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Aufray, Gilles

L’Officier et le Bibliothécaire

2023

jeudi 12 janvier 2023

Quelque part dans le monde, une armée de mille hommes encercle la Grande Bibliothèque Nationale et s’apprête à la brûler.

L’officier commandant cette armée fait appeler le vieux bibliothécaire qui veille sur les milliers de livres anciens et manuscrits rares. Dans un geste de générosité – ou est-ce de cruauté ? – , il lui donne une brouette et une heure pour y déposer les livres les plus précieux à ses yeux et les sauver : les autres seront brûlés.

Tandis que le vieux bibliothécaire s’attelle à cette impossible tâche, se font entendre la parole et la voix des écrivains, des poètes, des philosophes et des scientifiques. Ils ont tous des arguments pour ne pas être ceux qui disparaîtront dans les flammes.

La bibliothèque devient un champ de bataille, la brouette se remplit, se désemplit, et encore, au rythme de l’heure qui tourne tandis que dehors l’armée attend.

C’est alors que le bibliothécaire, traversé par d’innombrables voix et le fantôme d’Hypatie, transforme la catastrophe annoncée en une offrande pleine d’espoir dans les capacités de l’homme à percevoir la beauté.

Personnages par ordre d’apparition

Livre Témoin
Bibliothécaire
Officier
Le Temps
Journaliste
Livre Ancien
Livre Rongé
Grand Classique
Livre Dada
Roman de Gare
Liber
Don Quichotte
Sancho Panza
Zatoichi
Livre de Science
Echo d’un poème oublié
Livre Brûlé
Fantôme d’Hypatie


Première partie, 2. Un ordre

Rencontre entre l’officier et le bibliothécaire à la porte de la bibliothèque. La lumière, violente comme peut l’être celle d’un lever de soleil, aveugle le bibliothécaire…

Bibliothécaire : Qui êtes-vous ? (Un temps.) Que voulez-vous ?

Officier : Te parler.

Bibliothécaire : Vous me tutoyez ?

Officier : Et tu me vouvoies.

Bibliothécaire : Je vouvoie l’uniforme que tu portes.

Officier : Et c’est l’uniforme qui vous tutoie.

Bibliothécaire : Je parle à l’uniforme et l’uniforme me répond, où est donc passé l’homme ?

Officier : N’aies crainte, il est là. Tu as une heure.

Bibliothécaire : Une heure ?

Officier : Et une brouette.

Bibliothécaire : Une brouette ?

Officier : La voici. Dans une heure, les livres que tu auras choisi de mettre dans la brouette seront sauvés.

Bibliothécaire : Je ne comprends pas.

Officier : Regarde mes hommes, ils sont plus de mille, regarde ce qu’ils ont dans les mains !

Bibliothécaire (vacillant) : Cela n’est pas possible.

Officier : C’est ainsi. Dans une heure, les livres que tu auras choisi de mettre dans la brouette seront sauvés, les autres seront brûlés.

Bibliothécaire : Mais pourquoi ? (Un temps.) Pourquoi ?

Officier : Nous n’avons pas le temps de répondre à ta question maintenant, après si tu veux.

Bibliothécaire : Mais après il sera trop tard.

Officier : Dépêche-toi, je reviendrai dans une heure exactement.

Bibliothécaire : Mais une heure, qu’est-ce que c’est ?

Officier : C’est très long, vous verrez.

Bibliothécaire : Vous me vouvoyez maintenant ?

Officier : En souvenir de l’homme…

L’officier s’éloigne, le Temps apparaît.

Le Temps (tournant autour du bibliothécaire prostré) : Je suis le temps, plus précisément l’heure que l’officier vient de donner au bibliothécaire, et depuis que l’officier a dit’je reviendrai dans une heure exactement’, je passe, je tourne, imperturbablement car cette heure est absolue, rien ne peut la ralentir, rien ne peut la raccourcir, rien ne peut l’allonger, rien ne peut l’accélérer, et au moment précis où l’officier frappera de nouveau à la porte, dans une heure exactement, il ne restera rien de moi, rien de ce temps. (Disparaissant.) Temps. Temps. Temps. Temps. Temps.

La porte de la bibliothèque se referme.


Extrait Deuxième partie, 3. Joutes verbales et physiques

(…)

Roman de Gare (au Grand Classique) : On connait les tragédies, vois où elles nous mènent !

Grand classique : Comment-oses-tu ?

Roman de Gare : Il faut être de son temps, aller voir ailleurs.

Grand classique : Dans un roman de gare peut-être ?

Roman de Gare : Populaire et sans point-virgule, un roman qui transporte en quelques mots les lecteurs dans un autre temps. On oublie les effets de style, on va vite, au présent, on s’enfuit à la vitesse du rêve et personne ne peut nous rattraper.

Livre Dada (se redressant, au monde) : Le livre est un moyen de transport, plus rapide qu’un tapis volant, bien choisir sa destination ! Attention à l’ouverture automatique du premier chapitre !

Le Grand Classique assomme le Livre Dada.

Grand Classique (Au Roman de Gare) : Le tréfonds de l’âme humaine est la seule destination qui vaille.

Livre Dada (se redressant encore) : N’y allons pas sans lumière !

Le Grand Classique et le Roman de Gare assomment le Livre Dada.

Roman de Gare : Je parle aux gens de maintenant. Je suis de mon temps, rapide, neutre. Je transporte les gens loin et vite et je les laisse là où ils étaient avant le voyage. Aucun souvenir, aucune séquelle. Je n’offense personne quand je suis là et on m’oublie quand je ne suis plus là. Je suis un Livre à Grande Vitesse. J’abolis le temps.

Bibliothécaire : Combien ?

Roman de Gare (au bibliothécaire) : Quelques heures, le temps d’un Paris-Nice.

Bibliothécaire : Pas assez long !

Le Roman de Gare disparait.

Grand Classique (au bibliothécaire) : Et les tragédies ? Sans elles, que sont les hommes ? Sans les tragédies, les hommes annulent leur destin. Quel est le tien ?

Bibliothécaire : Je cherche.

Grand Classique : Ce n’est pas en le cherchant que tu trouveras ton destin, c’est en agissant qu’il te choisira, lui.


Extrait Deuxième partie, 4. Voyage dans la Grande Histoire

Le Livre Brûlé apparait derrière le bibliothécaire…

Livre Brûlé : Regarde-moi !

Bibliothécaire : Arrêtez de me tourmenter ! Je ne veux rien regarder, je ne veux rien écouter. J’ai besoin de silence, de solitude. Je dois me rappeler où je suis, qui je suis, et ce que je dois faire.

Livre Brûlé : Malgré les apparences, je suis un livre.
Je sais que je ne suis guère présentable.
Objet de dégoût, de peur, de mauvais augure, et très sale, je laisse des traces, partout où je passe, des traces qui ne s’effacent pas.
Je rappelle ce que personne ne veut savoir et j’annonce demain.

Le bibliothécaire se tourne enfin vers le Livre Brûlé, vacille face à ce qu’il voit…

Livre Brûlé : Regarde mon corps, ce qu’il en reste. Ces pages noircies, en lambeaux, que je porte en lieu de corps, et qui s’effritent tous les jours un peu plus. Ce corps là est ce qu’il reste quand il ne reste rien. Je suis ce reste de rien, souvenir d’avant, d’avant rien, quand il y avait encore quelque chose, comme ici, en ce moment, tous ces livres…

Bibliothécaire : D’où viens-tu ?

Livre Brûlé : Je viens d’Alexandrie, d’Antioche, de Constantinople. Je viens de Sarajevo, de Tombouctou, de Mossoul. Je viens de toutes les bibliothèques qui ont été brûlées. J’étais dans toutes ces bibliothèques, y suis encore et suis maintenant ici, dans celle qui va bientôt brûler…

Je porte et rappelle le destin de tous les livres qui ont péri par le feu, tous brûlés par l’homme, toujours le même, celui qui attend maintenant son heure de l’autre côté de la porte.

Je suis la trace, le survivant laissé par le destructeur. Je suis celui qui rappelle.

Si tu veux voir ce qu’il s’est passé à Alexandrie, Antioche, Constantinople, je peux te le montrer. Toi qui ne m’as jamais vu, toi qui ne m’as jamais lu, viens ! Et tu verras le chemin sur lequel nous sommes.

Bibliothécaire : L’heure tourne, je n’ai plus de temps.

Livre Brûlé : Le temps se mesure ici en siècles. Tu peux prendre quelques secondes, voir ce qu’il se passe depuis 2000 ans et comprendre ce qu’il va se passer ici dans quelques minutes. Viens, tu n’as pas le choix !

(…)


Extrait de presse

« Une pièce sur l’importance des livres comme mémoire de l’humanité.

Une forme étonnante avec des moments très justes.

Intelligent et avec de belles intuitions d’écriture. »

[Centre national du livre]


« Un bibliothécaire, une brouette, une heure. Un impératif : sauver autant de livres que peut en contenir la brouette. L’officier attend dehors, avec ses armées, pour brûler tous les autres.
Un choix impossible.

Gilles Aufray nous interroge : quels livres sauver si tous les autres disparaîtront dans un gigantesque autodafé ? Comment décider ? Que choisir ? Comment choisir ? Un ouvrage de fiction a-t-il plus de poids pour l’humanité qu’un ouvrage de philosophie, un traité de science ou une tragédie grecque ? Un classique plutôt qu’un roman contemporain ? Quels livres méritent d’être le dernier ? Que deviendrait une littérature appauvrie de la presque totalité de ces volumes ? Que deviendrait une Humanité appauvrie de la presque totalité de sa littérature ? (…)

La pièce de théâtre L’officier et le bibliothécaire pose des questions aussi intéressantes qu’urgentes, soulignées par le Temps qui rythment la cadence de la pièce : car le jour où il n’y aura plus de lecteurs, alors il ne sera même pas nécessaire de brûler les livres. Ils auront déjà cessé d’exister. »

[Babelio, 4 février 2023]


« C’est une très belle fable que nous propose Gilles Aufray dans ce texte paru aux éditions Espace 34 (…)

Une fable qui plonge au plus profond de notre mythologie et traverse l’odyssée de l’humanité, avant de poser le défi de sa survie, face aux démons totalitaires qui continuent à se faire les dents sur notre présent, en attendant de s’attaquer à l’avenir…

Il y a d’abord la présence-absence du bibliothécaire qui lit, « le corps traversé par les mots qu’il lit ». Il est à la fois le lecteur très présent que nous pourrions être, le gardien des livres de la bibliothèque, le gardien des mots qui les constituent et le symbole des générations de bibliothécaires qui depuis des siècles sont, par l’assiduité de leurs lectures, les garants du contenu des livres.

Mais voilà qu’on frappe à la porte… (…) L’officier déclare que le bibliothécaire a une heure et une brouette pour sauver quelques livres qui pourront ainsi échapper à l’incendie programmé de la bibliothèque.
Pourquoi ?

L’officier ne répond pas à la question mais il est certain que « ceux qui brûlent les livres ne le font pas toujours par ignorance »… « Les livres bouleversent le monde, ils créent des désirs, des manques et des questions », cela suffit pour qu’on décide de les brûler… Dehors, les soldats attendent et les torches sont prêtes…

Le bibliothécaire se retrouve seul, face à cette mission impossible. Comment choisir ? Quels livres sauver ? Les premiers, ceux des origines ? Les derniers ?… Il se rend vite compte que le choix est impossible et la proposition diabolique. (…)

Il reçoit la visite du Temps à qui il demande une minute, puis une heure, puis un siècle… Mais, même si les jambes du temps ne sont pas égales, il lui est impossible de se dédoubler et de faire qu’une heure d’officier dure un siècle de bibliothécaire…

Commence ensuite une ronde frénétique de Livres/Personnages, ayant chacun une excellente raison d’être sauvé plutôt que tous les autres. Du Grand Classique au livre Dada, du Roman de Gare au Livre de Science, sans oublier l’Écho d’un Poème Oublié… Et chacun de s’agiter et de gesticuler en vain…

Le bibliothécaire finira par accepter l’invitation du Livre Brûlé et entrer en lui pour vivre la ronde infernale des bibliothèques brûlées depuis la nuit des temps : d’Alexandrie à Sarajevo, de Tombouctou à Mossoul, en passant, au cours des siècles par Constantinople, le Mexique, le Cambodge… (…)

« Fais confiance à ta mémoire et commence par le livre qui est dans ta poche » lui suggère Hypatie. (…)

Gilles Aufray nous offre ainsi une fable essentielle et salutaire qui touche au plus juste en ces temps de violence identitaire et de montée des intégrismes ; en ces temps de déni où les nouveaux tyrans tentent de réécrire l’Histoire à leur botte et rêvent de museler toute possibilité de libre arbitre, de réflexion et de création. »

[Jean-Pierre Thiercelin, Théatre Actu, 26 novembre 2023]


« La question que pose ce texte et son caractère d’urgence nous concerne tous.tes. Parce que (…) il interroge cette notion de communauté, de vivre ensemble, de nouveau monde et qu’il décloisonne. (…)

L’enjeu est concret, théâtral en diable : une course contre la montre, la responsabilité d’un choix cornélien qui n’est pas de la science-fiction. Cette menace résonne fort.

Il y a cette liste terrifiante qu’égrène le personnage du Libre Brûlé des bibliothèques célèbres du monde entier qui ont été réduites en cendres. (…)

Une expérience de vivant à vivant. »

[Florence Bisiaux, La Collec’, n°1, 2024]

Vie du texte

Création marionnettique dans une mise en scène de Luc-Vincent Perche, Le Tas de Sable, jeu et manipulation Aurélie Hubeau, Sylvain Blanchard et Cédric Vernet, Centre Culturel Georges Brassens (St Martin Boulogne), le 12 octobre 2022.

Tournée 2022-2023
— MJC St Saulve, dans le cadre du Festival Itinérant de Marionnettes/Cie Zapoi, les 21 et 22 octobre 2022
— La Gare (Méricourt) les 22 et 23 novembre 2022
— Théâtre de l’Aventure (Hem), les 12 et 13 janvier 2023
— Théâtre de l’Oiseau-Mouche (Roubaix) en partenariat avec le Tas de Sable, le 25 janvier
— Le Temple (Bruay-La-Buissiere), les 2 et 3 mars
— Le Palais du Littoral (Grande Synthe), le 17 mai

Un court extrait lu par l’auteur

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