Éditions Espaces 34

Hors cadre

L’espace littéraire se transforme. Les écritures d’aujourd’hui demandent à être accueillies au-delà des zones définies par des termes qui enferment. L’important n’est pas l’identification catégorielle mais la pulsion qui préside à la langue et à la pensée et qui donne à la littérature ses multiples formes. Cette collection est ce lieu pour des voix, des fictions qui appellent la parole et le corps. Un trouble dans les genres, des forces en mouvement, du désir, de l’audace, de l’invention.

Extrait du texte

Extrait 1

Papa tourne en rond comme un lion en cage. Il va de la porte de la cuisine à la table de la cuisine. Il allume une cigarette, la fume, puis l’éteint. Papa tourne en rond et tu le regardes faire un ballet de désolation alors que ta tartine en main plonge puis ressort de ton bol pour, au fur et à mesure, disparaître dans ta bouche. Il y a depuis ce matin une fuite au plafond. De l’eau qui s’infiltre. De l’eau qui fraye son chemin entre les briques. De l’eau qui a réussi à entrer et qui tombe, goutte à goutte, dans un bol à côté de ton bol. Demi-tour, Papa s’arrête net devant la fenêtre. « Les chênes », dit-il. Les chênes ont grandi. Ou ils ont attrapé plus de feuilles. Ou quelque chose a changé. Cette nuit. Ça a été vite. Cette nuit. Quelque chose a bougé. « Il y a plus de chênes qu’hier », il dit. « Ces arbres, c’est du chiendent », il dit. « Si on les laisse faire, ils vont tout recouvrir. Tout faire disparaître. Engloutir. Et transformer irrémédiablement le paysage. Modifier irrévocablement le paysage. Gommer tout ça, pour toujours. Il faudrait les abattre, ces arbres. » Tu penses à ce qu’il y a au-dessus de la terre. Tu penses à ce qu’il pourrait y avoir sous terre. Tu poses la question. Il n’y a rien en dessous. Il n’y a plus rien. C’est sec. « Je sors. », il dit. Il ouvre la fenêtre. Jette la cigarette. « Il n’y a plus rien depuis longtemps. S’il y avait encore une possibilité de quoi que ce soit venant de sous la terre ça se saurait. » Tu le laisses sortir. Par la fenêtre de la cuisine, il y a la vue sur les sortes de montagnes. Noires. Comme un volcan. Cerclées par un semblant de forêt. Une petite forêt. Qui abrite comme elle peut, quoi, des lapins ? Il y a ça, un peu d’arbres et des lapins, de la caillasse et dessous rien, le sec ? Tu regardes par la fenêtre. Sur le rebord, depuis quelques jours, il y a une petite tache sur la peinture. Une petite tache grise. « Dépêche-toi de finir ton petit déjeuner », dit-il.

Et maman est-ce qu’elle dort encore, elle ?


Extrait 2, plus loin

C’EST BEAU ET C’EST NOTRE HISTOIRE. Voilà ce qui s’écrit à ce moment sur les murs. « C’est ici ? Je me gare ici ? », elle demande. « Oui », tu réponds. « Vous pouvez me laisser là », tu réponds. « Je vais me débrouiller », tu réponds. « C’est ici ? » C’EST BEAU ET C’EST NOTRE HISTOIRE, partout tagué en lettres nobles sur les murs de tôle. « C’est ici, oui. Dans cette rue. Oui. Derrière. » Elle semble interloquée. Non ? Tu ouvres la portière de la voiture stationnée en plein milieu de la rue et des travaux, face à ces murs trop bavards qui cachent l’accès de l’entrée de ta rue. « Attends », elle dit. « Attends je cherche une place, je me stationne », elle dit. « Remonte », elle dit. Tu t’exécutes. Cette façon d’être une bonne élève. Tu remontes dans la voiture. C’EST BEAU ET C’EST NOTRE HISTOIRE. « C’est quoi ces fresques ? Partout sur les murs de la rue », demande-t-elle. C’EST BEAU ET C’EST NOTRE HISTOIRE. Tu ne réponds rien. Tu regardes les fresques défiler sur la rue en travaux. « Je tourne ici ? » C’EST BEAU ET C’EST NOTRE HISTOIRE. Elle s’engouffre dans la cité. Et elle ne dit plus rien. C’est beau et c’est notre histoire. « C’est là », tu dis. « Tu habites là ? A l’intérieur de la cité ? », elle demande. « C’est là, arrêtez-vous là, je descends », tu dis. Tu ouvres la portière, la voiture n’est pas encore bien arrêtée. Tu descends et cours vers la porte comme une furie. Papa est déjà sur le pas de la porte. « Y a un problème ? », il dit. « Je me suis fait mal », « Elle s’est fait mal », « Je suis tombée », « Elle s’est fait frapper », « Qui dit la vérité ? », « Est-ce que je peux entrer ? », « Merci de l’avoir ramenée », « Vous devriez aller chez le médecin », « Ça va aller », « Je peux vous y conduire », « Papa je me sens pas bien », « Merci, on sait se débrouiller », « Je vous laisse mon numéro », « Papa », et tu vomis.

C’EST BEAU ET C’EST NOTRE HISTOIRE,
Voilà ce que chantent les murs au moment de cette journée.


Extrait 3, plus loin

« Il y a une dernière réunion demain à la maison des citoyens, venez, vous pourrez avoir un aperçu de ce qui se prépare. Je peux vous dire que quand ça va démarrer ça va être du lourd ! »

Papa ne dit rien. Papa ressert le monsieur. Lui verse à nouveau du café dans sa tasse.

« Nous allons commencer à payer des pénalités de retard. C’est gênant d’aborder cela comme ça. Votre présence ici, persistante, nous, retarde les travaux. Vous comprenez. »

Papa ne dit rien. Papa sort son Zippo de la poche de son pantalon. Papa sort le petit flacon d’essence à briquet. Papa essaye de remplir son briquet. L’essence coule le long de ses doigts. Papa reste concentré.

« C’est important d’inventer d’autres choses. De rebondir. Ensemble, nous allons inventer une autre chose. », dit le monsieur.

Papa finit de remplir son briquet. Il sort un autre paquet de sa poche. Papa dépose ses cigarettes sur la table.

« Vous allez nous demander de nettoyer ? Arracher les mauvaises herbes avant de partir ? Ne faites pas cette tête ? J’anticipe l’état des lieux. Comme on dérange. J’anticipe vos demandes. Le prix que ça va nous coûter d’avoir refusé de partir, hein. »

Le monsieur boit son café. Doucement. Il regarde Papa. Droit dans les yeux.

« Votre femme est partie. », il dit. « Elle a quitté votre maison », il dit. « Pourquoi est-elle partie et vous et l’enfant non ? », il dit.

Papa regarde le monsieur.

« On nous traite comme des chiens. On nous relègue à la rubrique des animaux écrasés. On nous demande de nous tenir lorsque nous rappelons que c’est ici que nous avons grandi.
Supposons que je sois un chien. Je trace les traits et les pourtours de sa gueule. Je serais de cette catégorie de chiens qui dévorent les gens lorsqu’on se met à trop les narguer. Si j’étais un chien, c’est de ceux-là que je voudrais être. Un animal féroce. Car, j’ai bien compris. Votre rage. Cette maladie. Il va falloir apprendre à vivre avec. Il va falloir apprendre à riposter. C’est ça que je vais apprendre à mon enfant. Non pas à éviter vos morsures, mais à rendre les siennes mortelles ! Car nous aussi nous allons apprendre le mordant.
Vous souriez.
Vous étudiez les axes, les forces, les capacités d’une belle morsure causée par vos mâchoires depuis bien des années. C’est bien. Ce que j’apprends à mon enfant, c’est que ce n’est pas celui qui a les dents les plus longues qui causera le plus de dégât, la canine se brise, les dents s’émaillent. Vous souriez. Vos dents sont blanches. Vous les avez achetées bon marché en Hongrie. Vous souriez. Dans la révolte, les mâchoires édentées vont devenir les plus fortes. Alors oui vous pouvez sourire. »

L’homme sourit. Tu regardes par la fenêtre. Sur le rebord, la tache a grossi et s’épaissit doucement. Papa porte à ses lèvres une cigarette. Papa active le Zippo. La flamme enflamme le Zippo, la cigarette et la main de Papa qui tient le Zippo. Papa lâche le Zippo. Tu regardes l’homme qui regarde la main de Papa qui est en train de prendre feu.

Papa se lève. L’homme se crispe. La flamme est impressionnante. Papa attrape un manteau le jette sur sa main. L’homme est muet. Soudain une pierre traverse la vitre de la maison. Au loin des sonnettes de vélo retentissent suivies d’une salve de voix d’enfants qui hurlent : « Sale pute », « Sale pute », « Sale petite pute », alors qu’ici l’incendie peine à s’éteindre.

Haut