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Edwards, Michael

Ombres de lune
Réflexions sur la création littéraire

2001

lundi 1er janvier 2001

Cet essai s’interroge sur le processus de la création littéraire sous l’angle de la « répétition » à travers différents textes : l’Odyssée d’Homère et la figure de Narcisse dans les Métamorphoses d’Ovide, un sonnet de Ronsard ou un vers de Wordsworth, mais aussi des textes poétiques ou non de Baudelaire, Poe, Mallarmé, Proust, Eliot, Dante, Arnaut Daniel, Yeats. Deux œuvres théâtrales, Périclès de Shakespeare et Phèdre de Racine, sont également étudiées.

L’analyse de ces œuvres ou de fragments de celles-ci permet à Michael Edwards de définir ce qui constitue la répétition créatrice, source même de l’œuvre littéraire.
Par exemple, il analyse les traductions successives d’un poème de Yeats par Yves Bonnefoy et montre les nuances et la richesse qu’apporte cette repensée de la traduction tant sur le plan de l’œuvre traduite que pour le traducteur et sa propre œuvre.
Mais cette reprise créative n’apparaît pas seulement dans la traduction d’un texte. Elle est également présente sous d’autres formes : influence du réel ou du vécu dans le langage poétique, rôle de la mémoire et de l’oubli dans l’élaboration d’une œuvre...

Michael Edwards traverse un vaste champ de recherche et de réflexion sur la nature de la poésie et du poète, abordant des thèmes tels que poésie et beauté, poésie et rhétorique, poésie et mythe, poésie et mémoire.
Il met ainsi en lumière les différentes formes de répétition sous-jacentes à la création d’un texte littéraire.

Sommaire du livre

Avant-propos

I. Poésie est savoir (Homère)

II. Narcisse, Écho, et la branche cassée (Ovide)

III. Traduction et répétition (Ronsard)

IV. Il me souvient (Shakespeare)

V. Poésie, rhétorique, Phèdre

VI. Sur un vers de Wordsworth

VII. Magie, prosodie, mystère (Baudelaire)

VIII. Tel qu’en lui-même (Poe, Mallarmé)

IX. L’Auteur se répète (Proust)

X. Sovenha vos a temps (Arnaut Daniel, Dante, T.S. Eliot)

XI. Beckett francophone

XII. Bonnefoy traduit Yeats

XIII. De la poétique chrétienne

Notes bibliographiques


[p. 245-246 - Bonnefoy traduit Yeats]

Une bonne traduction permet de lire un poète étranger ; une grande traduction l’enrichit. J’aimerais dire aussitôt l’admiration et l’affection — pour reprendre les termes de Bonnefoy évoquant l’œuvre de Yeats — que je ressens devant un travail où même un lecteur anglais peut comprendre Yeats dans une perspective nouvelle. C’est Yeats, avec T.S. Eliot, qui compte le plus dans la poésie anglaise de ce siècle. Pour le poète de maintenant, les conflits vécus dans sa poésie gardent toute leur actualité, toute leur urgence, sans doute parce que ce sont les conflits essentiels de la poésie, exacerbés dans l’époque moderne par l’espoir et les prétentions du romantisme. Les traductions de Bonnefoy nous ouvrent ces conflits, en les intégrant dans une poétique différente et dans un autre destin de poète.

Entre les poèmes et leur version en langue étrangère il existe toujours des questions techniques et théoriques à poser, mais l’essentiel est toutefois la rencontre en profondeur de deux poètes, où chacun apporte à l’œuvre commune ses propres convictions, ses choix, son expérience de la vie, du langage et de la poésie. L’œuvre d’Yves Bonnefoy : Quarante-cinq poèmes de Yeats suivis de La Résurrection (Hermann, 1989) illumine à la fois la poésie de Yeats et la poésie de Bonnefoy ; elle précise certaines différences entre les langues et les poésies anglaises et françaises, fondamentales pour notre saisie du réel ; elle pose, clairement, la question du but de la traduction.

Je m’intéresse, autrement dit, moins à ce que ces traductions peuvent apporter spécifiquement à un lecteur français qu’à ce qu’elles apportent à tout lecteur de poésie et même à un lecteur anglais — et qu’il y ait un apport de ce genre est déjà étonnant. Je ne demande pas si Bonnefoy a réussi ou non à écrire avec suffisamment de fidélité, d’exactitude, pour que les poèmes de Yeats soient « bien traduits » ; j’explore, plutôt la manière dont ces poèmes vivent et à l’occasion changent dans le français de Bonnefoy.

La rencontre des deux poètes a lieu dans le premier poème du livre, Au bas des jardins de saules, mais transposée, cachée, un peu comme dans un rêve. Le poème de Yeats raconte, dans la douleur de la nostalgie et de la sagesse trop tard venue, des rendez-vous amoureux d’autrefois : Down by the salley gardens my love and I did meet, mais le moi de la traduction française s’adresse à la jeune fille : Au bas des jardins de saules je t’ai rencontrée, mon amour. Toute poésie, dans son projet, est vocative — puisqu’elle appelle les choses, les êtres — et les vocatifs ne manquent pas chez Yeats. Ici c’est pourtant l’absence de rapport qui provoque l’émotion, et on comprend que le moi qui se penche sur cette possibilité perdue, d’un amour simple et sans idéalisme, n’est pas Yeats lui-même mais l’éternel amant malheureux. Le poème est impersonnel, comme une plainte qui surgirait de la poésie, et des profondeurs de l’Irlande. C’est le remaniement, après tout, d’une vieille chanson.

Dans la version d’Yves Bonnefoy on sent une tout autre chaleur, on découvre une tendre résurrection de la personne aimée, et le souvenir de sa propre poésie d’amour, dans Pierre écrite et Dans le leurre du seuil. On peut voir dans cette transformation le signe, dissimulé, du désir fondamental de Bonnefoy à travers toutes ces traductions : de reprendre l’aventure poétique de Yeats au plus profond de sa propre expérience, de trouver Yeats et de le ressusciter par un acte d’amour poétique, et peut-être même d’avouer l’échec inévitable d’une telle ambition. Ce tout premier poème décrit ce qu’est véritablement la traduction : la recherche de l’autre.

La traduction révèle une virtualité insoupçonnée dans l’original. Et peut-être la présence personnelle, biographique, de Bonnefoy est-elle attestée aussi par le fait que the weirs de Yeats deviennent, non pas les barrages ou les déversoirs mais la levée. Le mot se prête mieux à la poésie, il est vrai, mais il viendrait aussi — soit par l’inconscient, soit par un désir de marquer un mouvement dans le poème de tout l’être — de l’enfance de Bonnefoy, passée au bord de la Loire.


[p. 117-120 - Sur un vers de Wordsworth]

Je me propose de méditer un vers de Wordsworth, sur la beauté, afin de cerner une certaine façon de penser de l’époque « romantique », et aussi de mieux comprendre la beauté, au moins pour moi-même, en rapport avec l’être et avec l’art.

Je pense à ce vers :
Beauty - a living Presence of the earth,
La Beauté, Présence vivante de la terre,

Et au passage qui suit dans un fragment tiré de Home at Grasmere, (que l’on trouvera dans les Poems parus en deux volumes aux éditions Penguin) où Wordsworth explique le dessein d’un très long poème qui devait rester, comme il le comprit assez tôt, inachevé :

Beauty [...] waits upon my steps ;
Pitches her tents before me as I move,
An hourly neighbour,

La Beauté [...] accompagne mes pas ;
Dresse sa tente devant moi lorsque j’avance,
Voisine de tout instant.

Je note d’abord que la beauté est ressentie dans le mouvement du corps (et non dans la contemplation du regard), et que l’expérience du corps — mes pas, j’avance — s’exprime à chaque fois en fin de vers, à un moment chargé d’une sorte de conscience corporelle de soi. La beauté devient présence pour l’homme qui marche, qui participe, dans le lieu connu et aimé qu’était pour Wordsworth la région des lacs, à l’énergie de la terre. Je note ensuite qu’il s’agit en effet de la terre et non pas de la nature.
Peut-être le mot subsiste-t-il simplement de la première version du vers (j’y reviendrai), ou est-ce plutôt que Wordsworth, qui reconnaît partout le pouvoir sur son être le plus profond de ce qu’il appelle ailleurs la nature, insiste ici sur la réalité pour ainsi dire charnelle de cette présence, en éloignant le sens plus cérébral, idéal, qu’avaient donné au mot « nature » et au système qu’il supposait, les générations précédentes ? Car la beauté terrestre semble, elle aussi, marcher. Elle précède Wordsworth dans l’espace — elle a déjà dressé sa tente dans chaque lieu nouveau qui s’ouvre devant lui comme il se déplace dans le panorama toujours changeant de ces paysages de petites montagnes — et elle l’accompagne dans le temps, voisine fidèle par les heures qui changent.

Nous sommes loin dans ces vers écrits entre 1798 et 1806, de toutes les dissertations sur la beauté composées au cours du dix-huitième siècle. La beauté ne relève pas ici de « l’harmonieux » et du « bien proportionné », comme pour Shaftesburty, ni des « rapports » plus philosophiques et plus souples de Diderot, ni de cette « perfection » qui régnait dans les systèmes esthétiques divergents de Leibniz et de Wolff d’une part, de Baumgarten et Meier de l’autre.
Pour Wordsworth, la beauté ne se définit pas selon des propriétés abstraites qui plaisent d’une manière ou d’une autre aux sens et à l’esprit. Elle ne se définit pas du tout : elle est, et elle agit.

L’empirisme anglais de Hutcheson, de Hume et de Burke avait décidé que la beauté, qui n’existe pas à strictement parler dans les choses, dépend d’un « sens » de la beauté chez l’homme. Elle serait pour Wordsworth, au contraire, une présence autre et vivante. Cette autonomie de la beauté est soulignée et même augmentée après la révision du manuscrit.

Wordsworth avait d’abord écrit :
Beauty, whose living home is the green earth
La beauté dont la demeure vivante est la verte terre,

ce qui avait déjà placé la beauté en dehors de l’homme, mais, cherchant sans doute à modifier le vers à cause de la faiblesse de sa chute (où le manque de correspondance entre l’accent métrique et l’accent naturel ne semble pas être justifié par un rythme souverain), il trouva — peut-être à son grand étonnement et par le hasard bien organisé qui donne souvent les choses essentielles — cette « Présence vivante » qui fait toute la force de l’idée, et qui résume aussi, et parfaitement, la façon dont Wordsworth semble vivre la nature. On dirait même que la nouvelle version du vers vient, dans toute sa supériorité sur l’ancienne, avec la même autorité que la beauté qu’elle nomme.

« La Présence vivante de la terre » dérange toutes les théories de la beauté. Elle va au-delà aussi de la « finalité subjective » de la nature chez Kant, puisque le « sujet » en question dans la célèbre formule est l’homme qui contemple et non pas la nature qui se manifeste.
Dans le monde de Wordsworth, on rencontre la beauté, on entre en contact avec une présence et, tout en restant conscient de soi dans cet échange, on sort de soi, pour toucher une autre vie. Il est d’autant plus significatif que ce soit la beauté qui l’appelle en dehors, que dans les vers précédents Wordsworth vient d’exalter l’immensité terrible et admirable de l’esprit humain, et de déclarer que cet univers apparemment intérieur à l’homme sera la matière principale de son chant. Le mot présence est en lui-même un apport décisif [...]


Extraits de presse

« Les spécialistes des problèmes de traduction, dont Michael Edwards est un maître, trouveront des vues très fines et profondes sur la « répétition innovatrice » des traductions réussies et sur l’approfondissement possible des deux langues et même des deux civilisations considérées (chap. 3, 8 et 12). De là on pourra passer au chapitre très remarquable (chap. 11) qui montre comment Beckett trouve dans la langue française un trouble voulu, un écart recherché et, pour tout dire, l’étrangeté d’une langue, voire du langage.

Six chapitres sont consacrés respectivement à Narcisse et à Echo chez Ovide (chap. 2), au souvenir dans la création (chap. 4) à propos plus particulièrement du Périclès de Shakespeare, à la rhétorique de la répétition dans la Phèdre de Racine (chap. 5), à Wordsworth et à sa célèbre définition de la beauté comme « living Presence of the earth », et aux thèmes non moins célèbres de la magie et de la sorcellerie chez Baudelaire.

Le chapitre IX est original par rapport aux autres : il montre le chemin parcouru par la critique littéraire depuis que Barthes et ses disciples pensaient avoir trouvé la vérité du phénomène littéraire et annonçaient avec pompe la mort de l’auteur. Ce morceau, qui n’envisage cependant pas l’ensemble de l’œuvre de Barthes, met l’accent avec humour sur quelques-unes de ses contradictions.

Enfin, deux chapitres, le premier et le dernier, traitent plus directement du fait littéraire en tant que tel. »

[M.M. Münch, Revue de la littérature comparée, mars 2002.]

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