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Boissy, Louis de

Le Triomphe de l’intérêt

2007

mercredi 30 août 2006

Présentation de Martial Poirson.

Musique de Jean-Joseph Mouret (23 pages en fac-similés).

Représentée avec grand succès à la Comédie-Italienne en 1730 dans une mise en scène fastueuse, Le Triomphe de l’Intérêt peut être considéré comme une comédie allégorique, genre particulièrement en vogue entre la fin du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle. Celle-ci - fondée sur le travestissement burlesque du merveilleux mythologique et chrétien, la parodie des formes dramatiques et lyriques ainsi que sur la satire sociale et politique de son temps - est un véritable théâtre des idées.

Mélangeant des genres et des modes d’expression, Le Triomphe de l’Intérêt est construite en courtes scènes faisant intervenir des caractères épisodiques (tels Arlequin, Phèdre, La Banqueroute) qui s’adressent à Mercure, représentant de l’Intérêt opposé à l’Honneur.

La pièce propose, outre des airs connus, des compositions musicales originales de Jean-Joseph Mouret (1682-1738), prisé tant par le public de l’Académie royale de musique pour ses opéras allégoriques que par celui de la Comédie-Italienne pour ses parodies musicales, et s’inscrit ainsi dans ce que l’on pourrait appeler un « théâtre en musique ». Partitions des airs, vaudeville et divertissement sont reproduits en fin de volume.


Synopsis

Mercure, de peu d’utilité dans les Cieux vieillissants, décide de proposer ses services à l’Intérêt qu’il s’en va chercher logé dans son « Palais de financier ». Il le trouve tel qu’en lui-même, au sommet de sa gloire, régnant sur l’ensemble du genre humain. Il obtient même que Mercure rengorge sa satire et se lance dans un faux panégyrique à son intention. Mais il est contraint à sortir de sa torpeur par l’annonce d’une guerre prochaine l’opposant à la coalition de l’Honneur et de la Vertu, qui sont en train de rassembler non loin du palais leurs derniers et fidèles partisans.

Il sort alors pour organiser ses propres troupes et les préparer à repousser l’assaut, confiant à Mercure, en qualité de « substitut », le soin de recevoir en son absence les mortels susceptibles de se présenter pour lui demander audience et de leur faire les honneurs de la maison.
Se succèdent alors une série de caractères épisodiques : d’abord Fanchon, jeune grisette qui n’aspire qu’à devenir une grande actrice, c’est-à-dire une « princesse », sans pour autant renoncer à la vertu ; Mercure lui conseille de choisir la Comédie-Française, où « [l]es places sont vacantes », de préférence à l’Opéra, en profitant de cet « inter-règne » si propice à la fortune, non sans prendre la précaution de s’assurer le soutien d’un homme qui « nage dans l’opulence ». Cet adjuvant annoncé se présente alors dans la personne de Jacquin, caissier, qui accepte d’être son protecteur et son bienfaiteur, mais seulement si elle choisit l’Opéra, qu’il révère. Le contrat est aussitôt établi, sous le haut patronage de Mercure.
C’est bientôt au tour de David, « [c]ommerçant de profession, / Et Juif de Nation », de solliciter l’assistance de l’Intérêt pour se libérer d’une dette de trois millions qu’il n’a pu payer à échéance ; et de se voir présenter à la Banqueroute, donzelle qui a élu domicile chez l’Intérêt, et qui lui propose, après force galanteries, non seulement de solder la dette, mais encore de lui assurer une fortune considérable au moyen d’un triple naufrage qu’elle se proposer de déclencher.
C’est alors au tour de Phèdre de se plaindre de la tiédeur de son amant Hippolyte, qui n’en a que pour son bien, ne lui donne pas d’enfant et la délaisse pour courir aux plaisirs du bal, du jeu, de la table, et de la Comédie ; Mercure, à qui l’amant infidèle vient de grassement soudoyer au moyen d’une bourse pleine d’or, récuse Phèdre et la déboute.
Arrive Ventrebleu, misérable qui a combattu toute sa vie durant pour l’Honneur, ce qui ne lui a rien rapporté et lui a même fait perdre un bras, et se résout à rallier l’intérêt en sollicitant pour son plus grand profit une place de receveur ; Mercure en fait un « Financier manchot » qui, pour gagner son bien, n’y va « pas de main morte ». Mais l’accord est interrompu par l’entrée en scène de Tapinois, premier commis du financier Timante, qui révèle en huis clos au dieu qu’il souhaite renverser son maître en secret et prendre sa place, tout en conservant les apparences de l’Honneur afin de se rendre plus efficace encore auprès des humains. Pour gage de sa bonne foi, il apporte un mémoire précis des affaires de son maître ; mais Mercure punit cet hypocrite qui veut gagner sur tous les tableaux en pratiquant le vice « sous le masque de la vertu » en octroyant à Ventrebleu la charge qu’il briguait. Ce dernier s’en va content de pouvoir à si bon compte réparer « le tort que [lui] ont fait soixante ans de vertu ».
Surgit enfin Arlequin, guidé par le Bon sens et la Nature, qui vit « à sa fantaisie » et déclare ne rien attendre ni de l’Intérêt, ni de l’Honneur, ni même des Dieux. Fuyant l’embarras des richesses, il tient la fortune pour « une drogue » et puis s’en va sous le regard admiratif de Mercure qui loue ce « parfait philosophe » qui « [d]e la Nature en lui (...) Insère le pouvoir ».

Pendant ce temps, Fanchon et Jacquin se disputent à propos d’un don de 200 000 francs que le caissier a fait à la grisette pour prix de ses faveurs et qu’elle refuse de lui rendre lorsqu’il la congédie. Mercure tranche en faveur de la belle qui n’a précisément que sa beauté pour seul faire-valoir alors qu’il entre dans le rôle du caissier de dépenser sans compter. Il est interrompu dans son analyse de la cupidité universelle par le retour de l’Intérêt, flanqué de ses très nombreux partisans, tous des mercenaires, et talonné par les troupes de l’Honneur et de la Vertu. Alors que le Palais est assiégé et que l’issue semble fatale, il suffit à l’Intérêt, sans coup férir, d’exhiber devant les yeux ennemis, qui en demeurent médusés, quelques-unes de ses richesses pour rallier les rebelles « sans répandre de sang » : il subjugue en effet les regards en faisant « couler des fleuves d’or et d’argent, & des monceaux de perles & de diamans ». Il ne lui reste plus qu’à fêter avec faste son éclatante victoire, à la faveur d’un divertissement chanté et dansé qui fait sa louange.

SCÈNE IV
Mercure, Fanchon

MERCURE
Bonjour, ma petite Mignonne,
Peut-on savoir, s’il vous plaît, votre nom ?

FANCHON
Fanchon est le nom qu’on me donne.

MERCURE
Et votre état ?

FANCHON
Grisette, qui n’a rien,
Dont le talent fait tout le bien ;
En un mot une brune,
Qui veut faire fortune.
Je crois que vous m’entendez bien.

MERCURE
En pareille conjoncture,
Vous ne pouviez, sur ma foi,
Vous adressez mieux qu’à moi.

FANCHON
Qui donc êtes-vous ?

MERCURE
Mercure.

FANCHON
Vous vous trompez, Seigneur,
Je veux faire fortune en tout bien, tout honneur ;
J’ai de l’ambition, mais j’y joins la sagesse ;
J’aspire au plus haut rang qu’on puisse souhaiter ;
Souvent on le peut acheter
Par quelques moments de faiblesse ;
Mais par le talent seul, je veux le mériter.

MERCURE
Eh ! Quel est donc ce rang où vous voulez monter ?

FANCHON
Puisqu’il faut expliquer le désir qui me presse,
Je brûle d’être Princesse.

MERCURE
De théâtre, sans doute ?

FANCHON
Oui. Voilà justement
L’objet de mon empressement.

MERCURE
La Belle, en ce cas-là, votre grandeur rapide
Sera l’ouvrage d’un moment
.
Dans peu vous allez être Iphigénie, Armide,
Cléopâtre, Chimène, Hermione, Atalide,
Et sous cent noms divers,
Remplir tour à tour sur la scène
Tous les trônes de l’Univers.
Bourgeoise le matin, et le soir Souveraine.

FANCHON
Pourvu que je sois Reine
Deux heures seulement
Trois ou quatre fois la semaine,
Il ne manquera rien à mon contentement.

MERCURE
Est-ce pour l’Opéra que penche la balance ?
Ou les Acteurs Français ont-ils la préférence ?
Quel théâtre verra briller votre talent ?

FANCHON
Je veux me déclarer pour le plus opulent,
Comme l’Intérêt nous éclaire,
Je viens lui parler sur cela,
C’est un conseiller nécessaire,
Dont la lumière m’instruira.

MERCURE
Je le double ; et dans cette affaire
Mercure seul vous conduira,
Comme introducteur ordinaire
Des Princesses de l’Opéra.
Il l’est également de toutes les Infantes,
Dont le théâtre seul ne borne pas le gain ;
Ainsi vous ne sauriez être en meilleure main.
La chose est des plus importantes :
Pesons-la mûrement. A tout prendre je crois
Qu’à la Troupe Française il faut donner le choix,
En voici les raisons pressantes,
Le Trône des Reines chantantes
Ne fut jamais rempli si dignement
Qu’il l’est présentement.
Qui peut le disputer à des voix si charmantes ?
Mais sur le Théâtre Français
Les places sont vacantes,
Et les grands rôles n’y sont faits
Que par les Confidentes.
Le sérieux, autrefois si suivi,
Est à peu près joué comme on le joue ici.

FANCHON
Je cède à des raisons qui sont si convaincantes,
Mon cœur pour les Français penche présentement ;
Je veux qu’en paraissant
Le Parterre m’adore, et la Troupe me craigne.

MERCURE
Profitez donc de l’interregne,
Saisissez cet heureux instant,
Et donnez une Reine au Public qui l’attend.

FANCHON
Si votre secours favorable
Secondait mon effort ;
Si j’obtenais un bien si désirable,
Je ne changerais pas mes jours contre le sort ;
D’une Princesse véritable.
D’une Actrice qui plaît
Je sens tout l’avantage ;
Je crois déjà goûter ce bonheur tel qu’il est,
Et mon esprit s’en fait une flatteuse image.
Les honneurs, les plaisirs volent à mon passage,
Le Vieillard enchanté me comble de présents,
Et ne peut trop payer les pleurs que je répands,
Tandis que l’aimable jeunesse
Exalte par tous mes talents.
Dans cette favorable ivresse,
Je me vois dans les Cieux, je suis une Déesse,
Pour qui de tous côtés on fait fumer l’encens.
Au Théâtre (Quelles délices !)
Sans cesse je reçois des applaudissements,
Dans les foyers des compliments ;
Et sans oublier les coulisses,
Où l’on me conte cent douceurs.
« Vous êtes, me dit l’un, la Reine des Actrices,
Et vous enlevez tous les cœurs.

 Ah ! Vous m’avez percé jusqu’ au fond de l’âme,
Ajoute un autre tout en pleurs.

 Fanchon, unique objet de mes vives ardeurs,
Vous m’attendrissez trop, finissez, je me pâme,
S’écrie un petit Maître en ces instants flatteurs ».
Grands Dieux ! Quand elle songe à ce bonheur extrême,
Peu s’en faut que Fanchon ne se pâme elle-même.

MERCURE, à part
Oh ! Dans la passion qu’elle entre vivement !
Elle est grande Actrice vraiment,
Et j’en augure bien, si cela continue.

FANCHON
Ce n’est pas tout ; lorsque je sors de là,
On se dispute à qui m’aura ;
Je suis en tout lieu bien reçue,
Et quand je passe dans la rue,
Chacun me montre au doigt : « c’est elle, la voilà ».
Pour comble de bonheur, je vivrai dans l’Histoire ;
Après ma mort, on me célèbrera,
Mille épitaphes on fera
Pour éterniser ma mémoire.
Tout Paris les récitera,
Ensuite on les imprimera.
Ah ! Quel plaisir ! Ah quelle gloire !
Il semble que j’y suis déjà.

MERCURE
Commencez par jouir des plaisirs de la vie,
Et ne vous pressez pas
De goûter ceux qu’une folle manie
Peut vous promettre au-delà du trépas.
Mais revenons au point qui guide ici vos pas ;
Il faut bien du talent pour se voir applaudie ;
C’est peu que d’avoir des appâts :
Le Théâtre demande une fille accomplie ;
Il faut à la figure, il faut à la beauté
Allier la noblesse avec la liberté ;
Posséder à la fois, mémoire, intelligence,
Voix, geste, sentiment, grâce, goût, vérité ;
Don des larmes, vivacité,
L’éloquence des yeux, et celle du silence.

FANCHON
Il est encore un don par moi plus souhaité,
C’est ce je ne sais quoi qui plaît sans qu’on y pense,
Plus puissant sur les coeurs que toute la Science.
Ajoutez-y la qualité
Dont j’ai le plus besoin en cette extrémité.

MERCURE
Quelle qualité donc !

FANCHON
C’est cette confiance
Qui fait faire valoir la médiocrité,
Et sans qui le talent meurt dans l’obscurité.
Il faut dans une Actrice une noble assurance.

MERCURE
Et dans les spectateurs il faut de l’indulgence.

FANCHON
C’est ce qui me soutient dans on noble projet ;
Je n’ai pas tous les dons peut être qu’il faudrait :
Mais, pour les remplacer, je suis assez hardie,
Sous le masque trompeur d’une humble modestie.
Pour peu que vous m’aidiez, vous et mes partisans,
Allez, je saurai faire honneur à mes talents.
Un mérite commun qui fuit la hardiesse,
Que soutient le manège et qu’exalte l’adresse,
Brille avec plus d’éclat qu’un mérite accompli,
Qui craint de se produire et qui n’a pas d’ami.
Mais à propos d’ami ; dans cette circonstance,
Comme par le besoin je me sens arrêter,
Il m’en faut un qui m’aide à débuter,
Et qui, par conséquent, nage dans l’opulence.

MERCURE
Oh ! Sans aller plus loin, voici votre Héros ;
C’est un fameux caissier qui vient fort à propos,
Il ne fait rien, et de tout il se pique ;
C’est un original si grand
Et si fou de la Musique,
Que souvent il parle en chantant
Sur le ton des Héros de l’Opéra Comique.

FANCHON
Je saurai lui répondre et sur le même ton :
C’est mon premier métier, et j’entends le jargon.

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