Éditions Espaces 34

Théâtre traduction

Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale

Extrait du texte

Début de « 502 »

BROUILLARD
___

QUELQU’UN DU PASSÉ. – maintenant tout se voile
je ne sais pas où je vais
je sais d’où je suis partie
je suis partie
je suis partie en sachant que je partais
enfin
et j’ai pensé
plus tard je reviendrai
je pense
je vais vouloir revenir
je vais vouloir ce que pour l’instant je ne veux pas
que pour l’instant je ne vois pas

que pour l’instant je ne connais pas
mais pas pour l’instant
je vois mes mains mes bras
je me touche la tête, les cheveux
humides comme la terre que je foule
sombres comme la terre que je foule
la terre que je ne suis pas
la brume que je ne suis pas
mes cheveux
je me vois
un peu plus loin
je sais que je disparais
je m’en vais et je vais quelque part
si le monde s’arrêtait à cet instant
je mourrais au milieu
après la fin
avant le commencement
dans le silence
le devenir
quelqu’un me trouvera
quelqu’un de plus censé
quelqu’un qui saura exactement où il se trouve
et où il se rend
ou bien quelqu’un qui n’aura pas besoin de savoir
verra mes cheveux s’enfoncer
dans la mer
alors il pensera
elle est morte alors qu’elle s’en allait.

PARC
___

ELLE. – il y a des choses qui sont plus graves que d’autres. Des choses qui sont graves. Pas comme d’autres. Pas comme ça. Ça ce n’est pas grave. Arrête de penser que c’est grave parce que ça ne l’est pas. Peu importe ce qui t’arrive. Peu importe ce que tu penses. Ça ne l’empêchera pas. Ça n’y changera rien. Ça n’est pas et ne sera jamais autre chose, donc arrête d’y penser. Arrête de penser à ça, à cela, à toi

L’AUTRE. – je ne pense pas à moi

ELLE. – non ?

L’AUTRE. – des fois
je ne pense pas qu’à moi

ELLE. – je ne te crois pas

L’AUTRE. – je me fous de ce que tu crois

ELLE. – qu’est-ce que tu crois ?

L’AUTRE. – je crois que tu te fous de moi

ELLE. – quoi d’autre ?

L’AUTRE. – je crois que tu es fatiguée de toi-même
de ta vie ici
de ta vie comme ça
je crois que tu es fatiguée et que cela n’a rien à voir avec moi

ELLE. – c’est toi ma vie ici
ma vie comme ça

L’AUTRE. – …

ELLE. – …

L’AUTRE. – tais-toi

ELLE. – je ne parlais pas

L’AUTRE. – je voulais te voir
tu me manquais, je suis venue

ELLE. – toi aussi tu me manquais
ça fait des jours je ne dors pas

L’AUTRE. – je m’en fous de ça

ELLE. – c’est autre chose
pas ça

L’AUTRE. – c’est exactement la même chose


B

début, 1

Je suis seule.
Quelque part sur une route semblable du début à la fin.
Je marche depuis des jours.
Quand je suis partie, il faisait encore froid, et l’automne s’en allait.
Maintenant les fleurs sont déjà revenues.
De chaque côté la campagne. Devant. Derrière.
Je demeure immobile sur la route sans savoir où aller.
Je ne pense pas. Il faut que je pense un peu.
Une voiture passe très vite sur la route.
Je dois me mettre à penser et je pense à fumer ou non une cigarette.
Et je décide que oui.
Mais je n’ai pas de cigarettes.
Et il n’y a rien dans les parages.
Autour de moi tout est vert ou asphalte.
Je reviens sur l’idée de fumer une cigarette.
Un homme arrive sur un vélo.
Nous engageons une conversation.
Je lui demande s’il sait où se trouve A, l’endroit où je veux aller.
Il me dit que non, que je me dirige vers B, un lieu dont je n’ai jamais entendu parler.
Il me dit que A est loin et que je ne dois pas y aller seule.
On ne peut pas y aller seul. On n’y arrive pas seul.
Il propose de m’accompagner, non merci.
Il me propose son vélo, non merci.
Il me suit sur le bord de la route, il s’approche, il m’offre une cigarette, non merci.
Je continue à avancer et lui reste sur le bord du chemin, son vélo à l’arrêt. À l’arrêt, un pied sur la pédale, le dos tourné dans l’autre sens, en équilibre.
Lorsque je me retourne et que je le vois, j’ai de la peine pour l’homme que je ne connais pas et qui me regarde en faisant l’équilibre.
Je reviens.
Je fume une cigarette et le suis jusqu’à B, où il habite avec sa femme et son fils.
(…)

VI

Aujourd’hui c’est le jour le plus chaud de l’année.
Je travaille à la station-service.
Cela fait des mois que je sers le café, je m’avance vers les clients assis aux tables et je leur demande ce qu’ils veulent.
Je salue aussi les routiers qui passent plus d’une fois par semaine et mangent des croissants ou viennent pour de l’eau chaude.
Je passe dix heures par jour, de neuf heures à dix-neuf heures, derrière le comptoir.
Sur ma gauche il y a les bonbons aux fruits, au miel, à la menthe, acides ; certains portent un emballage rose avec la mention "tutti frutti". À ma droite il y a les chocolats, les gâteaux et biscuits de formes variées.
Du lundi au vendredi le café au lait avec deux croissants revient à vingt-huit pesos. Les samedis et dimanches quarante. C’est une des offres promotionnelles. Je suis chargée de changer les affichages indiquant les offres en promotion.
Je commence à faire attention aux jours qui passent.
Les lundis entrent des hommes qui conduisent des camions et transportent des marchandises, des bouteilles de sodas, des céréales, des vaches. Les mardis, mercredis et jeudis, à midi, quelques personnes se rassemblent pour regarder des émissions de télévision où l’on parle de ce qui est passé au cours de cette même semaine dans ce même téléviseur. Les jours où il y a le plus de monde ce sont les vendredis, samedis et dimanches. Des gens qui viennent une fois, s’en vont puis ne repassent plus.
Le vendredi, maintenant que je fais attention aux jours qui passent, c’est mon jour préféré. Les gens sont agréables les vendredis et le café au lait avec deux croissants coûte toujours vingt-huit pesos.
Je pense que le vendredi c’est le parfait équilibre.
Je travaille avec d’autres gens à la station-service.
Esteban, il sert l’essence, il a vingt-huit ans, il est né quelque part à 132 kilomètres de là où nous nous trouvons.
Javier, il a cinquante-quatre ans, c’est à lui que je remets le cahier dans lequel je note ce qui s’est vendu au cours de la journée, chaque jour.
Une heure par jour nous arrêtons de travailler et nous nous asseyons à une table, tous les trois, et nous mangeons.
Nous mangeons des empanadas, un sandwich ou une salade de tomates avec du fromage.
Nous buvons des boissons gazeuses de différentes couleurs, et de l’eau.
Esteban et Javier rient ensemble.
Parfois je ris aussi.
De temps en temps je regarde par la fenêtre les gens qui s’arrêtent à la station-service.
Je ne connais personne.

Je retourne derrière le comptoir.
Je vends des bonbons.
Je vois une camionnette qui s’approche de la station-service.
Je sors par la porte vitrée.
J’emporte tout ce que j’ai.
Esteban et Javier ont fini de manger mais ils restent assis.
La camionnette s’arrête.
Esteban quitte la table.
Je m’éloigne.
Je marche sur un sol couvert de terre et de pierres blanches.
Je m’approche d’un grand panneau rectangulaire.
Je vois Pablo debout près de la pompe à essence.
Je m’éloigne lentement du panneau.
Je me dirige vers un bosquet.
Je porte des chaussures à talon roses.
Je piétine des arbustes.
Mes chaussures font du bruit quand je marche et les plantes meurent sous mes pieds.
Je pénètre le bosquet, les arbres sont grands.
Esteban m’a dit qu’ils ne sont pas d’ici.
Ils ne sont pas nés ici dans la plaine.
Ils les ont apportés pour faire de l’ombre, ou pour faire joli ou pour une raison que nous ignorons.
Ils les ont apportés. Comme les panneaux, comme les piscines, les lièvres. Parmi les arbres il y a des lièvres, tranquilles. Quand ils me sentent arriver, ils bondissent et disparaissent.
Avant, tous les jours, depuis la station-service.
Je n’étais jamais entrée.
Je m’arrête sur une montagne de feuilles séchées.
Dans le sac, l’étui, qui pèse dans ma main.
Un lièvre à un mètre me regarde en se balançant sur deux pattes. Il a de la peine pour moi.
Il bondit et disparaît.
Je suis seule et immobile dans une forêt de mensonges cernée de feuilles immigrées.
(…)


Début de « Le jour où elle a dit qu’elle avait tué le chien j’ai pris la voiture »

Le jour où elle a dit qu’elle avait tué le chien j’ai pris la voiture. J’ai pris la voiture la route le volant la route le volant.
J’ai quitté la ville.
J’ai acheté un chien au marché un dimanche quelque part en dehors de la ville. Noir, petit et laid. Je suis sur une place quelque part loin de la ville seul. Le soleil tape.
Elle à cent vingt-trois kilomètres une heure vingt-trois minutes qui m’appelle.
Le soleil colle sur mon visage et me fait mal au ventre. Le chien noir, petit et laid est assis à ma droite sur les pavés de la place. Il remue la queue. Il me regarde. Je ne veux pas le regarder. J’ai honte. Il s’assoit tranquillement au soleil et me regarde. Il remue la queue.
Je le prends je l’emmène à la voiture je le mets dans la voiture. J’avance sur la route le chien dans la voiture sur l’asphalte sur la terre depuis quelque part en direction de la ville de Buenos Aires.
Le soleil l’asphalte la route le volant l’asphalte. Mon portable sonne. Il continue à sonner. Je tourne brusquement le volant. Je manque de tuer un type. Je freine. Je ne le tue pas.

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