Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Personnages par ordre d’apparition

Livre Témoin
Bibliothécaire
Officier
Le Temps
Journaliste
Livre Ancien
Livre Rongé
Grand Classique
Livre Dada
Roman de Gare
Liber
Don Quichotte
Sancho Panza
Zatoichi
Livre de Science
Echo d’un poème oublié
Livre Brûlé
Fantôme d’Hypatie


Première partie, 2. Un ordre

Rencontre entre l’officier et le bibliothécaire à la porte de la bibliothèque. La lumière, violente comme peut l’être celle d’un lever de soleil, aveugle le bibliothécaire…

Bibliothécaire : Qui êtes-vous ? (Un temps.) Que voulez-vous ?

Officier : Te parler.

Bibliothécaire : Vous me tutoyez ?

Officier : Et tu me vouvoies.

Bibliothécaire : Je vouvoie l’uniforme que tu portes.

Officier : Et c’est l’uniforme qui vous tutoie.

Bibliothécaire : Je parle à l’uniforme et l’uniforme me répond, où est donc passé l’homme ?

Officier : N’aies crainte, il est là. Tu as une heure.

Bibliothécaire : Une heure ?

Officier : Et une brouette.

Bibliothécaire : Une brouette ?

Officier : La voici. Dans une heure, les livres que tu auras choisi de mettre dans la brouette seront sauvés.

Bibliothécaire : Je ne comprends pas.

Officier : Regarde mes hommes, ils sont plus de mille, regarde ce qu’ils ont dans les mains !

Bibliothécaire (vacillant) : Cela n’est pas possible.

Officier : C’est ainsi. Dans une heure, les livres que tu auras choisi de mettre dans la brouette seront sauvés, les autres seront brûlés.

Bibliothécaire : Mais pourquoi ? (Un temps.) Pourquoi ?

Officier : Nous n’avons pas le temps de répondre à ta question maintenant, après si tu veux.

Bibliothécaire : Mais après il sera trop tard.

Officier : Dépêche-toi, je reviendrai dans une heure exactement.

Bibliothécaire : Mais une heure, qu’est-ce que c’est ?

Officier : C’est très long, vous verrez.

Bibliothécaire : Vous me vouvoyez maintenant ?

Officier : En souvenir de l’homme…

L’officier s’éloigne, le Temps apparaît.

Le Temps (tournant autour du bibliothécaire prostré) : Je suis le temps, plus précisément l’heure que l’officier vient de donner au bibliothécaire, et depuis que l’officier a dit ‘je reviendrai dans une heure exactement’, je passe, je tourne, imperturbablement car cette heure est absolue, rien ne peut la ralentir, rien ne peut la raccourcir, rien ne peut l’allonger, rien ne peut l’accélérer, et au moment précis où l’officier frappera de nouveau à la porte, dans une heure exactement, il ne restera rien de moi, rien de ce temps. (Disparaissant.) Temps. Temps. Temps. Temps. Temps.

La porte de la bibliothèque se referme.


Extrait Deuxième partie, 3. Joutes verbales et physiques

(…)

Roman de Gare (au Grand Classique) : On connait les tragédies, vois où elles nous mènent !

Grand classique : Comment-oses-tu ?

Roman de Gare : Il faut être de son temps, aller voir ailleurs.

Grand classique : Dans un roman de gare peut-être ?

Roman de Gare : Populaire et sans point-virgule, un roman qui transporte en quelques mots les lecteurs dans un autre temps. On oublie les effets de style, on va vite, au présent, on s’enfuit à la vitesse du rêve et personne ne peut nous rattraper.

Livre Dada (se redressant, au monde) : Le livre est un moyen de transport, plus rapide qu’un tapis volant, bien choisir sa destination ! Attention à l’ouverture automatique du premier chapitre !

Le Grand Classique assomme le Livre Dada.

Grand Classique (Au Roman de Gare) : Le tréfonds de l’âme humaine est la seule destination qui vaille.

Livre Dada (se redressant encore) : N’y allons pas sans lumière !

Le Grand Classique et le Roman de Gare assomment le Livre Dada.

Roman de Gare : Je parle aux gens de maintenant. Je suis de mon temps, rapide, neutre. Je transporte les gens loin et vite et je les laisse là où ils étaient avant le voyage. Aucun souvenir, aucune séquelle. Je n’offense personne quand je suis là et on m’oublie quand je ne suis plus là. Je suis un Livre à Grande Vitesse. J’abolis le temps.

Bibliothécaire : Combien ?

Roman de Gare (au bibliothécaire) : Quelques heures, le temps d’un Paris-Nice.

Bibliothécaire : Pas assez long !

Le Roman de Gare disparait.

Grand Classique (au bibliothécaire) : Et les tragédies ? Sans elles, que sont les hommes ? Sans les tragédies, les hommes annulent leur destin. Quel est le tien ?

Bibliothécaire : Je cherche.

Grand Classique : Ce n’est pas en le cherchant que tu trouveras ton destin, c’est en agissant qu’il te choisira, lui.


Extrait Deuxième partie, 4. Voyage dans la Grande Histoire

Le Livre Brûlé apparait derrière le bibliothécaire…

Livre Brûlé : Regarde-moi !

Bibliothécaire : Arrêtez de me tourmenter ! Je ne veux rien regarder, je ne veux rien écouter. J’ai besoin de silence, de solitude. Je dois me rappeler où je suis, qui je suis, et ce que je dois faire.

Livre Brûlé : Malgré les apparences, je suis un livre.
Je sais que je ne suis guère présentable.
Objet de dégoût, de peur, de mauvais augure, et très sale, je laisse des traces, partout où je passe, des traces qui ne s’effacent pas.
Je rappelle ce que personne ne veut savoir et j’annonce demain.

Le bibliothécaire se tourne enfin vers le Livre Brûlé, vacille face à ce qu’il voit…

Livre Brûlé : Regarde mon corps, ce qu’il en reste. Ces pages noircies, en lambeaux, que je porte en lieu de corps, et qui s’effritent tous les jours un peu plus. Ce corps là est ce qu’il reste quand il ne reste rien. Je suis ce reste de rien, souvenir d’avant, d’avant rien, quand il y avait encore quelque chose, comme ici, en ce moment, tous ces livres…

Bibliothécaire : D’où viens-tu ?

Livre Brûlé : Je viens d’Alexandrie, d’Antioche, de Constantinople. Je viens de Sarajevo, de Tombouctou, de Mossoul. Je viens de toutes les bibliothèques qui ont été brûlées. J’étais dans toutes ces bibliothèques, y suis encore et suis maintenant ici, dans celle qui va bientôt brûler…

Je porte et rappelle le destin de tous les livres qui ont péri par le feu, tous brûlés par l’homme, toujours le même, celui qui attend maintenant son heure de l’autre côté de la porte.

Je suis la trace, le survivant laissé par le destructeur. Je suis celui qui rappelle.

Si tu veux voir ce qu’il s’est passé à Alexandrie, Antioche, Constantinople, je peux te le montrer. Toi qui ne m’as jamais vu, toi qui ne m’as jamais lu, viens ! Et tu verras le chemin sur lequel nous sommes.

Bibliothécaire : L’heure tourne, je n’ai plus de temps.

Livre Brûlé : Le temps se mesure ici en siècles. Tu peux prendre quelques secondes, voir ce qu’il se passe depuis 2000 ans et comprendre ce qu’il va se passer ici dans quelques minutes. Viens, tu n’as pas le choix !

(…)

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