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Mougel, Magali
Mauvaise pichenette !
2024
jeudi 14 novembre 2024, par
Anna Bapst, jeune apprentie en cuisine dans un restaurant étoilé de l‘est de la France, rentre dans la ferme familiale. Il est tard. Sa mère et son frère sont dans la cuisine, et l‘attendent.
Ils veulent savoir pourquoi elle n‘est pas allée travailler, pourquoi sa mobylette a été vue près de l‘ancienne colonie de vacances maintenant réquisitionnée par le département pour y héberger un petit groupe d‘adolescents, mineurs isolés.
Quels sont ce Marco et sa bande avec qui elle traîne et qui prône la haine nationaliste et le racisme ordinaire ? Qu‘a-t-elle à voir avec le jeune passé à tabac là-bas ? Et comment Anna peut-elle oublier qu‘elle est issue d‘une famille de Justes ?
PERSONNAGES
Doris Bapst, la mère
Greg Bapst, le fils
Anna Bapst, la fille
Extrait un peu avant le milieu
Doris.- Tu étais où, réponds-moi s’il-te-plaît ?
Anna.- J’avais un rendez-vous.
Doris.- Avec qui ?
Anna.- Des amis.
Doris.- Je comprends pas, tu ne devais pas travailler aujourd’hui ?
Anna.- J’ai pris un jour de congé, Maman.
Doris.- Anna, on prend pas des jours de repos comme ça quand on est stagiaire.
Anna.- Et la liberté individuelle à disposer de son temps et de soi-même ?
Doris.- Anna, si tu manques de respect à ton patron, il va pas te garder et y a pas 40 restos comme celui-là dans le coin /
Faut pas faire n’importe quoi.
Anna.- Je ne manque de respect à personne, j’ai juste pris un jour de congé.
C’est pas manquer de respect. C’est pas ça manquer de respect.
Greg.- Pourquoi tu avais besoin d’un jour de congé ?
Anna.- Greg, c’est pas parce que je me prends un jour
qu’il y a un jour dans la semaine où je vais pas au resto
que c’est la mort, ok ?
Greg.- Anna t’as pas 18 ans, tu rentres il est presque minuit et y a les flics qui se sont pointés et je pouvais même pas leur dire où tu étais, parce que c’est eux qui m’apprennent que t’étais pas à ton boulot aujourd’hui !
Un temps.
Anna.- C’est quoi cette histoire de flics ?
Greg.- Ça y est, ça commence à t’intéresser ce que Maman et moi on a à te raconter ?
Ça t’intéresse tout d’un coup de savoir que des flics viennent chez nous et demandent s’ils peuvent nous parler parce qu’ils te cherchent, Anna Bapst ? Ça t’intéresse, Anna Bapst, ce que les flics, ils sont venus nous dire ?
Anna.- Tu leur as dit quoi ?
Doris.- Tu imagines Anna ? Si ton patron apprend que les flics te cherchent ? Tu imagines ?
Greg.- Tais-toi, Maman.
Anna.- Qu’est-ce que tu leur as dit ?
Greg.- J’ai rien dit.
Anna.- Et toi qu’est-ce que tu as dit, Maman ?
Doris.- Si ton patron sait ce que les flics racontent, tu vas te faire virer. Il pourra pas garder quelqu’un comme toi dans un étoilé. Tu comprends, ça, l’image que ça va renvoyer ?
Anna sourit.
Greg.- Ici, Anna, personne ne frappe personne.
Normalement.
Car personne n’a à frapper personne.
N’est-ce pas ?
Sous aucun prétexte.
Je pensais que c’était clair, Anna.
Que cette règle, au moins celle-là, était intégrée.
Hein Anna ?
Anna.- C’est ça /
Greg.- Papa l’a toujours dit, c’est pas avec le poing qu’on résout les choses.
On se met à une table et on se parle et /
Anna.- Et on crève un beau matin comme un rat, une balle de foin sur la gueule /
Un temps.
Greg baisse le regard.
Il retourne à la fenêtre.
Comme pour vérifier que le temps s’écoule.
Ou si le givre qui s’abat sur la terre n’est pas en train de carboniser les premiers bourgeons.
Ou s’il a encore le courage de poursuivre cette conversation.
Plus loin
Greg.- Pourquoi tu t’en prends à plus faible que toi, Anna ?
Ta langue s’emmêle les pinceaux.
Ce n’est pas ça la politique.
Anna.- Qui te dit que je fais de la politique.
Greg.- Alors c’est encore pire /
C’est encore pire que ce que je pensais.
Tu es alors un simple pion qui agit bien comme il faut.
Tu ne veux pas être un caniche ?
Tu es une larve.
Sans réflexion ni raison !
Ne t’es-tu pas dit que leur projet était peut-être de nous laisser nous
nous là
les bouseux et les réfugiés
nous entretuer.
D’une pierre, deux coups.
Tu fais le sale boulot à leur place.
On met les pauvres au même endroit et on attend qu’ils se zigouillent les uns après les autres.
Qu’est-ce que tu crois qu’il va se passer demain ?
Tu crois que votre geste va rester sans représailles ?
La haine attire la haine.
Anna.- J’ai peut-être pas lu tous les bouquins, là, d’intellos que tu lis, mais je pense aussi, moi.
Moi, je fais quelque chose pour que ça bouge dans ce pays ! Moi, je fais quelque chose pour qu’on arrête de mettre la tête sous l’eau à des gens comme nous. Tu crois que c’est pourquoi, si tu t’en sors plus avec l’élevage de vaches bio ? Le Département, l’Europe, ils ont envoyé une lettre à Maman ou toi, quand Papa s’est retrouvé étouffé sous une balle de foin ? Tu crois que c’est pourquoi qu’elle fait ses heures sup pour des cacahuètes, dans son hôpital de blaireaux ? Elle enchaîne les gardes, elle se fait crier dessus parce qu’elle va pas assez vite, qu’elle parle trop aux gens /
Vie du texte
Création dans une mise en scène d’Olivier Letellier et Camille Laouénan, avec (en alternance) Angèle Canu, Nicolas Hardy, Cécile Zanibelli, dans le cadre du dispositif KILLT des Tréteaux de France, aux Plateaux sauvages, Paris, du 25 au 31 janvier 2025.