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Pereira, Manuel Antonio
Porto, par-delà les ruines
2024
jeudi 6 juin 2024
Au Portugal, lors de la crise survenue en 2012-2014, une politique d’austérité des plus ardues est préconisée par un pouvoir impuissant à redresser l’économie.
Cette période voit l’immigration portugaise atteindre des pics de neuf mille personnes par mois. Porto ressemble davantage à un mini Détroit ou une petite Havane, et laisse entrevoir dès qu’on s’écarte du centre des rues plus vétustes, aux murs délabrés, aux carrés de faïence ébréchés. Çà et là , un incroyable nombre de maisons, de commerces ou de galeries marchandes, abandonnés.
C’est la visite de ce Porto-là qu’Ana et Paulo ont l’audace de proposer à des touristes éclairés, dans cette balade urbanistique qu’ils appellent le Off-road Tour…
Première période 2013-2014
Prologue
— Comme souvent nous nous retrouvions au bout de la jetée, aux pieds du phare de Felgueiras, extrême pointe de l’estuaire du Douro. Comme souvent, jeunes jusqu’au bout des ongles, la tête pleine de futurs, nous avions devant nous l’océan, et derrière nous la ville, Porto, dans le jour finissant.
— Quelqu’un avait amené des bières, on buvait, on fumait des clopes. De blagues en moqueries, on se saoulait encore plus de rires que d’alcool. L’un de nous s’amusait à pousser la saudade en jetant à l’océan sa mélodie d’une voix forcée, une fille l’imitait un moment en riant sans retenue. Sandro quant à lui était resté silencieux, à contempler les vagues.
— Les autres s’étaient souvent amusés de la réserve du pote Sandro devant l’océan : la façon dont ce garçon regardait l’horizon marin, longtemps, sans rien dire, tenait de l’hypnose ; il était bien difficile de le détacher de cette contemplation silencieuse. Une fois il avait même supplié pour qu’on vienne avec lui ici un jour de tempête et qu’on regarde les masses de vagues s’écraser sur la jetée.
— Ce jour-là nous nous étions tenus un peu à l’écart, en priant Sandro de ne pas trop s’approcher du phare. Il avait fallu que l’un de nous le tire par le bras pour que Sandro ne s’aventure pas au bout de la jetée où les vagues étaient si fortes qu’elles risquaient de le faire tomber. Mais là , alors que nous riions ensemble au pied du phare, l’océan n’avait rien d’hostile. Les vagues plutôt inoffensives ne viendraient pas nous chasser de notre promontoire.
— Les rires retombaient peu à peu, comme si la contemplation mutique de Sandro devant l’océan nous invitait bientôt à l’imiter. Nous restions là longtemps, à regarder, regarder. Les cris incessants des mouettes étaient la bande son immuable de Porto.
— Nous avions tous fini par nous asseoir sur le mur de la jetée, le regard perdu dans le lointain ; nous étions là comme à la limite du monde, à la limite des certitudes et des thèses démontrables. Nous sentions confusément derrière nous la réalité du continent et devant nous l’incertitude de l’océan. Et nous nous laissions volontiers baigner dans cette incertitude.
— Après un moment une fille proposa d’aller continuer la soirée ailleurs, mais Sandro insistait pour que nous restions « encore un peu, juste un peu  ». Quelqu’un plaisantait en disant que Sandro Costa n’avait ni besoin d’un splif, ni d’aucune dope : « lui, il a l’océan  », il disait. Certains râlaient un peu de devoir encore rester là alors qu’ils avaient fini toutes leurs bières, mais ils ne mouftaient pas : ils étaient tous habitués à cette attitude du camarade Sandro devant l’océan et ils n’osaient pas trop le secouer dans sa rêverie.
— Nous attendions encore un peu, comme si nous voulions offrir ce cadeau à notre copain taciturne, les yeux perdus dans l’horizon marin. Les silences de Sandro nous inspiraient quelque chose de trouble qui forçait le respect, qui nous invitait à voir le monde avec ses yeux à lui.
— Certains désignaient les lumières d’un cargo dans l’obscurité, celles d’un tanker qui s’éloignait. Les dernières lueurs du crépuscule avaient disparu au lointain, et la nuit rendait encore plus impressionnants les sons explosifs des vagues sur la jetée, hésitant à nous jouer le spectacle d’un film épique, plein de bruit et de fureur, ou bien plus angoissant. De temps en temps les rires du groupe venaient conjurer la gravité de ce paysage.
— Sandro lui, quand il se trouvait devant l’océan, ne riait pas.
— On était en 2013.
— Nous étions tous dans notre vingtaine, jeunes à en crever.
— Certains d’entre nous venaient de terminer leurs études. Nous fourmillions de projets, de rêves, de désirs. Cette contemplation des vagues faisait remuer toutes ces choses en nous, comme un lent ressac. Oui, le futur s’offrait à nous mais Sandro, lui, au lieu de se tourner vers l’Europe, vers quoi se portaient désormais nos projets, nos envies de départs, restait obstinément fixé sur l’océan.
3 Enigme
(…)
SANDRO. – Dès le début, quand tu nous parlais des actions que vous aviez menées dans les bâtiments abandonnés, non loin de cette place, des soutiens scolaires pour les enfants défavorisés, de la petite bibliothèque de fortune que la municipalité avait fini par murer derrière des parpaings, le ton était donné. Nous savions que tu étais très engagée dans tes actions sociales.
ANA. – Pourtant on n’aurait pas dit que ça te gonflait d’enthousiasme. Tu avais l’air foncièrement abattu.
SANDRO. – Je ne sais pas, sans doute les notions économiques avaient fini par me bouffer le cerveau. On est tous gagnés par ce cancer maintenant, ça commence très tôt, et l’on ne s’en rend plus compte. Moi je n’arrivais plus à voir le monde autrement qu’un marché global, et toutes nos activités comme un ajustement des balances commerciales. Le capitalisme a modifié toutes nos perceptions du monde. Ils ont fabriqué cette nouvelle espèce, l’homo economicus, insipide, creux, d’une laideur absolue.
ANA. – Et ta relation avec Emilia, bien sà »r, n’est pas venue modifier ta vision du monde.
SANDRO. – Emilia venait me bassiner avec ses propositions de mariage. Le mariage pour elle qu’est-ce que c’était ? Une fusion-acquisition destinée à faire fructifier le bien acquis. Ainsi, elle me poussait à avoir de l’ambition dans ma carrière. Au fond elle suivait le tempo général, compatible avec tous ces scénarios programmés pour nous. Moi, rien à faire, je ne me sens pas à l’aise dans le courant. Rosana pour rigoler m’appelle souvent « le saumon  », parce que, malgré mon côté étudiant sage en économie, je persiste à toujours nager à contre-courant. Elle dit que, quoi que je fasse, je ne parviendrai pas à être un serviteur zélé du système. En rigolant, je lui ai répondu que peut-être, comme le saumon, je dois remonter le courant pour retourner sur mon lieu de naissance, là où je dois me reproduire ; et il se trouve que je suis né aux Açores.
ANA. – C’est pour ça que tu disais vouloir te laver le cerveau avec du rien, du vent, des horizons vides.
SANDRO. – Oui, on peut dire ça. Je nous voyais tous finir comme Emilia, évaluant dans nos relations les pertes et profits, escomptant les plus-values des biens qu’on voudrait faire fructifier. L’autre est devenu pour nous un projet de carrière, une variable d’ajustements, avec investissement plus ou moins garanti. Sur les sites de rencontre comme partout on est comme au buffet devant toutes les partenaires potentielles, on peut prendre la quantité qu’on veut pour le même prix, alors on veut tout goà »ter. Le sujet romantique ressemble toujours plus au sujet économique. Que les émotions soient vendues comme des marchandises, ça ne date pas d’aujourd’hui ; mais qu’on ait atteint un tel pourrissement, bordel ! Il ne faut pas se raconter d’histoires : maintenant les enjeux marchands priment sur tout le reste, même quand on baise.
Deuxième période 2015 -2019
2 – Squats
(…)
– Ana ne s’attarde pas. Elle devance les Off-road touristes qui s’adaptent à son pas énergique. Son rythme est à l’image de sa vie : elle a trop à faire, tant à arpenter. Energie communicative, enjouée et drôle, qui entraîne les gens dans une randonnée tendue vers un but, au gré de la ville et du monde.
– Parfois nos guides s’aventurent le long de ces voies ferrées abandonnées, sur les rives du Douro, dans ces lieux en friche où la nature a repris ses droits, foisonnante et sauvage, recouvrant çà et là de son désordre organique le béton carié, le métal rouillé. Vastes espaces vides d’habitations, si près de la grand ville, qui servent de terrains d’aventure pour de jeunes Portuans, et que Ana et Paulo feront visiter aux touristes alternatifs de leur tour Off-road.
– Ces fleurs sont énormes.
ANA. – Oui, ce sont des fleurs de cactus. Attendez, vous allez en voir beaucoup par ici. Les cactus poussent bien dans les lieux en friche.
– On voit ça.
– Incroyable !
ANA. – Il y avait une voie ferrée ici, le long du fleuve, qui est maintenant rouillée et abandonnée. Le lieu est seulement connu des jeunes Portugais. C’est leur terrain de jeux ici.
– Et de drague, apparemment.
Rires.
– On voit les ponts de très près.
ANA. – Oui. Alors à votre avis, quel est le pont Eiffel ?
– Celui-là je suppose.
ANA. – Tatata ! C’est celui-là , exactement. Les gens ne l’identifient pas facilement. Venez par ici, dans le tunnel, attention où vous marchez, c’est complètement noir.
– Viens, n’aies pas peur, après un moment on s’habitue
ANA. – Encore un effort, on est bientôt sortis.
– Ces lieux me rappellent les terrains d’exploration de mon enfance. Il y avait justement un tunnel comme celui-là , sous une voie de chemin de fer.
– Attendez, je veux prendre des photos.
ANA. – Et maintenant ces ruelles entre campagne et ville, cet endroit avec tous ces jardins potagers… vous sentez les odeurs de choux, c’est étonnant de voir presque un village de campagne au cÅ“ur de la ville, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est surprenant.
– Et puis Ana repart, pleine d’entrain. Elle arpente la ville comme une jeune paysanne sa campagne. Ceux qui veulent prolonger la conversation, marchent près d’elle, en avant du groupe.
– Ana aime changer de trajectoire à chacun de ses tours hors pistes. Passer par exemple des faubourgs pauvres aux quartiers plus modernes.