Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Personnages

CÉCÉ, dix-huit ans
MONSIEUR GUSTEL, la soixantaine, ancien légionnaire clochardisé
ÉVELINE, entre quarante et soixante ans
AIMÉ, jeune légionnaire
RÉMI, jeune légionnaire
MALAÏ, la trentaine, ingénieure au centre spatial
KARINE, la quarantaine, ingénieure au centre spatial
THOMAS, jeune homme
LA CHINOISE, femme âgée, morte
ALBAN, la quarantaine, ancien ingénieur au centre spatial
Et trois personnes sur une plage, une âgée, deux plus jeunes

Nombreux sont les peuples et les mélanges entre eux qui font et ont fait la Guyane. La distribution doit tenir compte de cette multiplicité d’horizons.


Alban 1 : l’ingénieur, extrait, fin

MONSIEUR GUSTEL – Ça commence à se violacer là-bas dans le ciel.

CÉCÉ – Je n’oublie pas l’heure. Au moins c’est un bel endroit que vous avez trouvé.

MONSIEUR GUSTEL – Là-devant, oui, c’est beau.

CÉCÉ – Je n’avais jamais vu autant de palétuviers. C’est beau mais vaut quand même mieux pas trop les regarder. Vous le savez qu’il vaut quand même mieux pas trop les regarder ?

MONSIEUR GUSTEL – Toi aussi, tu crois ça ?

CÉCÉ – Oui, c’est de la chair humaine. Regardez ces plantes comme des doigts qui ont trop trempé dans un bain tiède. Quand la terre reçoit plus de morts qu’elle ne devrait en accueillir, trop de morts sans sépulture, la terre trouve un moyen d’évacuer le surplus. Ici, ça a fait les mangroves. D’abord les peuples des forêts, ceux qui étaient là avant tout le monde. Les premiers Blancs, qui les ont tués, mais qui ont pas survécu non plus. Puis les esclaves amenés. Puis les bagnards quand la France a dû trouver d’autres esclaves. Et aujourd’hui tous ceux qui arrivent comme ils peuvent par les frontières. Parfois ils arrivent déjà morts. À croire que certains jours le fleuve se met du côté des flics et des légionnaires. Ne regardez pas trop les mangroves. Je m’en vais.

MONSIEUR GUSTEL – Mais alors, tu vas m’aider ?

CÉCÉ – Alors, je vais y réfléchir.

MONSIEUR GUSTEL – À quoi tu as besoin de réfléchir ?

CÉCÉ – Livrer des courses à un Métro qui a décidé de plus se lever !

MONSIEUR GUSTEL – Et alors ? Tu les sers au bar.

CÉCÉ – Au bar, quand même, ils me parlent. Ils me disent merci, on se parle. Je sais lequel vient de s’installer, lequel va bientôt repartir, ils me laissent des pourboires.

MONSIEUR GUSTEL – Tu voudrais que je te donne un peu plus ?

CÉCÉ – Ce n’est pas ça.

MONSIEUR GUSTEL – Je peux te donner un peu plus.

CÉCÉ – Ce qu’il me faut, c’est plus de temps, plus de temps pour me décider. Mais quelle que soit ma réponse, je viendrai ici vous la donner. Demain, je viens vous la donner.


Femmes qui se soulent dans le sable, extrait

Malaï et Karine commencent à rassembler quelques déchets en silence. Elles ne sont pas très efficaces. Et Karine s’occupe surtout d’essayer de croiser le regard de Malaï.

KARINE – Je vais appeler un taxi. Faut seulement qu’on nettoie d’abord.

MALAÏ – C’est pas ce que je suis en train de faire ?

KARINE – J’ai dit le contraire ?

MALAÏ – On prend pas le même taxi.

KARINE – Pourquoi ?

Un temps.

KARINE – Pourquoi ?

MALAÏ – Venir passer la nuit toutes les deux sur une plage, c’était sûrement pas mon idée.

KARINE – C’était la mienne. Tu hurlais, tu ne voulais pas rentrer à la résidence.

MALAÏ – Je couche pas avec des filles.

KARINE – Mais moi non plus. Enfin, j’en sais rien, moi, avec qui je couche. Mais je crois même pas qu’on ait vraiment…

MALAÏ – Ta gueule !

KARINE – Attends. C’est toi…

MALAÏ – Moi ?

KARINE – D’abord le ventre, et les seins…

MALAÏ – Ta gueule !

KARINE – Pardon si j’ai interprété.

MALAÏ – Je m’en vais.

Malaï ramasse une de ses chaussures qui était retournée dans le sable. Elle est couverte de vase.

MALAÏ – C’est quoi, cette merde ? Elle est où l’autre ?

Malaï cherche l’autre chaussure.

MALAÏ – Elle est où, cette putain de chaussure ?

KARINE – Tu te souviens du restaurant avec les informaticiens ? Là, t’étais déjà bien cuite. Il y avait des tas de touristes et tu as dit que tu en avais assez. Alors je t’ai accompagnée. Heureusement que je t’ai accompagnée.

MALAÏ – Tu sais où est ma putain de chaussure ?

KARINE – Tu l’as jetée à l’eau, Malaï. Hier en sortant du restau tu disais que tu voulais marcher jusqu’à la foret. Je t’ai fait dévier vers la plage. Je voulais t’emmener te coucher, mais tu hurlais que le logement de fonction c’était pas chez toi, que ce serait jamais chez personne. T’as voulu marcher jusqu’à l’eau, qui était loin. Tu mettais les pieds dans les flaques et tu hurlais, tu hurlais. La boue, c’est de la chair humaine ?

MALAÏ – Quoi ?

KARINE – Tu hurlais que toute cette boue avant l’eau, c’est la terre d’ici qui a reçu trop de chair humaine morte, et qui a dégouliné. Tu disais que les mangroves en étaient pleines. Et puis tu as jeté ta chaussure en hurlant que tu la jetais : À la face du monde. Ça a fait un petit plouf.

MALAÏ – Comment je fais sans chaussure, moi ? Comment je rentre ?

KARINE – J’ai fini par t’amener ici parce que tu ne voulais pas rentrer. Et puis, tu m’as touchée.

MALAÏ – Tais-toi !

Cécé revient avec un seau.

CÉCÉ – Mais vous avez rien nettoyé ! Qu’est-ce que vous faites ?


Canopéee, extrait

ÉVELINE
(…) L’Ailleurs n’est pas le même pour tous. Il y en a qui rêvent de le trouver ici en s’éclatant : rêves de fêtes qui ne s’arrêtent jamais, avec cocktails de toutes sortes sous les palmiers. D’autres rêvent encore de faire des affaires, changer de vie en faisant du fric. Mais la plupart du temps, ce sont de modestes rêves, de gens de bureaux, d’infirmières, qui se sont dit : Pourquoi pas aller voir à quoi je ressemblerais au soleil ?
Moi, c’était simplement être une femme qui fait de la photo. Mon rêve. De belles photos. Mais quelle idiotie ! Venir ici en se disant : Je vais faire de belles photos. Tout le monde vient ici en se disant : Je vais faire de belles photos. Belles à cause de ce qu’il y aurait sur les photos. De la nature, des forêts vierges ! Et tout le monde fait les photos de tout le monde, le cadrage varie à peine.
Je crois que moi j’avais quand même trouvé quelque chose, en ne photographiant que des animaux endormis, noir et blanc. C’était paisible, reposant. Mais quelle idiotie ! Je suis partie en excursion en forêt. Chercher à photographier des serpents, des singes endormis peut-être.
Le chemin de randonnée passait tout près d’un village Wayana. Là, je croise un ado assis au bord du fleuve, un petit enfant auprès de lui. Le grand et le petit frère, je me dis. Des enfants du village. Le petit était endormi sur un genre de matelas. L’heure de sa sieste, je me dis, et le grand frère qui veille sur lui, en jouant sur une vieille console. Quelle idiotie ! Je m’approche. Je demande à l’ado si je peux les prendre en photo : Avec le petit endormi, et les lumières du fleuve derrière, ce sera joli. L’ado met son jeu vidéo en pause, il réfléchit, et il me dit : D’accord, pour cinq euros.
J’ai donné les cinq euros, je n’ai pas pris la photo. Je n’ai plus pris aucune photo. Et quand je suis rentrée chez moi, il y avait un dégât des eaux. Mes photos vertes, mes oiseaux verts. C’est comme si la forêt m’avait suivie jusqu’à chez moi, la canopée dans ma cave.
Il faut que je parte. Plus jamais de photo, jamais. Je nettoie tout, je rends les clés, je fais mes valises, et je rentre.

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