Accueil > Collections > Théâtre > Théâtre contemporain > Père et Fils
Léon, David
Père et Fils
2012
lundi 13 août 2012
Un espace sans nom, bordé d’une forêt, contrôlé par des forces militaires. À la lisière de cette forêt, un homme reclus survit avec son fils, dans une grange.
Invariablement, l’homme refuse de se nourrir. Chaque jour, il sort, puis, le soir venu, raconte à son fils ce qu’il voit au dehors : la quête du peuple des morts, dans la forêt. Chaque jour, le père franchit la frontière de la lisière à la rencontre de ceux qui, rongés par la faim, arrivent, cherchant une terre d’asile.
De l’autre coté, les vivants viennent visiter, photographier le no man’s land en ruines – un lieu devenu interdit aux morts.
Dans ce texte épuré où se superposent le temps des camps et celui des bateaux d’exilés, David Léon saisit la condition humaine dans trois de ses gestes élémentaires : se nourrir, créer, détruire.
p. 9 à 13
[Paysage]
____
À l’antipode
L’océan
Qui disloque toutes les barques
1
____
Une grange. Une table, deux chaises.
Le fils est assis devant une assiette.
L’homme ouvre la porte, reste debout, les bras ballants, dans l’embrasure.
L’Homme. – Les baraquements des hommes des femmes des enfants à perte de vue
Un groupe d’hommes s’avançant vers le départ de la rampe s’est assis contre cette chose métallique et il y a pris la pose pour une photographie et il a ri comme un seul homme
Une petite fille une enfant joyeuse fut photographiée devant l’un de ces wagons
Je suis entré dans les baraques j’en suis ressorti j’ai marché le long des allées avec à perte de vue la forêt
La neige la saleté dans la boue et les barbelés les postes d’observation les points stratégiques de surveillance
Puis la nuit est tombée
D’une telle noirceur
Alors je suis revenu
Le Fils. – Il ne veut encore rien manger Père ?
L’Homme. – J’ai reçu la nourriture de façon mécanique et instrumentale se nourrir ça a toujours fait défaut ça ne vaut plus la peine
J’ai goûté le verglacé de la pluie qui brûlait la gorge autant que le whisky
Une terre morte à perte de vue gelée une pluie glacée
Tu les verrais toutes ces choses Fils de la lisière de la forêt
J’ai eu peur que les arbres cette forêt en train de mourir ne s’écroulent sur moi
Bien entendu que c’est à partir de ces ruines qu’il nous sera possible de la comprendre l’architecture de la violence
Le Fils. – Quoi ?
L’Homme. – Des baraquements bombardés soufflés par des mines à perte de vue
Dans la forêt les femmes les hommes avaient creusé des rigoles d’irrigation
Leurs mains gercées avaient creusé des canalisations
Sous contrôle toujours observés
Après le silence infernal ils avaient finalement travaillé à leurs sépultures aux redressements des pierres
Le Fils. – Tais-toi
L’Homme. – Non
Le Fils. – Tais-toi mange
L’Homme. – Non
J’ai marché de l’autre côté de la grange derrière les allées j’ai traversé la forêt
Tu les as entendus vociférer comme des loups : « Cette saleté de racaille ils sont censés savoir. Ils n’ont pas à se rapprocher de la frontière. »
La carcasse d’une embarcation éventrée sur la plage loin derrière la forêt
Recouverte de bâches goudronnées des filets de pêche y sont pendus comme des corps naufragés
Notre tort sera donc toujours de trop chercher à nous rapprocher de leurs frontières
J’irai voir encore vers la forêt en train de mourir
Le Fils. – Manger ça ne vaut pas la peine
L’Homme. – Non
Le Fils. – Pourquoi Père ?
L’Homme. – Ça suffit
Un animal fouille déjà en moi
Une frontière Fils ça n’est pourtant qu’une ligne imaginaire
Le Fils. – Viens t’asseoir
L’Homme. – À perte de vue des trous rongés de vermine dans les champs tu les verrais
Le Fils. – Ici la terre est molle devant la grange j’ai sculpté
Le fils dépose sur la table une figurine de glaise.
L’Homme. – Non
Le Fils. – Pourquoi Père ?
L’Homme. – Cette terre ne peut plus être un terrain de jeu
Le fils prend la cuillère sur la table et donne à manger à son père.
Le Fils. – Tais-toi
Mange Père
L’homme se laisse nourrir par le fils.
L’Homme. – Les hommes les femmes cherchaient des graviers et ils les déposaient sur leurs sépultures dans la forêt
Pour qu’à chaque gravier déposé d’autres se souviennent de leur passage
L’homme ferme les yeux puis baisse la tête.
De la lisière de la forêt les champs grillagés de cendres invisibles et sans noms tu les verrais Fils
Le fils recouvre son père d’une grosse couverture.
Le Fils. – Il dort Père
L’Homme. – Mes défenses s’affaissent Fils
p. 31 scène 7
7
____
Le Fils, dans le filet de pêche. – Mort
Manger la dernière nourriture
Du fin fond de l’abysse
Du fondement Père
Traverser le monde par ses dessous
Ma fin de monde
La fin d’une violence
Toi tu traverseras encore les ruines de l’architecture
Sans nom Père
Parmi les morts
Exilé des vivants interdit toujours
Moi je plonge Père
À la recherche de la dernière nourriture
Poussière et eau
J’ai faim Père
Et ici le silence n’est plus infernal
Extraits de presse
« (…) David Léon dans cette seconde pièce parle sans pathos du destin que partagent des milliers d’hommes et de familles qui quittent Afrique et Moyen-Orient, dans cette période de conflits. Mais son propos est sans aucun doute beaucoup plus universel.
Il a choisi en exergue de son texte de citer le hongrois Imre Kertész, rescapé de la Shoah et son Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, comme si l’humanité était au fond incapable d’affronter sa mauvaise conscience. Les hommes construisent encore et encore des camps pour interner d’autres hommes, établissent de nouvelles frontières infranchissables. »
[Marie du Crest, La cause littéraire, 21 novembre 2013]
Une pièce « qui est “grande” : d’humanité en crise, de révolte, de questionnement, avec une qualité de regard alliée à celle de l’écriture : un remuement énorme où l’inconscient retors joue son rôle ».
[Michel Touraille, comité de lecture du CDN-Théâtre de la Criée, février 2011]
« La pièce en elle-même est un concentré de théâtre contemporain, où y est étudié l’Homme dans toute sa primarité, mais également dans son approche des relations sociales.
La langue de David Léon est belle et propre, sans emphase, et semble être représentative de ce qu’est le théâtre de nos jours. Une langue fluide, dont les quelques bosses donnent de la consistance au propos.
Père et fils est ce genre de pièce courte qui se lit d’une traite, pour découvrir, ou simplement pour plonger au coeur de ce qui se fait de mieux en matière de dramaturgie actuelle. Un beau livre, en somme. »
[Actualités littéraires, canal blog, 7 octobre 2012] après la lecture
« Où sommes nous ? L’odeur de la mort suinte le long des murs. La shoah transpire.
Ils sont deux, dans la clarté mouvante de la flamme : Le père et le fils. Comme un tableau de Caravage...
Qui nourrit qui ? Les rôles semblent inversés. Un fils nourrit son père et lui demande de se taire, comme dans un acte d’autorité adressé à un enfant.
Je vois les baraquements des camps, les grillages, les tours de garde et la foret autour.Traversée , elle ouvre tous les possibles.
(…)
Les camps de la mort sont remplacés par les camps de la mer, à la charnière des frontières. On y entasse tous ces migrants, exclus, en attente, dans des baraquements à Calais, ou en Italie....
Les bourreaux sont les même ; homme ou femme. ils prennent le pouvoir à travers leur poids de grossièreté langagière, et leur prothèse armée au bout de leurs moignons.
Ce fils, ce père, Benjamin, vivants ou morts, nous les reconnaissons. »
[Sylvie Lefrère, Vent d’art, 12 octobre 2012] après la lecture.
« De la difficulté de la filiation. »
[Jean-Michel Potiron, Blog jmp, 24 décembre 2021]
Vie du texte
Lecture par l’auteur et Eric Colonges à La Baignoire, lieu des écritures contemporaines, Montpellier, les 12 et 13 octobre 2012.