Accueil > Collections > Théâtre > Théâtre contemporain > De si beaux uniformes

Pessan, Eric

De si beaux uniformes

2018

jeudi 8 mars 2018

Dans les coulisses d’un théâtre où se donne un drame historique sur la seconde guerre mondiale, des comédiens discutent. Certains jouent le rôle de nazis, d’autres celui de déportés. Ce sont des hommes liés par la fraternité de la scène, ils rient, s’adressent des plaisanteries, gèrent leur stress. S’ils donnent l’impression d’être soudés, il ne faut pas négliger qu’ils puissent taire leurs pensées les plus profondes, afficher une désinvolture de surface, et entretenir une certaine rivalité.

Lorsqu’un soir, juste avant la représentation, par mégarde, un comédien vient tacher l’impeccable tenue de nazi d’un autre comédien, ce fragile équilibre commence à tanguer.

Dans cette pièce-récit, Éric Pessan traque les sources-mêmes de l’intolérance, celle qui commence par des petits riens et finit par engloutir l’humanité des êtres. Il s’interroge aussi sur la porosité inéluctable entre le comédien et le personnage qu’il incarne.

15.

C’est possible d’habiter un visage sans ambigüité, sans ombre, sans zones ignorées au creux d’une ride, ou sous le cerne d’un œil ? C’est possible de savoir ce qui se trame au-dessous d’un visage, non pas pour savoir où a disparu l’enfance, ni comment le temps nidifie, pas même pour comprendre où le futur métastasera, mais simplement pour saisir le présent d’un visage : savoir ce qu’il dit, ce que l’épiderme dissimule, ce que la coiffure masque.

L’énigme d’un visage. On passe des heures à peaufiner nos expressions devant un miroir, on se filme, on se grime, on prend des centaines de photos pour nos books ou pour envoyer aux castings, et – parfois – il suffit d’une seconde pour que l’on se heurte à notre visage.

On le caresse, on le touche. Il est à nous, mais l’étranger affleure, notre élan se brise contre de la pierre. On s’épuise à traverser l’immensité des étendues inconnues.

Là, dans le miroir ou sur cette photo ou à cet instant de la captation vidéo, on se regarde sans se reconnaitre. On a oublié. On sait bien que c’est nous et c’est pourtant impossible. Puis, vite, le visage se réassemble, intact. L’ombre a reflué. L’effroi regagne l’encoignure où il se tapit et guette la prochaine occasion.

Une main sur une joue, on fait l’expérience de l’étrangeté.

Dans le visage transparait la chaine de ceux qui étaient là avant. Un père ou un aïeul s’imposent et c’est pire souvent que la visite d’un parfait inconnu.

Nos visages portent des fautes anciennes.

Et ceux qui nous voient : que perçoivent-ils si nous même nous nous perdons ?

Nous ne possédons pas des visages de bonne foi.


20.

Tu as lu cet entretien ? Celui de Bruno Ganz, quand il joue Hitler.
Il disait l’horreur que cela avait été.
Pour ce film sur les deniers jours du reich.
Jusqu’au reflet de son visage dans le miroir.
Stupéfait de la ressemblance, il a répété aux journalistes.
Tout ce qu’il avait appris de la vie, des tics, des manies et de la syphilis d’Hitler.
Ça l’avait dévasté de l’intérieur.
Il n’avait plus de recul, plus de distance.
Hurler des insultes antisémites, prononcer des discours de mort et de haine.
Et être entouré du matin au soir par des comédiens habillés en nazi.
Tourner dans un décor de bunker.
Il a endossé des semaines le visage ravagé d’Hitler.

Tu y crois toi ? que des rôles te collent à la peau ? que quelque chose d’un rôle te poisse ? comme une odeur ou un truc invisible.
Un relent, qui te reste.
Une tache encore plus ineffaçable que celle sur ton uniforme.


25. Le soldat à la veste tâchée et le prisonnier qui a fait la tache.

 Franchement tu peux me l’avouer maintenant.

 Quoi ?

 La tache, tu as fait exprès ?

 Mais lâche-moi avec ta tache. T’es lourd ce soir.

 C’est un accident ?

 Dis-moi, pourquoi j’aurais tâché un costume.

 Je ne sais pas moi.

 Tu vois ?

 Par solidarité.

 Solidarité ?

 Pour l’exemple, pour m’emmerder, par haine de mon uniforme. Parce que je joue le rôle d’un salaud. Je n’ai pas choisi, tu sais, je n’y peux rien. Je parais plus crédible de ce côté-là. J’ai passé une audition et j’ai été pris. Un point c’est tout.

 Arrête. Arrête avec ça. Je n’avais pas vu mes mains, je me suis dégueulassé dans l’arrière scène. C’était un accident. On n’en parle plus, d’accord ?

 Oui, sur le moment, j’ai cru…

 Je suis venu à un casting, j’ai été pris.

 Et tu joues un autre. Pas étonnant avec ton nez.

 Tu fais chier maintenant.

 Je déconne. Je voulais juste savoir pour la tache.

 Va te faire foutre. Tu m’emmerdes. Tu comprends que tu m’emmerdes ?
 Comment veux-tu que je te fasse confiance si tu te mets dans des états pareils ?

Un silence
Deux hommes se regardent en silence.
Des émotions contradictoires passent sur leurs visages.
Ils sont à deux doigts de reprendre les échanges.
Ils se tendent.
Ont-ils remarqué qu’ils serrent les poings ?

Puis les autres les appellent.
Il faut partir.
Le théâtre ferme, l’alarme va être enclenchée.


Extrait de presse

« La pièce à l’écriture si particulière d’Eric Pessan est proche du récit. L’auteur s’y interroge sur la condition du comédien, mais aussi sur les sources mêmes de l’intolérance, qui peut commencer à partir de petits riens et engloutir subitement l’humanité. »

[L’Avant-scène Théâtre, 1re octobre 2019]


« Au centre de cette pièce une question passionnante : l’habit fait-il le moine ? L’uniforme nazi est-il susceptible de déteindre sur l’acteur qui le porte ?

La séparation insidieuse qui s’installe entre les acteurs "jouant" les soldats nazis et ceux qui incarnent les déportés est intéressante.

D’autant que l’auteur l’entrecoupe de réflexions sur la mémoire et la transmission (ou non) du vécu familial de cette période. »

[Babelio, 23 septembre 2022]


De si beaux uniformes est une pièce de théâtre qui explore l’origine de l’intolérance et les racines de la violence.

Elle montre comment des petites blagues, des remarques insidieuses ou des comportements déplacés banalisent peu à peu les stéréotypes, le mépris et les pensées racistes pour conduire au harcèlement, à la violence et à la haine.

La pièce s’apparente presque à un récit : une troupe se prépare à jouer une pièce de théâtre. Certains acteurs portent des uniformes de soldats allemands, d’autres des uniformes de prisonniers. Rapidement surgissent des remarques semblant inconséquentes, des plaisanteries sur la période, sur le port de l’uniforme. (…)

La pièce est une succession d’échanges entre les membres de la troupe sans qu’on sache qui s’exprime. Personne n’est identifié. C’est le groupe qui parle.

Cette construction montre avec encore plus de force comment des idées nauséabondes peuvent se diffuser et des fossés se creuser sans que quiconque ne s’en rende vraiment compte.

Pièce remarquablement bien écrite, à méditer et qui rappelle qu’aucune parole n’est banale et anodine.

[Babelio, 20 octobre 2022]

Vie du texte

Lecture aux Lundis en coulisse de Lyon, proposés par Gislaine Drahy, Théâtre narration, le 26 février 2018.


Lecture aux Lundis en coulisse de la compagnie Les Encombrants, sélection par Gislaine Drahy, Théâtre narration, à Dijon, le 23 avril 2018.


Lecture par Stéphanie Marc, dans le cadre des Chapiteaux du livre, Béziers, le 22 septembre 2018.

Portfolio