Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

3.

Depuis que tu es rentrée
rien n’est évident.
Il faut dire qu’aucun retour n’a jamais été évident, hein.

on laisse le travail à la porte de la maison – on laisse les choses sur le seuil – on essuie ses pieds – on sourit – on négocie le virage – tiens bien ta droite ! – bienvenue dans le monde des vivants !–

  Tu as une sale tête, Rebecca. Le décalage horaire n’est si important entre ici et là-bas.
Tu n’as plus faim ?
C’était comment ton voyage ?

  Intéressant.

  Tu n’as que ça à dire ? Intéressant. Tu ne racontes jamais tes voyages.
Qu’est-ce ce qu’il y a, on n’est pas assez bien pour comprendre ?
Rebecca, raconte ! C’était pas trop difficile ? L’Afghanistan, ça devait être pire, non ?

Tu baisses la tête.
Tu regardes ton bras, la croûte qui s’étend du poignet à la pliure du coude.
Tu te renifles.
Rien n’est évident.

D’habitude quand tu rentres, tu ranges.

sortir de l’aéroport – monter dans la voiture – merde la ferme pédagogique – faire des courses – récupérer Samaraa chez sa grand-mère – manger un morceau, vite – c’était très bon – embrasser à la va-vite sa mère et vite rentrer chez soi – border Samaraa et retourner au boulot en étant pourtant à la maison – envoyer un mail à ton rédacteur – « je dérushe, je légende » – tu travailles à l’ancienne – « et je t’envoie tout dans 4 jours, non dans 3 » – « tu es prête à repartir ? » – « Maman, c’est Rebecca, je te redépose Samaraa dans 15 jours, je repars, un reportage, oui »–

Cette fois, Rebecca, depuis plusieurs jours, tu passes beaucoup de temps à regarder les montagnes, le printemps s’installer.
Tu avais peur de manquer les forsythias fleuris. D’accord. Tu es rentrée à temps, Rebecca, les branches ne sont pas encore fanées, c’est inespéré, non ?

19h18. Tu te renifles encore et tu regardes le ciel se durcir, le soleil touchera bientôt l’horizon.

Rebecca ?

Rebecca ?

Tu as un message.

Ton téléphone n’arrête pas de sonner. Il faudrait vraiment te mettre au travail. Répondre aux courriels. Sortir ton appareil photo de son sac. La carte SD. Ton carnet. Choisir les clichés, les légendes.

Recadrer.

Recadrer.

Samaraa découpe, alors que tes yeux ne démordent pas de l’horizon qui commence peu à peu à s’assombrir, un immense morceau de gâteau que déjà elle effrite dans ses petites mains pour le donner à manger aux poules et aux brebis de sa ferme pédagogique.

Picoti-picota, les poules vont pouvoir manger bien au chaud sur le tapis du salon.

En Irak, les poules doivent se picorer entre elles pour se nourrir, penses-tu. Le bec dans la chair de sa sœur, elle tire sur les plumes, la peau, et aspire comme des petits vers les muscles de l’aile. Picoti-picota, je te mange et puis s’en va. Le bec picore et avale, la tête gesticule, les brebis crèvent le ventre creusé, les côtes saillantes sur le bord de la route qui relie Fallujah à Bagdad. La poule dévie, Picoti-picota, je mange ma sœur et le ventre de la brebis, les lambeaux de son ventre, ses entrailles au soleil, Picoti-picota, il faut bien picorer pour continuer à avancer.

Tu frottes tes yeux.

Les poules en plastique écrasent le gâteau sur le tapis du salon. Samaraa rit.

  Maman, c’est possible que le fermier dorme avec les poules, les brebis et les vaches dans l’abreuvoir ?

Quand c’est la guerre, tout est possible.

Rebecca garde les yeux rivés à la fenêtre.
Pose ses mains sur sa tête.
On dirait que tu te trimballes une sale migraine qui ne veut pas passer.
Le décalage horaire n’est pourtant pas immense entre là-bas et ici, Rebecca.
4 541 kilomètres.
Bagdad, Irak, est en avance de 2 heures sur Paris.
Jeudi à 21h33 à Bagdad, Irak, correspond à jeudi à 19h33 ici, en France.
Les avions qui traversent le ciel font un boucan d’enfer.
Ça gronde, sec.
Rebecca recule de la fenêtre.
Ferme la baie vitrée.
Se heurte.

ta tête – es dans un limon – une vase entre terre boue et sang – tu recules encore de la fenêtre – te heurtes – te heurtes aux meubles de la maison – comment revient-on à la maison ? dans le monde des vivants ? te dis-tu – en se couvrant le corps d’ecchymoses ? – tu te heurtes – attention à la table – il y a des pièges à con partout dans cette maison – ils ont déplacé les meubles de la maison – tu – es dans un limon – tu te heurtes à la table – tu te heurtes à la chaise – tu te heurtes à l’étagère – te cognes – te heurtes aux murs – il y a des murs maintenant ? – tu te ramasses – tu piétines – avances – tu as bu, Rebecca ? – à quatre pattes, tu tends tes bras – encore un mur – tu te relèves – t’appuies – misérable – tes bras cèdent – forces le crâne contre le mur – tu voudrais pulvériser les murs – ne plus te heurter – frappe le mur – c’est un bon début ! – frappe-le, bon sang ! – c’est un bon début – de douleur – une douleur pour en effacer une autre – c’est de la colère, là – frappe le mur – arrête ! avec le plat de ta main – forme un poing – et – c’est un vraiment bon début – pulvérise – force – ça vient – un début de sanglot – un peu de bave – hébétée – un animal–

Mon dieu Rebecca, tu nous offres un drôle de spectacle.

  MAMAN ! Tu marches sur ma ferme.

Le plastique des poules et des brebis dans la chair de tes pieds, tu essuies ton front avec ta manche.
Non, ce ne sont pas des larmes.
Il fait chaud.
Tu transpires, tu te renifles.

  Il est noir, le ciel.

  Samaraa, on remballe ta ferme.

  Maman, tu me lis une histoire ?


6.

QU’EST-CE QUI EST LE PLUS DUR, L’IRAK OU L’AFGHANISTAN ?

VOUS N’AVEZ JAMAIS PEUR QUAND VOUS ÊTES SOUS LES BOMBES ?

QUAND VOUS PARTEZ, VOUS PARTEZ SEULE ?

VOUS ÊTES LOGÉE COMMENT ?

COMMENT ÊTES-VOUS PROTÉGÉE ?

EST-CE QUE C’EST UN ATOUT D’ÊTRE UNE FEMME ?

EST-CE QU’IL Y A DES DIFFÉRENCES DE TRAITEMENT ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES DANS VOTRE PROFESSION ?

EST-CE QU’ON N’EST PAS UN PEU FOU QUAND ON FAIT CE TRAVAIL ?

VOUS VOYEZ DES MORTS ?

QU’EST-CE QUE VOUS AVEZ RESSENTI LA PREMIÈRE FOIS OÙ VOUS AVEZ VU UN MORT ?

VOUS ARRIVEZ À DORMIR LA NUIT ?

EST-CE QUE VOUS ÊTES CHOQUÉE PAR DES PHOTOS QUE VOUS PRENEZ ?

C’EST QUAND MÊME CURIEUX DE PHOTOGRAPHIER LES GENS DANS LA DOULEUR, NON ?

EST-CE QUE VOUS N’AVEZ PAS L’IMPRESSION PARFOIS DE VOLER LA VIE PRIVÉE DES GENS ?

EST-CE QU’À UN MOMENT ON NE FINIT PAS PAR DEVENIR ADDICT À LA MISERE DU MONDE ?

IL PARAIT QUE CE N’EST PAS DIFFICILE DE FAIRE UNE JOLIE PHOTO DE GUERRE, TOUT EST LÀ, LE DÉCOR EST LÀ ?

(…)


10.

(…)

Les roquettes irakiennes ont pilonné l’armée américaine ces dernières heures.
A quelques kilomètres de l’hôtel.
Là-bas, vers le fleuve Tigre. A proximité du pont d’Al-Joumhouria. Ce pont face à l’hôtel.
Missiles, roquettes.
C’est le bordel, hein, ce jour-là.
Pourtant tu traînes là, aux abords de l’hôtel Pacifica, tu parles avec cette gamine.
Tu la filmes.
Et ça canarde depuis le Tigre.
L’armée américaine a été agressée, elle va devoir riposter.
C’est la règle. Rien de bien exceptionnel.
Le soleil est bas en ce début de printemps.
Hayat rit et commence son tour de danse dans le petit square au pied de l’Hôtel Pacifica en cette fin d’après-midi.
Tu entends bien au loin qu’un bourdonnement se rapproche, mais tout bourdonne tellement, tout est tellement en train de remuer dans tous les sens depuis que tu es à Bagdad
qu’en réalité
c’est le silence qui est inquiétant, ici.
Pourtant l’air siffle un peu trop.
Tu n’auras pas le temps de saisir quoi que ce soit–
Ton cœur se comprime–
Un nuage sans fin de poussière envahit ta peau–
Du sable, ta bouche–
Quelque chose vient de pulvériser l’air–

  HAYAT !

« Hayat ! », je crie.

  Hayat !

L’hôtel est fendu en deux dans un tourbillon de sable.

Une voix se lève au milieu de la poussière.

  Rebecca ! Bouge de là !

Une main s’accroche à moi.

  Bouge de là !

(…)

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