Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Acte I, scène 3

Même nuit
Appartement au dernier étage de l’immeuble.
Lumières intermittentes dehors.
Pièce principale quasiment vide avec un matelas dans un coin.
Marlène debout contre le mur un sac à dos à ses pieds.
Hassan sort de la chambre de sa mère.

Marlene. – Je peux rester ici ?

Hassan. – Ma mère dort.

Marlene. – Je vais pas déranger.

Hassan. – Tu pourrais pas aller ailleurs ?

Marlene. – J’ai nulle part où aller.

Hassan. – Y a rien de bon ici pour toi.

Marlene. – Ça je suis bien assez grande fille pour le savoir.

Hassan. – Les gens restent à leur place. Tu devrais faire comme les gens.

Marlene. – Je suis partie de chez moi. Mes parents s’enferment dans la maison. Ils regardent l’écran. Assis immobiles devant tous ces types qui leur parlent comme à des malades mentaux et leur demandent encore de voter. Je suis sortie, j’ai marché deux cents mètres dans la rue, j’ai fait demi-tour, je suis revenue, j’ai dit Au revoir, je pars, je m’en vais, ils ont dit A demain et ils ont monté le son. Tu n’aurais pas quelque chose à boire ?

Hassan. – Et tu t’imagines que c’est meilleur ici ?

Marlene. – Si tu avais quelque chose à boire.

Hassan. – Je t’ai posé une question.

Marlene. – J’imagine que tu vas faire ce que tu as dit.

Hassan. – Retourne chez toi.

Marlene. – Y a des patrouilles partout. Je me suis fait contrôlée en venant. Ils ont regardé mon visage, ils n’ont pas ouvert mon sac.

Elle sort un bidon d’essence de son sac.

Marlene. – De l’essence, voilà, il est plein. Je l’ai pris à mon père dans le garage. Ma contribution pour t’aider à faire ce que tu as dit. Mettre le feu. Et après je voudrais aussi qu’on aille cramer la maison de mes parents.

Hassan. – Tu as bu avant de venir ?

Marlene. – Aucun rapport.

Hassan. – N’empêche tu as bu.

Marlene. – Pour me donner la force de te voir.

Hassan. – Assieds-toi.

Silence.

Marlene. – Y a moins de meubles que quand j’étais venue.

Hassan. – On a tout vendu pour payer l’enterrement.

Marlene. – Désolée.

Hassan. – Pourquoi est-ce que tu reviens ici ? Pour t’excuser ? Tu n’es pas responsable de ce qu’il s’est passé. Lakdar serait sorti ce soir-là même si tu n’étais pas venue. Va-t’en, apprends à être heureuse avec les tiens quelque part.

Marlene. – Il n’y a rien dans cette ville, rien que je puisse aimer.

Hassan. – Regarde-toi, tu es jeune, tu peux être sûre d’y trouver une place toute prête.

Marlene. – Justement.

Hassan. – C’est ce que j’ai toujours voulu moi.

Marlene. – Pour ça que je veux t’aider à mettre le feu.

Hassan. – Faut pas que tu sois mêlée à cette histoire.

Coups contre la porte.
Marlène planque le bidon d’essence.
Hassan va ouvrir.
>
L’enfant est là dans l’obscurité du seuil.

L’enfant. – C’est fait.

Hassan lui tend un billet.

L’enfant. – Plus.

Hassan lui donne un billet supplémentaire.
>
L’enfant prend les billets et sort.
>
Hassan va jeter un œil dans la chambre de sa mère.

Hassan. – Une semaine maintenant que mon frère est mort. Elle ne s’en remettra jamais.

Il va remplir un verre d’eau.
Le donne à Marlène.
>
Marlène boit.

Hassan. – Tout ce qu’il nous restait de famille est parti hier. J’ai besoin que quelqu’un soit là avec elle.

Marlene. – Je reste ici.

Silence.

Hassan. – Quand j’ai su pour Lakdar tombé si jeune après tant d’autres et avant ceux qui tomberont, d’abord je regarde le verre d’eau posé sur la table de la cuisine. Et c’est le lac où nous allions quand la chaleur envahissait l’immeuble, les souvenirs d’été de derrière l’autoroute. Je prends le verre, je regarde les remous de l’eau, les plages bondées, les gamins dans le soleil et les éclaboussures et le soupçon du bonheur sur le visage de mon frère. Ma mère au téléphone hurle qu’on lui rende son fils, ne comprend pas le nom de l’hôpital à l’Est de la ville, ne veut rien comprendre, confond les couverts avec des hirondelles, la fenêtre avec la porte. Les couverts volent, se plantent cinquante mètres plus bas dans la terre, ma mère enjambe le rebord, je la retiens par la taille, elle me frappe, nous roulons sur le sol, elle crie, je l’allonge, elle pleure, elle s’endort. Je bois l’eau comme si je ne buvais pas et il n’y a plus rien à voir. À l’hôpital, on me fait entrer. Dans la salle de réanimation, je reconnais mon frère. On me dit qu’il ne l’est plus depuis dix minutes, on me sert un verre d’eau. Je regarde dedans. L’immeuble, les squares, les grillages du terrain de sport, les friches, la nationale et Lakdar six ans qui dit un jour au père Tu travailles pas assez ou quoi ?, on part jamais en vacances, et la claque qu’il se prend et la honte de ma mère le visage vers dehors. Monsieur, on me dit et on me donne un sac avec ses affaires. Je m’appelle Hassan. J’ai vingt-huit ans. J’existe. Je suis le frère de Lakdar. Monsieur, il faut aller voir la police. Allez-vous faire foutre, je rentre à la maison. Dans la cuisine, je laisse le verre d’eau ne pas se remplir d’images et j’attends.

Silence.
Hassan prend le bidon d’essence.

Hassan. – Si elle se réveille, rassure-la.
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Si la douleur est trop forte, les somnifères sont dans le placard à droite.
>
S’il faut je te paierai.

Marlene. – Arrête.

Hassan sort.
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Marlène immobile le verre d’eau dans les mains.

Acte I, scène 6

Chambre de l’hôtel miteux.
L’eau coule toujours dans la salle de bain.
Le vieil homme dans son fauteuil.
Long moment.
Il donne un coup contre le mur.
Attend.
Rien.
Donne un nouveau coup.
Attend
Sort de sa poche un petit carnet, le consulte, tape sur le mur en fonction de ce qu’il lit.
Attend.
Rien.
Cherche la petite radio de la main. L’allume.
Grésillements.
On entend la voix de l’enfant.

Radio. – Nous sommes les enfants — nos parents n’ont plus rien à nous dire —, communiqué numéro 7 depuis la mort de Lakdar. Patrouilles, faisons le bilan de cette semaine écoulée. Nous avons crevé quarante de vos pneus, cassé soixante-dix de vos pare-brises, mis du sucre dans quinze de vos réservoirs, écrit quatre-vingt douze cochonneries à votre intention sur les murs du périphérique. Hier matin, l’amoureux numéro 16 est parvenu à déposer trois kilos de merde devant votre mairie et un de vos représentants domestiques a perdu dix minutes à l’enlever de ses chaussures. Le caca sur les pieds vaut mieux que le caca dans la bouche mais c’est une évidence qui semble vous échapper. C’est pourquoi nous avons empoisonné trente de vos machines à café avec de l’urine fraîche. La victoire principale revient à l’amoureux numéro 34 — Longue vie à toi ! — qui a réussi après une semaine de travail à apprivoiser un de vos chiens renifleurs pour l’emmener avec lui. Message pour son maître : Ta bestiole va bien chacal. Nous lui apprenons à vivre autrement, nous lui foutons la paix, nous ne l’utilisons pas comme une arme. Patrouilles, lâchez l’affaire, vous êtes coincées, nous vous avons volé la nuit en arrachant les fils rouges de trente-cinq armoires électriques. La ville restera à nous. Tout nous appartient. Fin du communiqué numéro 7.

Le vieil homme éteint la radio.
Coups violents contre la porte de la chambre qui s’ouvre brutalement.
Des lumières balaient l’espace et s’immobilisent sur le visage du vieil homme.

Vieil Homme. – Je suis mort là ? Oui ou non ?

La porte se referme.
Le vieil homme reste seul.
De l’eau commence à couler dans la chambre.

Acte II, scène 1

Nuit.
Dans les friches.
Pylônes, entrepôts déserts, carcasses métalliques.
Au loin, un incendie.
Une maison à moitié détruite envahie par les herbes. Buissons devant les fenêtres et la porte d’entrée.

Anne. – Voilà c’est la maison où j’habite. Elle était abandonnée et c’est moi qui l’ai découverte. Sur les murs, y a des inscriptions partout, lettres, rendez-vous secrets, mots de passe, déclarations d’amour. Moi aussi je laisse des messages codés pour ceux qui viendront après moi ou des dessins pornos, ça dépend de mon humeur.

Damien. – Il y a des gens qui vivent ici ?

Anne. – Tout le monde pense que c’est mort.

Damien. – Parce que c’est impossible de vivre ici.

Anne. – Est-ce que j’ai l’air malade ? Est-ce que je suis pas une belle personne ?

Damien. – Et y en a d’autres ? Des comme toi ?

Anne. – Personne connaît. Que moi et le ciel. Mais lui il dit rien à personne. Comme il voit tout, il a pas besoin de chercher quelque chose en parlant.

Yag apparaît, un sac plastique à la main, une petite radio déglinguée dans l’autre.

Yag. – Je t’ai rapporté des conserves.

Anne. – C’est Yag. C’est lui qu’il faut que tu dissuades.

Yag. – Je t’ai rapporté des conserves.

Anne. – J’ai plus besoin de toi.

Yag pose le sac par terre, en sort une canette de bière.

Yag. – Le tribunal. Regarde. Vient d’être incendié. Pour venger Lakdar. Mérite qu’on boive un coup.

Anne. – Tu connais ce nom toi ?

Yag. – Un gosse qui s’est fait buter ouais y a une semaine parce qu’il volait une bagnole. Et lui c’est qui d’abord ?

Anne. – Dissuasif.

Yag. – Sur qu’c’est pas un flic ?

Damien. – Je vais pas rester ici.

Anne. – Dans ma maison tu risques rien.

Damien. – Longer les rails par là.

Yag. – Tu vas te faire choper.

Il allume sa petite radio.
Grésillements.

Radio. – Le périmètre 5 est bouclé. Le 6 le sera dans moins de dix minutes. Les patrouilles se déplacent en ce moment comme des cachalots vers le tribunal. Une escouade passe sous les fenêtres de l’immeuble 39, à bon entendeur salut ! Amoureux numéro 52, 74, 98, amoureuses numéro 12, 65, 124, rendez-vous au périmètre 8. Pour les autres le commissariat de la zone 3 est deux fois moins gardé que d’habitude, celui de la 4 cinq fois moins, celui de la 7 est quasiment désert mais ceux de la 1 et de la 9 sont impraticables.

Yag coupe la radio. Anne est entrée dans la maison.

Yag. – Sacré bordel. Les camions incendies, ils arrivent pas à l’éteindre. Y a des types partout qui leur balancent des pierres. Tu veux un coup ?

Damien. – Je suis pas un clochard.

Yag. – T’énerve pas, je demande. Elle ramène des gars des fois mais j’préfère quand elle est pour moi tout seul. C’est pas une lumière cette fille, c’est dix mille watts. La cam’, ça l’a complètement envoyée en l’air. Quand tu baises avec elle, après t’es défoncé à cause de la sueur, ça fait des économies. Santé !

Il ouvre sa canette, en boit une gorgée. Anne revient avec le mégaphone.

Anne. – Toujours là toi ?

Yag. – Je t’ai rapporté des conserves.

Anne. – Pourquoi tu veux pas comprendre ?

Yag. – Juste une nuit avec toi, juste une.

Anne. – Faut que tu le frappes Dissuasif.

Damien. – Je frappe personne.

Anne. – Il est pas bien fort, c’est de la merde, juste un coup et il est mort.

Yag. – Ma petite dose, ma bouillotte.

Anne. – Dégage ou il te tue.

Yag. – Mon p’tit chauffage central.

Damien. – Elle te dit de dégager.

Yag. – Pas marrant d’être seul.

Yag s’éloigne et disparaît.

Anne. – Ma vie d’avant. Et ma vie d’avant, j’ai rien contre sinon qu’elle est finie.

Damien. – Il va revenir.

Anne. – Si tu es là, il reviendra pas. Reste, je veux plus qu’il revienne.

Damien. – D’autres viendront.

Anne. – J’ai mon mégaphone, je crie dedans, personne vient.

Damien. – Il va aller dire que je suis là.

Anne. – Personne ne l’écoute après ce qu’il est devenu.

Damien. – Vaut mieux que je parte.

Anne. – Je te conseille pas. Parce que si t’échappes aux patrouilles, t’échapperas pas aux employeurs, les pires.

Damien. – C’est pas le travail que je fuis.

Anne. – Ceux qu’essaient toujours de te mettre le grappin dessus pour que tu bosses dans leurs usines, leurs boîtes, n’importe où, pourvu qu’ils puissent renifler ta sueur et dire en t’attrapant par l’oreille Voilà l’Homme, ou la Femme en ce qui concerne ma jolie petite personne. Qui te demandent ce que tu fais quand justement t’y pensais plus. Qui toujours veulent t’interdire d’être heureux ou t’imposer une façon de le devenir, ce qui revient au même. Je passais des journées entières avec Yag, le vin blanc et les acides dans les veines à regarder au-dedans de moi, et j’en ai vu de ces choses tellement !, ça valait le coup et puis ça l’a plus valu, c’est comme ça c’est la vie.

Elle enclenche la sirène de son mégaphone qu’elle pointe vers les friches.

Anne. – POLICE LE PÉRIMÈTRE EST SOUS CONTRÔLE.

Elle l’éteint.

Anne. – Voilà on est tranquilles, aucune raison d’avoir peur.

Damien. – Pourquoi ils arrivent pas à l’éteindre ?

Anne. – Allez viens Dissuasif.

Damien. – Je m’appelle Damien.

Anne. – Super mais on peut pas rester dehors.

Elle l’entraîne dans la maison en ruine.
Des oiseaux noirs en diagonale au-dessus des friches.
Lueurs de l’incendie.

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