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Huguet, Éric
Hivers
1997
jeudi 30 janvier 1997
Un soir d’hiver, Claudio rencontre Roberto. Ils s’interrogent sur le sens de leur existence lorsque surviennent deux autres personnages.
Ce quatuor, où chacun est seul avec un double interchangeable, questionne l’autre, révélant les doutes et les peurs de chacun.
Écrite dans un style sobre et dépouillé, Hivers se situe comme hors du temps dans un univers étrange, reflet de la condition morale de l’homme moderne.
[Acte I, scène I, II, III (p. 9 à 17)]
Scène I
(Un soir d’hiver. Deux rangées de platanes longent une route droite qui s’étend à perte de vue. Claudio, grand, décharné, le visage émacié, arrive d’un côté de ce long couloir tempétueux. La neige lui cingle le visage qu’il protège en gardant la tête inclinée. L’autre personnage, Roberto, qui lui ressemble trait pour trait, arrive en sens contraire, mais du même côté de la route, si bien qu’ils viennent à se heurter. Claudio, l’air méditatif, relève légèrement la tête.)
Claudio, d’une voix monocorde et inquiétante. - Excusez-moi.
Roberto, presque en même temps, avec un léger temps de retard cependant. - Excusez-moi.
Claudio. - C’est moi. Je ne regardais pas où je marche.
Roberto. - Moi non plus, vous savez. Il fait si froid.
Claudio. - C’est juste. Difficile de regarder où l’on marche.
(Roberto regarde Claudio en chien de faïence. Il lui trouve une voix pour le moins étrange, très impressionnante et presque suspecte.)
Roberto, maladroitement. - Que faites-vous là ?
(Claudio lui retourne courtoisement la question.)
Roberto. - Disons que je me promène.
Claudio. - Le temps n’est pas vraiment idéal, n’est-ce pas ?
Roberto. - C’est vrai.
(Claudio scrute à son tour Roberto du coin de l’œil.)
Claudio. - Vous vous promenez aussi ?
Roberto. - Difficile de prévoir le temps.
Claudio. - A qui le dites-vous !
(Roberto rentre un peu plus la tête dans son manteau et s’apprête à passer son chemin lorsque Claudio le rappelle pour lui demander l’heure.) Excusez-moi. Quelle heure est-il ?
Roberto. - Il est 15 h.
Claudio, déconcerté. - Il me semble que votre montre a dû s’arrêter. La nuit commence à tomber.
Roberto. - C’est juste. J’ai oublié de la remonter. Excusez-moi.
Claudio. - Ce n’est rien. Vous n’avez pas à vous excuser. L’important maintenant, c’est de rentrer avant que la tempête ne s’aggrave.
(Puis sautillant et se frottant les mains pour se réchauffer. Il fait déjà si froid.)
Roberto, acquiesçant. - Et il va bientôt faire nuit noire.
Claudio, pressant soudain. - Sans aucun doute. Aussi, excusez-moi, je dois partir à présent.
(Claudio poursuit sa route sans même dire au revoir. Toujours dans la même direction. Il sort.)
Scène II
(Roberto s’avance de quelques pas en direction de Claudio.)
Roberto. - Revenez. Je ne vous ai même pas demandé votre nom.
Claudio, toujours hors de la scène. - Je n’ai pas le temps.
Roberto. - Une promenade, c’est une promenade. Vous n’avez pas de rendez-vous ?
Claudio. - Non.
Roberto. - Alors vous avez le temps. Revenez.
(Claudio semble s’être ravisé puisqu’il revient sur ses pas et réapparaît au centre de la scène.)
Claudio. - Qu’aviez-vous de si important à me dire ?
Roberto. - Rien. Je voulais simplement apprendre à mieux vous connaître. Connaître votre nom.
Claudio. - Et c’est tout !
Roberto. - Oui. Mais qu’aviez-vous de si urgent à faire pour partir si précipitamment ?
Claudio. - Rien. Mais je crains énormément le froid. Pas vous ?
Roberto. - Si . Mais je crains encore plus la solitude. (Un temps. Les deux hommes se regardent droit dans les yeux.) Comment vous appelez-vous ?
Claudio. - Claudio. Et vous ?
Roberto. - Roberto.
Claudio, accentuant la dernière voyelle de chaque prénom. - ClaudiO, RobertO. Etrange coïncidence.
Roberto. - Etrange en effet.
(Claudio manifeste à nouveau quelques signes d’impatience.)
Roberto. - Où alliez-vous ?
Claudio. - Nulle part. Et vous ?
Roberto. - Je ne sais pas non plus. Je me promène. Mais je peux vous accompagner si vous voulez. Comme ça, vous ne perdez pas votre temps et ,moi, je ne serai plus seul.
Claudio. - Bonne idée.
Roberto. - Et cela nous réchauffera.
Claudio. - Vous avez raison. Marchons.
(Les deux hommes s’apprêtent à sortir de la scène lorsque Roberto montre un point du doigt.)
Roberto. - Regardez !
Claudio - Quoi ?
Roberto. - Les lumières.
(Claudio relève le nez à contre cœur et aperçoit en effet les lumières de la ville. )
Claudio. - C’est beau.
Roberto. - Très beau. On dirait des étoiles. (Il sautille un peu pour se réchauffer, puis) C’est loin.
Claudio. - Très loin. Alors ne perdons pas de temps.
(Les deux hommes reprennent leur marche d’un pas lent et engourdi.)
Scène III
(Les rafales de vent, de plus en plus persistantes et violentes, ralentissent leur progression. Les deux hommes, essoufflés et silencieux, s’arrêtent à l’extrémité gauche de la scène. Le son de leurs voix fait place à la mélodie lancinante et effrayante du vent qui pénètre chacun d’eux. Confrontés à ce silence lugubre, et comme dénués de toute intimité, ils décident d’engager à nouveau la conversation.)
Roberto. - Je ne vois plus les lumières.
Claudio. - Il neige trop.
Roberto. - Vous croyez qu’on va y arriver.
Claudio. - Bien sûr.
Roberto. - Vous croyez que c’est encore loin.
Claudio. - Sans aucun doute.
Roberto. - Alors continuons.
(Ils font quelques pas côte à côte puis Claudio s’arrête.)
Claudio. - Je ne peux plus avancer. J’ai trop froid.
Roberto. - Faites un effort. Je suis sûr que cette route va nous mener à bon port.
Claudio. - Certainement, mais dans combien de temps ?
Roberto. - Je ne sais pas...
Claudio, interrompant subitement Roberto. - Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! J’ai froid et ce n’est pas un je ne sais pas qui me fera avancer.
Roberto, excédé. - Vous préférez sans doute rester là et mourir de froid. C’est ça !? Eh bien. Restez ! Moi, je pars.
(Roberto fait quelques pas puis disparaît de la scène avant d’être rappelé quelques instants plus tard par Claudio.)
Claudio. - Oh ! Oh !
(Un écho lui revient. Il s’agit bien de la voix de Roberto. Il réitère son appel.)
Claudio. - Oh ! Oh !
(L’écho lui parvient derechef. Une conversation à distance s’engage alors.) Venez !
Roberto, toujours hors de la scène. - Non.
Claudio. - Si. Revenez !
Roberto. - Non !
Claudio, autoritaire. - Je vous dis de revenir. C’est à votre tour maintenant.
(Un temps.)
Claudio, d’une voix douce, presque mielleuse. - Allez, je vous en prie. Revenez.
(Roberto fait alors un pas timide sur scène.)
Claudio, résigné, le regarde puis dit. - J’ai faim.
Roberto. - Moi aussi. Alors, vous venez ?
(Claudio se décide enfin. Il oublie le froid qui l’immobilisait précédemment et se rapproche de Roberto.)
Extraits de presse
« Nous sommes en plein dans le théâtre de l’absurde. Plus qu’à Beckett, j’ai pensé à Nathalie Sarraute. Le rythme est saccadé, asthmatique et, même si l’action se passe toujours en plein air, l’écriture - plutôt la lecture - se fait presque dans un état d’asphyxie.
Le double miroir des personnages Claudio/Roberto et Filippo/Luccino nous renvoie à nos paradoxes, à notre constante et quotidienne schizophrénie. A l’envie de possession de l’autre et à son rejet. En somme, à ce que l’être humain a toujours en soi : la peur du sentiment et du partage.
(…) C’est la peur de la vie que ces quatre personnages expriment : "Sans la force de vouloir, il n’y a plus de vie. Celui qui cherche, ne serait-ce que pour quelques menus instants, un port de fortune où se reposer des luttes de la vie est un utopiste vaincu. Il est condamné sans le savoir", dit Luccino. Pour ajouter : "Le grand malheur, c’est de ne pouvoir être seul".
Tout le texte tourne autour de cette vérité. Ou non-vérité. Tout le texte exprime un nihilisme sans merci et sans voie d’issue. Il exprime une blessure profonde vis-à-vis du genre humain qui nous frappe comme un poing dans le ventre. »
[Francesco Rapazzini]
Vie du texte
Hivers est sélectionné par le comité de lecture du Théâtre des Célestins à Lyon, dirigé par Denys Laboutière.
Des extraits sont lus lors de la manifestation "Auteurs présents" le 19 mai 2006.