Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Avertissement

[p. 17-21]

[...]

Vous êtes immobiles, totalement immobiles

Vos cuisses sont immobiles, vos hanches sont immobiles, vos poignets sont immobiles, vos genoux sont immobiles, votre langue est immobile, vous serez immobiles

Vous serez immobiles et vous ne bougerez plus

Parfaitement immobiles comme vous le serez vous entendrez votre cœur

Vous entendrez les battements de votre cœur immobiles comme vous le serez

Vous serez immobiles et vous entendrez votre cœur battre et vous imaginerez que d’autres cœurs battent au même instant

Au même instant vous imaginerez être entourés de cœurs qui battent en cadence

Autour de vous vous imaginerez que d’autres cœurs battent en cadence au même instant

Vous imaginerez qu’il n’y a qu’un seul cœur qui bat et vous imaginerez que ce cœur est le vôtre

Vous imaginerez qu’il n’y a qu’un seul cœur qui bat et vous imaginerez qu’il n’y a qu’un seul corps

Vous imaginerez qu’il n’y a qu’un seul corps, un grand corps, et qu’il n’y a qu’un seul cœur et vos yeux sont les yeux de ce grand corps et ce grand corps a vos yeux et chacun des yeux de ce grand corps me regarde

Je suis regardé par tous les yeux de ce grand corps

Je suis seul et devant moi se tient chacun des yeux de ce grand corps qui me regarde

Un grand corps se tient devant moi et je suis regardé

Je suis regardé par la multitude des yeux d’un grand corps qui se tient devant moi

Devant moi j’ai le grand corps couvert d’yeux qui me regardent

Devant moi je sens le grand corps qui respire et me regarde

Ce grand corps respire

Je suis seul et devant moi se tient le grand corps qui respire

De là où je me tiens je sens sur moi le souffle du grand corps qui respire par une multitude de narines

Je sens l’air d’une multitude de narines qui se mélange en cadence et paisiblement

Je sens l’air autour de moi aspiré par une multitude de narines et se mélanger en cadence et paisiblement

En cadence et paisiblement je sens l’air se déplacer de l’intérieur vers l’extérieur d’une multitude de narines

Dans une multitude de narines je sens l’air entrer en cadence et paisiblement

Puis je sens l’air sortir en cadence et paisiblement et se mélanger à l’air des autres narines

Il n’y a qu’un seul air et cet air est partagé par chaque narine

Chaque narine partage l’air avec chaque autre narine et cet air passe d’une narine à l’autre

L’air entre profondément jusqu’à l’intérieur de chaque corps puis il ressort à l’extérieur de chaque corps en passant par chaque narine

Chaque fois que l’air entre dans chaque narine les poils qui tapissent l’intérieur de ces narines se courbent

Les poils de ces narines se courbent comme de grandes algues

Comme de grandes algues qui se courbent sur les rochers lorsqu’une vague arrive, les poils qui tapissent vos narines se courbent vers l’intérieur de vos narines quand l’air entre

Puis comme les grandes algues se courbent sur les rochers dans l’autre sens lorsque la vague se retire, les poils de vos narines se courbent vers l’extérieur de vos narines lorsque l’air se retire

Lorsque tout l’air s’est retiré, l’air entre à nouveau dans vos narines et courbe les poils de vos narines vers l’intérieur comme l’eau courbe les grandes algues sur les rochers

Comme de grandes algues les poils de vos narines se courbent

Chaque fois que l’air entre ou sort de vos narines vos poils se courbent dans un sens puis dans un autre

Vous devez sentir dans vos narines un flux puis un reflux

Dans vos narines vous devez sentir un flux puis un reflux

Vous devez sentir l’air entrer puis vous devez sentir l’air se retirer

L’air entre puis il sort

L’air entre en vous puis l’air s’échappe de vous

À cet instant vous respirez profondément

Votre respiration est profonde, elle est paisible

Vous sentez vos épaules monter puis vous sentez vos épaules descendre

Vous sentez monter vos épaules quand l’air entre

Quand l’air sort vous sentez vos épaules descendre

(Monter descendre) x 37

Quand l’air entre, vos côtes se soulèvent

Vos côtes se soulèvent quand l’air entre et quand l’air sort vos côtes se rétractent

Quand l’air entre, vos côtes se soulèvent et la viande entre vos côtes s’étire

La viande entre vos côtes s’étire quand l’air entre et quand l’air se retire cette viande se rétracte

Cette viande entre vos côtes s’étire puis cette viande se rétracte

Autour de vous vous entendez d’autres viandes qui s’étirent puis se rétractent

Vous êtes entourés de viandes qui s’étirent et se rétractent en cadence et paisiblement

Votre viande s’étire puis se rétracte

Vous respirez profondément, vous êtes dans une porcherie

Vous vous sentez bien vous êtes au chaud

Autour de vous l’air est chaud votre viande se sent bien

Votre viande est au chaud

Vous vous sentez bien car vous êtes au chaud

Vous êtes bien au chaud dans une porcherie

Vous avez chaud, vous êtes bien

Vous sentez la paille qui est sous vos pieds

Sous vos pieds il y a la paille et vous la sentez

Vous sentez cette paille sur laquelle vous reposez

Vous reposez sur cette paille

Vous êtes dans une porcherie

Vous avez faim, l’odeur de la paille vous donne de l’appétit

Vous avez de l’appétit vous aimez manger

Vous aimez manger votre ventre est vide

Vous aimez la viande vous aimez les œufs

Votre ventre est vide et vous aimez le remplir

Vous aimez remplir votre ventre

Votre ventre a faim et vous aimez le remplir, votre ventre a le désir d’être rempli, votre ventre a des désirs, votre ventre éprouve des désirs, vous avez des désirs, vous désirez, vous avez des désirs, vous êtes dans une porcherie, vous avez des désirs dans une porcherie, vous avez toutes sortes de désirs, vous n’avez pas un seul désir mais toutes sortes de désirs

Vous ne voulez pas penser à votre sekse maintenant

Votre sekse est ce à quoi vous ne voulez pas penser maintenant

Vous ne pensez pas à votre sekse

Vous n’avez aucun sekse entre vos cuisses, vous ne pensez pas à lui maintenant

Votre sekse n’est pas entre vos cuisses

Entre vos cuisses il n’y a rien à quoi vous puissiez penser

Au bas de votre ventre et vers vos cuisses il n’y a rien

Vers vos cuisses et le bas de votre ventre vous n’avez pas d’organes

Vous n’avez pas d’organes de la génition et ces organes ne sont pas emmaillotés au bas de votre ventre

Vos organes de la génition ne sont pas emmaillotés, ils ne sont pas placés entre vos cuisses

Au bas de votre ventre et vers vos cuisses vous ne pouvez pas imaginer vos organes de la génition

Aucuns poils n’entourent ces organes, vous n’imaginez pas ces poils, vous ne pouvez pas les imaginer

Vous n’imaginez pas la forme de votre organe, la forme de votre organe seksuel ne vous intéresse pas

Les replis de la peau de votre organe seksuel, la teinte de votre organe seksuel, les odeurs qui s’échappent de votre organe seksuel et les poils qui entourent votre organe seksuel ne vous intéressent pas

Ce qui vous intéresse à présent c’est l’organe seksuel de la personne qui est à côté de vous

À côté de vous se tient un mâle ou une femelle et son organe seksuel vous intéresse à présent

L’organe seksuel de ce mâle ou de cette femelle vous intéresse parce qu’il sait parler à votre sekse

Vous ne savez pas parler à votre sekse mais l’organe seksuel du mâle ou de la femelle qui est à côté de vous sait parler à votre sekse

L’organe du mâle ou de la femelle qui est à côté de vous envoie des ondes à votre sekse et votre sekse reçoit ces ondes

Tâchons d’entrer dans le sekse si vous le voulez bien

Entrons dans le sekse et écoutons les ondes du sekse

[...]


Postface

La Grammaire pour quoi faire ?

1 - Parole

J’ai commencé à écrire la Grammaire en imaginant la présence d’un groupe d’individus en dehors de toute parole. J’ai d’abord imaginé des déplacements, des avancées, des reculades, des accouplements, des chocs, des altercations, des corps à corps. Puis j’ai peu à peu tenté de traduire en paroles ces rapports, cette économie du groupe : relations des membres entre eux, évolution de leurs rapports, domination et soumission, imitation, initiation, inertie, contrainte, volonté collective, exclusion, rassemblement et atomisation...
Le plus souvent j’ai imaginé que la parole, avant de transmettre des informations, avait pour fonction de maintenir les contacts entre les membres du groupe. C’est, pour emprunter à la linguistique, la fonction phatique du langage, qui sert « à établir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne (« Allô, vous m’entendez ? »), à attirer l’attention de l’interlocuteur ou à s’assurer qu’elle ne se relâche pas (« Dites, vous m’écoutez ? » [...]) échange profus de formules ritualisées, voire [...] dialogues entiers dont l’unique objet est de prolonger la conversation [...] L’effort en vue d’établir et de maintenir la communication est typique du langage des oiseaux parleurs [...] C’est aussi la première fonction à être acquise par les enfants ; chez ceux-ci, la tendance à communiquer précède la capacité d’émettre ou de recevoir des messages porteurs d’information. » (R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit). Dans cet échange continu de signaux pour entrer ou demeurer dans le groupe, les mots s’apparentent au gazouillis des oiseaux.
Pour produire différentes façons de se mettre au contact des autres, j’ai décliné ce que j’appelle des figures de parole : affirmer, interroger, répondre, répéter, interrompre, surenchérir, dénigrer, confier, imiter, provoquer... En dehors de toute autre motivation, j’ai d’abord envisagé le langage comme un objet dynamique, qui conduit, entraîne, relie, barre le passage, repousse ou attire. Je l’ai imaginé comme un réseau, traçant des lignes entre les membres du groupe, impulsant des manières de se rapprocher ou de s’éloigner. Ceci pour expliquer quelques enjeux.

À première vue, la Grammaire forme un bloc impénétrable, mais elle cache en réalité un labyrinthe où circulent une multitude d’histoires. Cette masse verbale constitue un réservoir de jeux. Les répliques ne sont pas distribuées, pour laisser libre la circulation des mots. Comme dans les jeux de ballon, on se passe la parole, on se la jette, on l’attrape ou on la laisse échapper.
Chacun est libre de s’emparer des répliques qu’il veut, afin d’exister en parole et de construire une espèce de personnage. Les parties improvisées, entre crochets, offrent de faire apparaître le comédien qui se cache d’ordinaire derrière le personnage. Comme dans un solo de jazz, le comédien se détache du groupe pour improviser. Ces parties devraient être abordées sincèrement, sans préparation, sans intention. Elles permettent d’éprouver l’écart entre le balisé et l’errance, l’habit et la nudité. À ces moments, j’ai en tête l’image d’une route bien tracée, celle du texte, qui devient soudain verglacée lorsqu’une partie improvisée se présente devant le comédien, et sur laquelle il peut chasser, glisser, déraper puis se rétablir. Profiter de ces instants pour ressentir, entendre le changement de voix qui s’opère, réfléchir à ce que l’on fait, penser à soi.

Que font les comédiens tandis qu’ils parlent ? La volontaire absence d’indications scéniques (que le présent texte cherche à contourner) masque le fait qu’ils ne cessent d’agir. Il faut comprendre que la Grammaire, moins que du sens, véhicule une énergie qui rend les comédiens extrêmement mobiles, et que les mots, les particularités orthographiques et syntaxiques, sont autant de tremplins pour l’action. Il faut imaginer qu’au-delà du bavardage des dizaines d’évènements s’entremêlent : rencontres, complots, alliances, flirts, repas, expériences, jeux, comme si les comédiens jouaient sur deux tableaux dissociés, mais qui se reflètent l’un dans l’autre : l’un fait de ce qu’ils disent, l’autre de ce qu’ils font. Enfin un rôle muet, égaré au centre de ce bavardage, n’est pas à exclure.

2 - Matériau

La Grammaire s’offre comme un catalogue de propositions, comme un manuel pour inventer la vie sur scène : ce qu’on peut y faire, ce qu’on peut y dire, à qui et avec qui l’adresser. Elle comporte des épisodes, des exemples à compléter, des exercices, elle propose d’improviser. Elle invite à chercher, à se questionner, à retrousser ses manches car rien n’y paraît donné de façon immédiate.
Le texte est avant tout une invitation pour le comédien à jouer, moins en incarnant telle ou telle identité, qu’en considérant déjà sa propre présence comme un élément de jeu. Il cherche, en somme, à montrer des individus qui jouent le jeu de ne pas jouer le jeu. Il attend finalement du jeu, mais sans jouer : façon d’apparaître, de se tenir, de se mesurer les uns aux autres, de se dépenser. Que dire, et avec quelle sincérité ? Qu’incarner ? Que faire ? Qu’attendre ? Mais il attend aussi que brutalement l’on joue, qu’on sorte un décor, des accessoires, qu’on figure des personnages. L’existence du comédien, dans les instants où il joue et ne joue pas, est le matériau de base. La Grammaire demande, ou offre, de s’interroger sur ce passage, cet écart entre existence et représentation.

En son entier, le texte peut se lire comme la mise en place d’une représentation : présentation des différents participants, séance de concentration collective, description morphologique du protagoniste de base, étude des relations entre différents protagonistes, des histoires qu’ils peuvent raconter ou vivre, de leur entrée dans la fiction... La Grammaire montre des hommes et des femmes qui élaborent collectivement un projet, tiraillés entre le vouloir-organiser et le laisser-faire.
Dans cette opération, tout est matériau, au sens où il y a grammaire : examiner toutes les figures, examiner tous les visages, toutes les postures, toutes les tournures. Se tenir, être là, s’absenter, dire, lire, écrire, manger, contempler, somnoler, s’ennuyer, s’absenter, s’entraider, entrer en concurrence, s’affronter... Le texte invite à tout accueillir : les évidences comme le hors sujet. Il propose de se nourrir des petits états de la vie réelle pour chercher à les montrer à d’autres. Dans sa préface d’Outrage au public (L’Arche), Peter Handke suggérait quelques pistes de travail : « Écouter le dialogue du chef de gang (Lee J. Cobb) avec la « belle » dans le film La Chute de Tulla, dialogue au cours duquel la « belle » demande au chef de gang combien d’hommes il compte faire descendre et le chef de gang répond en se penchant en arrière : « Combien en reste-t-il donc encore ? ». Observer le chef de gang à ce moment-là. Regarder les films des Beatles. Dans le premier film des Beatles, observer le visage de Ringo Starr qui sourit, à l’instant où, après avoir été taquiné par les autres, il s’assied à la batterie et se met à battre du tambour. Regarder le visage de Gary Cooper dans le film L’Homme de l’Ouest. Dans le même film, regarder la mort du muet qui, une balle dans le corps, traverse toute la ville déserte, en titubant et en bondissant, et qui lance un cri déchirant. Regarder, au zoo, les singes qui imitent les hommes et les lamas qui crachent. Observer le comportement des oisifs et des bons-à-rien qui flânent dans les rues et qui jouent aux machines-à-sous. »
Je demanderai moi aussi de prêter attention aux hommes qui se retournent dans la rue au passage d’une femme, aux gens qui parlent à leur chien, à ceux qui observent de loin une scène eux-mêmes observés par d’autres qu’ils ne voient pas, à ceux qui attendent et occupent le temps, aux couples âgés qui restent muets aux terrasses des cafés, aux femmes qui se ré-arrangent, aux situations où le corps est arc-bouté, désaxé, penché, abandonné, aux animaux en cage qui se contorsionnent pour voir ce qu’ils ne peuvent pas voir, aux mouvements que l’on fait dans l’intimité, aux pensées inavouables.
La Grammaire devrait servir à cela : montrer des aspects de la vie de gens à d’autres gens. Elle devrait montrer de la vie.

3 - Extrémités

La Grammaire cherche à exposer comment ça marche. Elle fait du fonctionnement son sujet. Le mot grammaire rappelle qu’il s’agit d’une opération de mise à plat d’un système. Il évoque le démontage, la désarticulation d’un phénomène pour en détailler les ressorts : fonction du comédien et du public, ressources du langage, examen de l’illusion et de la fiction.
On devrait prendre garde à ne pas masquer cette opération de fonctionnement. On devrait voir l’effort, les limites, la fatigue, l’épuisement, la satisfaction, les tentatives de construire et les échecs, les impasses. Il faudrait faire exemple en montrant à des gens d’autres gens au travail : comment ils s’organisent, ce qu’ils tentent et en quoi ils réussissent ou échouent.

Les comédiens sont les protagonistes de cette démonstration. Au sens propre, le protagoniste fait référence au théâtre grec qui employait seulement deux ou trois acteurs, chacun pouvant, par un changement de masque, assumer plusieurs rôles. Le protagoniste est donc, par nature, dans et hors de ce qu’il raconte. Il endosse successivement plusieurs habits, habite différentes histoires. Cette polyvalence du comédien en fait une entité errante qui ne construit ni progression psychologique, ni existence dans la durée. S’il veut exister, il lui faut déjà prendre la parole, au sens propre, sans perspective d’incarner aucun personnage. Une certaine situation de l’homme apparaît : interchangeable, sans attaches, disponible.
Ce qui n’empêche pas chacun de défendre sa position en se posant comme le spécialiste de sa propre parole. Brice Beaugier, metteur en scène d’À Mots découverts, en compagnie de qui nous avions exploré la première version de la Grammaire, souligne que « l’érudition du texte propose à chacun des protagonistes d’être, à l’instant où il parle, le spécialiste de sa propre opinion, c’est-à-dire celle qui n’intéresse à priori personne, mais qui de façon incontournable participe de notre environnement. »
Il convient ainsi de s’arc-bouter, jusqu’à l’absurde, sur ses positions. Ce qui est proféré ne peut l’être que de façon définitive, comme une succession de règles grammaticales. La Grammaire exige une absolue sûreté de parole ; elle prend sa vitesse lorsque les comédiens réagissent au quart de tour, ignorent l’hésitation, évitent les politesses, multiplient les queues de poisson. Les innombrables répétitions s’apparentent d’ailleurs moins à de l’hésitation qu’à un empressement à dire, une secrète terreur d’avoir à affronter le silence. Il faut les assumer jusqu’au bout, car elles font naître des durées. Il en va de même des situations qu’on devrait chercher à pousser le plus loin possible. Qu’un comédien se colle à un autre, qu’un autre soit rejeté par le groupe, il faut tenir et prolonger ces mouvements jusqu’au bout. En cela on se rapproche de la danse : voir jusqu’à quelles limites extrêmes, quel point de déséquilibre, une action individuelle ou collective peut être poussée, en dehors d’interprétations logiques ou psychologisantes. Il y a dans les grammaires des règles absurdes.

Que raconte le texte ? Plus que de donner à entendre des opinions, la Grammaire, en chahutant le sens, cherche à paralyser l’intellect. Les répétitions, les déclinaisons, l’insistance, le jeu constant sur les sonorités traduisent l’urgence d’occuper le silence afin de soumettre l’auditoire à un bombardement vocal pour noyer sa faculté de jugement. Un état pas si différent de celui que nous éprouvons au quotidien, perdus au milieu d’un flot de messages dans lesquels nous trempons et qui glissent sur nous.
Je prolonge dans ce texte une envie de travailler sur la perception, empruntant à la neurologie sa distinction entre cerveau droit et gauche, le premier occupé à la perception globale des relations, le second à l’analyse logique des détails. Plus que dans l’articulation logique d’une narration, le texte trouve son sens dans le bouillon-nement de dizaines d’histoires agitées par des dizaines de voix, mélange d’hésitations, de coq-à-l’âne, de lieux communs, de téléscopages, d’associations libres, de suggestions. On y trouvera une parenté avec Nathalie Sarraute, dans l’attention portée à des détails ou dans la déclinaison d’un instant de conscience, mais aussi avec l’infra-mince de Marcel Duchamp, dans l’insistance à traduire des phénomènes imperceptibles, des frôlements, des creux. Au « ce dont on ne peut parler alors il faut le taire » de Wittgenstein, j’ai préféré creuser le « ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire » de Novarina.

4 - Représenter

Le sujet du texte est ce qu’il cherche à montrer. Il donne à voir des représentations successives : représentation de soi, représentation d’un spectacle, représentation de la vie psychique, pulsionnelle, sociale, représentation de notions, d’idées, de faits divers, de poncifs ou de déchets d’information.
L’enjeu est aussi de transformer en représentation les moments de jeu comme les instants de relâche, le fait et le non-fait, l’attente comme l’action, le travail des comédiens, la place des spectateurs. La Grammaire se propose de travailler à ces endroits de non-représentation qu’elle entend transformer en représentation.
C’est aussi du temps qui est représenté. Le texte s’étend sur une durée inhabituelle à l’intérieur de laquelle les corps, les visages, les voix se transforment car ils ont duré et se sont fatigués. Cette fatigue n’est pas à négliger, elle participe de cette volonté de tout montrer, de sonder les matériaux de la représentation, d’interroger l’effort de représenter.

Dans ce travail de représentation, le point de vue joue un rôle important. Dans l’Avertissement, il est constamment mobile. Dans les Prémisses, ce qui caractérise personnages et situations, c’est que chaque comédien est à la fois agissant et manipulé, acteur et spectateur, jouant et ne jouant pas. Il est sans cesse invité à prendre part à l’action, en venant témoigner, se confier, organiser, collaborer, puis à la quitter pour l’observer. Chaque comédien donne l’illusion d’être son propre metteur en scène, mais aussi la marionnette des autres. Chacun a le pouvoir d’organiser pendant un instant la vie sur scène, en se servant du groupe. Le texte égrène une succession de micro-situations qui font apparaître la figure d’un locuteur qui organise sur le champ l’action de personnages.

La Grammaire est une tentative de bâtir des situations très concrètes mais sans chercher à les développer, comme si, à peine posées, elles se désagrégeaient. Les épisodes se succèdent dans un état de perpétuelle métamorphose. Les lieux changent, les personnages aussi, tout est mobile. Ce déploiement d’énergie pour rester dans la course laisse apparaître une logique pas si éloignée de nos vies : émiettement, instantanéité, flexibilité, artificialité des rencontres, brièveté des échanges. Ce principe d’instabilité nourrit la représentation : montrer qui regarde, voir qui joue, susciter la participation, décliner l’invitation. Il faut donner à comprendre qu’il y a de l’enthousiasme, de l’investissement, mais aussi de l’hésitation, de la résistance dans cette participation.
Il faut aussi donner à voir qu’il y a, derrière ceux qui jouent, des individus. Les comédiens trop souvent se retranchent derrière des personnages tout faits, des stéréotypes et des comportements qui ne leur appartiennent pas. Ils font une gueule souffrante pour nous montrer que leur personnage souffre, ou bien se chargent d’être drôles quand ils estiment qu’une réplique peut faire rire. Dans L’Enjeu de l’acteur (Éditions Les Cahiers de l’égaré), Alain Simon invite le comédien à ne pas se laisser dépasser par le personnage : « Et comme il ne faut pas jouer le sens de ce qui est dit mais le sens de dire ce que l’on dit, l’enjeu de l’acteur n’est pas dans l’identification avec son personnage. Il est dans la transmission des signes de la représentation, et son authenticité, sa sincérité sont dans l’acte de jouer ce qu’il joue. Le trac est le signal et l’effet de cette responsabilité : l’acteur mesure alors avec angoisse l’importance de ce qu’il va mettre en œuvre, l’importance pour le sort du spectacle de sa qualité d’exécutant. Et cette tâche est exaltante : dans une tragédie il y a toujours une partie joyeuse, le fait de jouer cette tragédie. »

Voir le comédien, puis voir le personnage qu’il incarne nous offre un espace de comparaison pour juger de son art, de ses compétences, de sa faculté et du travail qu’il exerce pour nous figurer quelque chose. C’est en ce sens que le texte est politique.
Dans la Grammaire, les comédiens n’appartiennent à aucune histoire, ils nous montrent seulement un dispositif à l’intérieur duquel ils doivent exister, et qui les invite à toujours plus d’initiative personnelle, à la démonstration sans fin de leurs compétences, à la libre circulation de leurs pulsions dégagées de toutes limites, et à la recherche obstinée d’une réponse personnelle à des problèmes collectifs. Ce que la Grammaire donne à voir, c’est une errance à la fois individuelle et collective.

Le présent texte cherche moins à expliquer, qu’à entrouvrir quelques passages pour avancer dans la profusion de la Grammaire que la variété des figures abordées apparente à un catalogue. Peut-être faut-il la considérer ainsi ; retenir ce qui paraît intéressant, songer à des coupes, qu’il faudrait marquer de manière brutale, pour signaler ce travail de sélection. Enfin de façon plus radicale, il sera aussi possible, après l’avoir lu, de se débarrasser du texte, pour en évoquer les règles ou les impressions.

W. Pellier

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