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Checchetto, Rémi

Que moi

2013

samedi 7 décembre 2013

Que moi est un portrait du « moi » (rien d’autobiographique), seulement une tentative de dire le « je » qui parle et de ne dire que cela, c’est-à-dire ce qui le différencie, le singularise.

C’est un portrait en lutte contre plus fort que soi.
Portrait dans la modestie, l’immodestie de l’effort, du balbutiement. Pas dans la prétention
du discours.

Se dessine alors l’immensité de ce qui l’entoure – de ce qui entoure tout être au monde.

Dans la lignée des textes précédents, Que moi est une forme d’aboutissement de ce questionnement sur l’identité qu’explore Rémi Checchetto par une forme proche du monologue dans laquelle la parole est donnée à de multiples voix.

Parfois, de loin en loin ou parfois souvent, un homme s’avance vers moi, il sort d’entre deux noirs cyprès, d’entre deux mondes de marbre, et avance tout droit, fatigué mais déterminé, voà»té mais brave, vient à moi, cherche le sens du vent afin que sa voix porte et m’annonce que non, il n’est pas tout à fait mort, que peu s’en faut mais il vit encore, qu’il lui faudrait un signe, un souffle de moi, une fleur pourquoi pas, un quignon de jour, mon visage dans son trou inquiet, m’annonce cela et me dit aussi qu’il est assis et attend sur le bord du temps qui ravine fort les bords, qui bientôt s’effondreront, bientôt l’engloutiront, me dit cela et ajoute que si je n’y prends pas garde bientôt même l’écho de sa voix s’effondrera, et que cela se fera en toute inquiétude

que moi ?
moi, dans le groupe du nous, dans la soupe, le tas, le mou du nous, suis là, inclus, y suis
qui moi ?
quoi moi ?
où ?
où qui quoi moi que moi ?
moi tout encombré et bifurqué, tant tiré à hue et poussé à dia, tant renversé et démantibulé, tout rempli garni farci formules faits et gestes et mots prémâchés jusqu’au sommet du crâne, bouts des doigts, portions de voix
où suis-je moi ?
qui suis-je moi ?
me suis-je un jour rencontré ? est-ce qu’une fois je me suis approché de moi ? m’a-t-il été donné une fois de me rejoindre et de me joindre à moi ?
qui quoi moi que moi ?
moi nous, nous moi, moi attaché aux neurones du nous, lié par les chromosomes du nous, joint aux faits et gestes du nous, au bagout du nous, moi accroché au rocher du nous, moi et nous confondus, moi fondu en nous qui est coulé en moi, moi au milieu de nous qui est au milieu de moi, moi mangeant de nous qui mange de moi, nous parlant par moi qui parle par nous, moi raccourci de moi augmenté de nous qui diminue moi qui m’absente de moi quand nous
pieds à qui ?
mains de quoi ?
coudes que que ?
où qui quoi moi que moi ?

ô moi
dans les mots à dire cela
et qui m’écroulent
quelle virtuosité de nous
à jouer de mon violon
quelle impétuosité de nous
à se jouer de ma porosité

s’ébrouer
pas s’ébouler
moi ?
dont il me semble que mes yeux ont à peine vu ma vie
dont mes oreilles ont semble-t-il à peine entendu les balbutiements, les bredouillements, les blablas baveux de ma vie
moi ?
un être qui n’a pas encore vu le jour, qui n’a pas encore poussé son premier cri et qui ne sait de quelle couleur est son landau, un type dont moi-même ne sais s’il est fréquentable ou abominable
moi déjà pourtant sciemment sorti de l’œuf minimum treize fois à la douzaine, une première, comme sur un coup de tête, tête en avant en prenant garde que l’on défasse de moi et pour moi le cordon qui relie et la chanson utérine qui berce, une seconde fois et tant tant d’autres, jusqu’à minimum treize à la va comme j’te pousse, en me secouant sec l’indolence, en arrachant les clous, décollant les idées fixes, brisant les moulins à vent, tentant d’éloigner les témoins qui pourraient ramener à la case départ
ayant assurément réussi à me fabriquer une silhouette en 3 D, un signé et un signant, un manufacturé et un manufacturant, un contenant et un contenu, sur le contenant des trous mais pas que, un nez et des oreilles forgés dans les écoles et les criques océanes, une bouche et des yeux formés dans les rues et sur de petites îles planes, des trous et des pleins, des pieds sous quoi j’ai installé mon nid, des mains dans quoi je veille à ne manquer ni de farine ni de sel, une gorge d’où j’expulse régulièrement les arêtes des jours trépassés, une architecture de chair et d’os et de tressaillements, tremblements, gélatinements
moi ?
et les mots en 3 D idem ?
j’ai longtemps cru que cette voix qui parlait était moi mais que nenni, c’est que vaste forte est l’invasion de nous, ce que nous dit de moi, dit à voix basse ou en marée haute, dit devant ou derrière, émet de sang froid ou quand sang bouillant, tout ce que nous implicitement comme ça en passant, tout ce que nous subsidiairement et colossalement, ce que j’entends, nous, ce qui m’arrive après de multiples ricochets, nous, ce qui me parvient en boomerang, ce qui me vient en flèches, nous, nous, un filet de mots qui me ramène à la surface, une paire de ciseaux qui me taille un costume, des effusions pour de la confusion, nous, nous, nous, et tout ça qui au mieux ricoche sur moi et ne s’accroche, ou tout ça qui direct me rentre dans la bidoche et y fait son cinoche

ô moi
même pas
la bande-son de moi
même pas
tenant la manivelle du projecteur
pas même
dans les trous de la péloche

quel déchausse-pied pour ne plus être à la botte du nous ?
quel dénoyauteur pour extraire le caillou du nous ?
comment faire pour ne pas marcher comme à mouton va ? quelle peinture mettre sur mon visage en bâtons et en petits ronds pour indiquer que je ne suis pas de la même tribu ? quel monde du monde dois-je secouer afin que nous en tombe ? quel poème ou prière ou mode d’emploi made in de où ? dois-je lire à haute voix et mettre debout devant moi ?

frères humains
ayez pitié de mes traces humaines
ne les laissez pas aux cailloux
laissez-moi l’empreinte de mes orteils
ô laissez-moi ça
même si empreinte de batracien
et laissez-moi
laissez-moi ma pensée
même si elle va à pied

certains soirs je ne suis qu’en présence de mon absence
d’autres soirs trop de monde marche en moi
trop de mots me heurtent, je dois attacher scotcher mon corps afin qu’il ne s’affaisse, et lentes, longues sont les heures, certaines fois tant de nous sont venus prendre l’air à ma gorge qu’il me faut me mettre face à un vent fort pour respirer encore, d’autres fois tant et tant de nous sont entrés en moi que j’en ai les idées miennes retournées, certains matins la terre a trop de monde sur les épaules, je le sens à sa vitesse qui diminue, le sais au vent en moins dans mes oreilles, j’avance alors plus lentement moins loin, d’autres fois je passe mon temps à me chercher partout, c’est que je me suis perdu au milieu de pas assez loin et dans le plus en plus court, je me suis perdu dans le faut que ça aille, perdu en haut de l’escabeau où je faisais le grand, dans le tourbillon que je faisais en cherchant le par-ici-la-vie-c’est-là-c’est-ça-comme-ça-ben-oui-la-vie, perdu dans le empiffrez-vous-de-tout-c’est-les-soldes, et parfois stupéfaction de fond en comble, ahurissement à tous les niveaux lorsque j’ai tout à fait subitement mal au coude que je n’ai pas, au coude de moi que je suis que je ne suis pas
et quand je dis bonjour
et quand nous me répond bonjour
et lorsque nous me dit bonjour et lorsque je réponds bonjour, c’est nous qui dit bonjour et c’est nous qui répond bonjour, et dans le ça va ? et dans le ça va en réponse, c’est nous qui demande répond, tous les jours toute la journée ainsi, ça fait des kilomètres de parole, ça déteint forcément, fatalement ça teint, ça tient, tous les jours toute la journée, ça fait un grand trou d’heures, un grand trou d’espace, de pensée


Extraits de presse

« Comme le veut la réalisation éditoriale d’Espaces 34, la petite photo de la première de couverture constitue une ouverture, au sens lyrique du terme, de l’œuvre àvenir.

Ici il s’agit justement d’une photo de Jean-Marc Bourg : un arbre dépouillé dans un décor minéral se fait métaphore de celui qui va prendre la parole, qui « s’effeuille  » pour se reconnaître : le moi, le « que moi  » mis ànu. Le premier titre du texte était Moi ; le titre définitif s’affirme de façon radicale. L’éviction de tout le reste, de tous les autres, que la forme restrictive impose avec une sorte de violence syntaxique, est instaurée.

(…) La langue bafouille, bégaie, répète (n’importe quoi, n’importe quoi (p.19), cherche le mot juste en même temps que la quête de soi se fait :
J’échappe àma langue, que je ne peux me saisir dans mes dires, qu’il me faut un lasso pour me choper… (p19). A la recherche du moi retrouvé.
Si le moi est affaire de mots, il est aussi et davantage sans doute principe vital. Il est corps. (…)

Dans son texte, R. Checchetto parle de la tentative ontologique d’aller au bout de nous-même pour atteindre « le noyau dur  » de notre être. La langue poétique et théâtrale lui sert de viatique.  »

[Marie du Crest, La Cause littéraire, 27 janvier 2014]

Vie du texte

Différentes étapes de travail ont eu lieu en 2012 par Jean-Marc Bourg, comédien et metteur en scène, avec également François Lazaro, fondateur du Clastic Théâtre, marionnettiste, au Théâtre de la mauvaise tête (Marvejols, 48) et àla Chartreuse (Villeneuve les Avignon) àdeux reprises.


Performance musicale àl’occasion de la première Rencontre des Fleuves Invisibles, avec Chris Martineau en impro alto (commande d’écriture le Grain Théâtre de la voix 2016) et les membres de la compagnie Le Grain, àMalagar, Centre François Mauriac, Saint-Maixant, les 24 et 25 septembre 2016.

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