du théâtre moderne.

— Edward, lui dis-je alors, je refuse de quitter cette salle tant que je n’aurai pas prononcé au moins une réplique qui soit le personnage.

J’estimais que si je parvenais à en avoir un avant-goût... ne serait-ce que sur une réplique, à vraiment m’abandonner à cette sensation - ce que ça fait d’être Lord Are -, je pourrais fonder, à partir d’elle, toute ma conception du bonhomme.

— D’accord, acquiesça Edward jovialement.

Nous entamâmes le premier monologue. Il m’arrêta.

— Non, lui dis-je, on n’y arrivera pas comme ça. À quel animal il ressemble ?

Si je pouvais trouver la forme extérieure de cet homme, ce serait déjà ça.

— Aucune idée.

— Bon, moi je peux te dire comment je le joue : comme un chameau.

— Non, non, tu te goures complètement.

— Un paon ?

— Tu sais comment ils sont faits, les paons ? Des animaux de proie, tu sais. Ils te piqueront la bouffe dans l’assiette.

Pour une raison ou pour une autre, il ne voyait pas où je voulais en venir.

— Bon, et si c’était un genre de musique ?

— Euh... ce serait un piano sur lequel on jouerait avec un stylet.

Merci bien, pensai-je, tu parles d’un tuyau !

— Et autre chose : c’est comme un carrosse du XVIIIe siècle, avec un moteur à vapeur.

Comment expliquer à Edward que ce qu’il me fallait était beaucoup plus simple, du concret : un truc qui me donne une sensation.

— Je crois que je commence à entrevoir ce que tu veux dire, mentis-je. Réessayons le monologue.

Au bout de deux phrases, Edward m’arrêta de nouveau.

— C’est un petit peu mieux, fit il, mais tu compliques encore trop. Tu ne vois pas que lorsqu’il parle au public il parle à ses amis ? Il s’attend à ce que ceux-ci soient du même avis.

— Aaaargh ! m’écriai-je.

Enfin je tenais une piste. J’improvisai deux ou trois phrases. Edward rigola... pour la première fois. J’en essayai encore quelques-unes... puis tout le monologue. Ça y est, je l’avais. Tout vint d’un seul coup. Le rayonnement, propriété essentielle du tempérament de cet homme, se précisa. Sa vie entière se déroule dans l’assurance d’être approuvé de ses amis ; et qu’est-ce qui compte d’autre pour un gentleman ? Nous en restâmes là, et chacun rentra chez soi. Nous savions tous deux que ça avait fait tilt. Le reste était facile : il n’y avait plus qu’à le jouer. Toutefois, maintenant que la vie de ce personnage avait été établie, elle allait vouloir s’épanouir.
Cette impression d’une vie indépendante du personnage n’était pas étrangère à Edward. C’était lui qui, à ma question : « pourquoi cet homme s’appelle Lord Are (R) », avait répondu : « C’est tout ce qu’il a voulu me dire. » Et lui encore qui m’avait raconté cette merveilleuse histoire de son écriture du Bundle. Quand un des personnages s’était mis à s’emparer de toutes les scènes dans lesquelles qu’il figurait. La RSC appelait tous les jours pour savoir comment avançait la pièce.

— Bien, leur disait Edward, mais j’ignore absolument comment ça finira, à cause de ce personnage.

Finalement, la RSC déclara :

— Il nous faut absolument la pièce la semaine prochaine pour commencer la distribution.

— C’est bon, dit Edward. Je vais le tuer.

C’est ce qu’il fit, et la pièce fut prête à la fin de la semaine.
Mais ce qu’Edward ne comprit jamais, c’est que l’acteur doit ressentir en lui la vie du personnage pour le jouer, il doit laisser cette vie-là envahir sa conscience. Les écrivains se sentent souvent propriétaires de leurs créations : en fait, ce qui se passe, c’est que la créature à laquelle ils ont donné naissance a une existence indépendante.
Il refusait aussi d’admettre qu’incarner un autre être humain est une affaire complexe et perturbante, qui nécessite de la concentration et certains égards. Dire qu’il faudrait considérer un acteur comme une femme enceinte est peut-être pousser le bouchon un peu trop loin, mais ce qui en train de se produire est bien un processus analogue de bouleversement interne. Te voilà en train de décomposer tes propres modèles de pensée pour essayer de les reconstruire de telle façon qu’ils épousent ceux du personnage, de t’ouvrir un chemin dans un territoire affectif qui pourra te paraître étrange et difficile, de chercher le centre énergétique d’une créature totalement étrangère. Certains troubles moteurs se déclarent, la coordination musculaire se délabre. Des mots du texte apparaissent confusément, tout au bout d’un long tunnel. Tes antennes mentales se tendent désespérément, à l’affût du moindre indice, tandis que ton système psychoaffectif semble faire des courts-circuits à tire-larigot, provoquant une horrible constipation des impulsions, une émotivité sous haute tension mais totalement inexpressive, que ne soulage nullement le fait de te retrouver pourvu, sans raison apparente, de six mains et de quatorze pieds. Déplacer une chaise d’un bout à l’autre du plateau, ou boire une tasse de thé, pose des problèmes insurmontables.
Edward ne voyait rien de tout cela. Peu de metteurs en scène le voient. La plupart, cependant, reconnaissent que le travail est difficile et réclame certaines conditions. Pas lui. Le bruit, les gens qui traversent la salle de répétitions, les spectateurs occasionnels, il n’y voyait pas d’inconvénient. Après tout, les gens dans les usines bossaient dans des conditions autrement incommodes. (...)
Au cours de la première semaine de représentations eurent lieu certaines réjouissances royales, un mariage ou un anniversaire, célébrées par un gigantesque feu d’artifice sur la Tamise. Comme on aurait pu s’y attendre, ce soir-là le théâtre était désert, et l’adrénaline qui avait permis, d’une manière ou d’une autre, à la mise en scène de passer fut brusquement absente. Tout ce qui n’allait pas dans ce spectacle devint limpide. Ce fut une soirée lamentable.
Je rentrai chez moi furieux, et profondément offensé. C’était une telle humiliation. Pensait il vraiment qu’une mauvaise mise en scène d’une pièce radicale était plus radicale qu’une bonne mise en scène ? Pensait il que les savoir-faire des metteurs en scène et des comédiens étaient des attributs sans importance ? Avait il seulement idée de ce par quoi passaient les comédiens pour créer - ou plutôt recréer - le personnage ? Était il content que nous nous retrouvions avec cette mise en scène passablement torchonnée de Restoration, tout ça pour que la RSC le monte dans cinq ans avec Alan Howard dans le rôle de Lord Are, et que là, il soit acclamé comme un chef-d’œuvre - ce qu’il était certainement ? Et me voici à déblatérer tout mon soûl à voix basse sur le chemin du retour, avançant d’un pas lourd sous un ciel à la Jackson Pollock, festival d’explosions de serpenteaux et de chandelles romaines. Arrivé chez moi, je dénichai une bouteille de whisky et allai droit à ma machine à écrire. « Cher Edward », commençai-je, et je lui exposai toute l’affaire aussi explicitement que j’en étais capable. Une heure ou deux plus tard, le copain avec qui je partageais l’appartement me découvrit à son retour, tapant toujours comme un forcené sur ma machine à écrire, une bouteille de whisky vide à portée de la main.

— Qu’essssupenssça ? bafouillai-je en arrachant la feuille de la machine à écrire.

— Ça fait qsthx hsdrat qwtypnk sfgt.

— Ah ! fis-je en glissant lentement de ma chaise sur le sol.


[Extrait p. 162-164]

La première lecture

Hormis au National Theatre, les répétitions ont lieu dans des salles paroissiales ou des clubs sportifs de garçons, ce type de bâtiment étant sans doute choisi soit pour nous remettre en mémoire les origines rituelles du théâtre, soit pour nous rappeler que les comédiens sont des enfants. N’importe, ces endroits ont tous le même caractère rudimentaire : parquets usés, barreaux aux fenêtres, tuyauterie primitive, jamais d’air en été, jamais de chauffage en hiver, et jamais de lumière à n’importe quelle époque de l’année. Au mur sont affichés les tableaux de service des sacristains ou les équipes de foot du dimanche suivant. Il peut y avoir un bulletin de la paroisse tiré à la ronéo. Partout il y a des caisses à thé pleines de bouquins, de bric à-brac et de sacs à main en plastique : un capharnaüm. Il y a aussi des tables et des chaises. Quelque part se trouve, doit forcément se trouver, une cuisine. De tout temps, mais d’autant plus un premier jour de répétitions, c’est là que se situe le pivot de l’opération. Des répétitions, déjà, ça carbure au thé, mais ce premier jour en est carrément inondé. Les régisseurs ont, comme il se doit, débarqué une demi-heure avant tout le monde et veillé à mettre de l’eau à bouillir. Et comme ce sont des anges, ils ont probablement acheté quelques paquets de biscuits.

L’équipe régie est de tout temps extraordinaire, mais jamais autant qu’un premier jour de répétitions. Ce sont les seuls, de toute la salle, à être relativement détendus. Ils n’ont rien à prouver, eux. Ils sont toujours de très bonne humeur, et c’est d’un grand réconfort. Pour le reste d’entre nous, ça ressemble à la pire soirée qu’on ait jamais connue. Un par un, les acteurs entrent furtivement, piquant droit sur la théière. Puis ils dérivent vers le gros de la salle, buvant à petites gorgées avides leur thé beaucoup trop chaud en produisant des « Ha ! » après chaque lampée, comme si c’était du nectar ou leur première tasse de thé depuis des mois, alors qu’ils viennent en fait de s’en envoyer frénétiquement des litres à la gargote du coin pour s’être radinés une heure trop tôt. Peu à peu, l’acteur commence à reconnaître d’autres acteurs : s’ils sont célèbres, mais qu’il ne les a jamais rencontrés, s’ensuivent un tas de petits saluts et de hochements de tête agrémentés d’un demi-sourire quelque peu asiatique. Finalement, il va sûrement tomber sur quelqu’un qu’il connaît, à peine, et tous deux vont faire un petit groupe et rester plantés là à dire des blagues, boire du thé, manger des biscuits, fumer des cigarettes et trembler. De l’extérieur, on les croirait merveilleusement détendus, de vieilles connaissances de vingt ans, tout à fait sûrs de leur talent. À l’intérieur, c’est l’enfer.

Dans l’ensemble, l’atmosphère d’une première lecture évoque un groupe de soldats mobilisés, ou de gens embrigadés contre leur gré. Quand les acteurs échangent des regards en de pareilles occasions, le message qu’ils s’adressent exprime une sombre communauté de pensée, comme qui dirait : « Pas de veine, mon vieux. On s’en sortira bien d’une façon ou d’une autre, va. T’inquiète ! » Nulle part, à aucun moment ce jour-là, on ne sent la moindre euphorie ni la moindre surexcitation. S’il y a une vedette, on entend son rire fendre l’air. Pauvre créature, songez-vous, elle/il doit être à bout.

Enfin le metteur en scène, dans un état manifestement pire que n’importe qui d’autre, invite tout le monde à s’asseoir en cercle, refuse de dire quoi que ce soit sur la pièce, et propose une « petite lecture ». C’est l’expression consacrée. « Amusez-vous », dit il. C’est l’autre expression consacrée. Épidémie de bronchite. Des gorges s’éclaircissent. Des chaises sont brusquement rapprochées. Et le silence se fait. « C’est bon, Tony ? » demande-t il à l’acteur qui parlera le premier. « Bien. Quand tu voudras. » Et c’est parti.

Personne n’entend les premières pages. Ils en sont tous à essayer de calculer combien de temps les sépare du moment où ce sera à eux de parler. Il se peut que quelques-uns sautent subrepticement les pages jusqu’à celle de leur première entrée. Certains acteurs marmottent même leurs répliques pendant que d’autres sont en train de lire. Mais au bout d’un moment, la pièce commence à polariser toutes les attentions. Le premier rire survient normalement au bout de dix minutes : un acteur facétieux ou un personnage facétieux brise la glace. C’est étonnant le nombre de très bons acteurs qui trouvent la lecture à vue difficile, et il peut y avoir de grands pans de la pièce qui défilent dans le brouillard. D’autres acteurs, en revanche, lisent brillamment, et vous serez stupéfait de découvrir les possibilités d’un rôle qui vous avait paru fade ou indéfinissable.

En ce qui te concerne, tu es toujours surpris de l’efficacité de certaines phrases ou de certains passages, et toujours écœuré par ton incapacité à bien rendre les temps forts du texte, surtout les grandes tirades brillantes. Vient toujours s’y ajouter cette conviction sourde et tenace que la moitié des acteurs sont en train de penser : « Comment ça se fait qu’on l’ait pris, lui ? » N’empêche que le simple fait d’entendre la lecture - d’entendre l’équilibre des voix et de commencer à deviner la forme de l’ensemble - est déjà exaltant. Ça commence à prendre de la tangibilité. Une fois la dernière page tournée, c’est le soulagement général, il se dit quelques phrases admiratives sur la pièce... et du thé est redemandé. L’équipe régie aura, en fait, déjà mis l’eau à chauffer, ayant jugé que la fin de la lecture approchait. (Le grand talent de la régie, c’est l’anticipation.) Des cigarettes sont allumées, s’y joint la conversation, et pour la première fois s’exprime quelque chose qui ressemble à du plaisir. Le thé arrive. Le metteur en scène prend la parole. Il ne veut rien dire sur la pièce, si ce n’est que nous avons là une distribution merveilleuse et que ça va être formidable, pour peu qu’on réussisse à obtenir de Simon Callow qu’il cesse un instant de parler (remplacer S. C. par tout autre acteur dont l’absence de susceptibilité est suffisamment notoire), X - l’auteur - est là pour répondre à toutes les questions que vous pourriez avoir à lui poser (l’auteur de minauder), et maintenant je pense que nous devrions jeter un coup d’œil sur le décor et parler tous un peu avec Rowena (la créatrice des costumes).

La présentation de la maquette du décor est en fait une politesse, une sorte de rituel social, parce que la plupart des acteurs ne savent tout simplement pas lire une maquette, et ne connaissent, de toute façon, pas suffisamment la pièce et ses problèmes en ce premier jour pour savoir quelle incidence ce décor risque d’avoir sur leur travail. Le décorateur explique toujours son décor avec quantité de détails, les comédiens posent quelques questions pour la forme, et tout le monde convient ensuite que c’est formidable.

Les discussions sur les costumes sont complètement différentes. Tout comédien a fait cruellement l’expérience de costumes qui ont trahi sa conception du rôle, et les comédiennes, en particulier, savent très bien ce qui leur va, et quel effet produit telle coupe ou tel tissu. Ces discussions sont, dès le début, rudes et serrées ; c’est un ardent marchandage des deux côtés, la décoratrice luttant pour sa vision des choses, les comédiens pour la leur : vraiment très sain comme relation.

Il est rare qu’on fasse du travail sérieux le premier jour. Le metteur en scène est pris par des réunions avec les divers responsables techniques, etc., alors on se sépare, sans doute pour aller prendre un pot ou déjeuner avec des potes, ou, dans mon cas, rentrer chez soi se payer une dépression nerveuse.

Haut