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Kermann, Patrick
Vertiges
2017
mardi 21 novembre 2017
Vertiges ne propose aucune fable, aucune narration autre que celle de l’apparition-disparition et cela aussi bien dans le texte d’origine que dans l’adaptation scénique de Christine Dormoy que nous publions dans le même volume.
Voici les mots de Patrick Kermann, écrits en décembre 1999, à ce sujet (rappelons qu’il s’est donné la mort le 29 février 2000 après avoir posté la veille la version finale de ce texte à Christine Dormoy qui le mettait en scène) : « Ce qui m’intéresse dans ce projet ? trouver des formes minimales et fortes et des langues différentes qui reflètent avec humour ou dérision notre monde en pleine déréliction, varier le jeu des langues cassées, brisées, réduites, jouer sur la peur de l’autre ou la jubilation du dire. Soit des formes légères et graves pour dire la catastrophe de notre monde  »
Dans l’adaptation scénique, le quatuor vocal incarne la voix de la cité moderne, c’est à dire le monolinguisme consensuel qui en même temps ne parvient pas à parler d’une seule voix. Les autres personnages, clowns-acteurs-chanteurs-instrumentistes, ressassent la détresse et la peur d’être au monde : ce sont des espèces de monomaniaques surgis au bord de l’abîme.
Vertiges pose une question, toujours particulièrement vive, et qui irrigue l’écriture de Patrick Kermann : Où se tenir quand le monde, la langue sont devenus inhabitables ?
VERTIGES
TRIO : histoire d’amour 1
1 on s’aime
2 c’est du tout beau
1 du tout bon
2 on s’aime
1 mon cœur bouge
2 mon corps bouge
1 on s’aime
3 vouv vous
1+2 nous nous
3 vous vous vraiment
1 vrai-
2 -ment
3 ah bon
1 oui
3 bon bon
2 on s’aime
1 âme contre âme
2 chair contre chair
1+2 on s’aime
3 bon bon bon
1 on s’ai
2 quoi bon
3 rien dis
2 mais
1 quoi quoi bon bon
3 top top : c’est joli vous à vous vous tout joli
2 du tout beau
1 du tout bon
1+2 on s’aime à deux et un
3 bien très même voire plus
1+2 vrai on
3 bon bon on sait
1+2 on
3 oh pas sourd non
1+2 on
3 oh pas sourd non
1+2 …
3 j’connais mais
1+2
mais
3 rien dis rien jamais
1+2 mais
3 du joli à vous vous
du très et donc
1+2 et donc
3 allez allez à vous vous
moi je pfuit
FIN (solo parlé)
fin
fin de jour
il est temps
tout autour
et derrière
et devant
ça
ça bouge
partout
ça boute
ça bouge
ici fin
fin de jour
il est temps que
que ça
ça finisse
petits pas
petits petits pas
un et l’autre
un puis l’autre
encore et
seule
il est temps que ça
que ça finisse
debout
assise
debout
petits pas petits
gauche droite
droite gauche et plus
et rien
plus rien
il est temps
il est temps que ça
que ça finisse
LE DIT PARLÉ DES MOIS MONOMANIAQUES (5)
Marc
je dis stop ça suffit comme ça c’est toujours la même chose dès que l’un et hop on lui dit oh oh pas comme ça pas comme ça ça se fait pas ça ça s’est jamais fait comme ça ça s’est jamais fait comme ça ça mais pourquoi je demande pourquoi on ferait pas comme ça il faut arrêter de faire comme ça parce que alors je dis stop il faut oser oui il faut oser même si ce sont toujours les mêmes qui oh je les vois déjà vont encore rétorquer que mais arrêtons ça et osons enfin osons faire ce que nous c’est vrai et tous les soirs je le dis à Josette vas-y ose enfin ose tu fais comme tu mais vraiment et pas à se soucier des autres et de ceusses qu’on toujours à dire et redire vas-y et basta et pour tous c’est comme ça pour tous il faut qu’ils osent mais jusqu’au bout et pas s’arrêter à mi non au bout au tout tout bout de ce que vous allez il faut aller et si les autres vont encore vous non droit tout tout droit vous allez si vous osez vraiment alors là vous mais les autres non les autres tu t’en mais complètement tu fais ou pas et les autres non tu les si tu veux tu vas il faut que tu oui tu oses et baste les autres car ce sont toujours les mêmes qui vont te dire mais regarde-toi tu as quarante ans et bon si là maintenant j’ose pas alors c’est fini c’est complètement et totalement fini et à quarante ans quand même il serait temps je me dis stop ça suffit il faut que que j’ose enfin faire ce que mais vraiment et au bout vraiment au bout vraiment au tout tout tout bout car après c’est trop tard si tu
Agnès
Y pas de raison non mais y sont normaux quoi quasi comme nous c’est vrai on dit toujours oh oh t’as vu çui-ci et çui-là oh la la mais bon d’accord y est quoi juste un peu plus que lui ou lui mais pas plus ou alors juste un peu plus juste un chouia ou parfois un peu beaucoup plus mais de là à les non je dis non c’est pas parce que moi je suis enfin pas trop no comme il faut et encore ça eut rien dire moi je suis moi comme là et les autres je dis rien je dis jamais rien les autres sont comme y sont les autres sont les autres si y commencent à dire et redire sur moi y pourraient aussi trouver je sais pas que ça ou ça ou ça et où on irait alors si tout le monde dirait oh la la çui-là faudrait t’as vu comme y est moi je dis non faut pas y sont comme moi ou lui ou les autres y sont normaux comme les autres ou pas mais du tout comme les autres aussi (et même Josette) on est tous comme ou pas je sais pas mais en tous cas je dis rien jamais rien y en a qui toujours qui trouvent que oh la la qu’y est trop ou vraiment trop ou beaucoup trop ou parfois que pas assez que vraiment pas assez ou que mais qu’on les laisse qu’on les laisse y en a qui ont qu’à se regarder y sont pas plus que d’autres ou pas moins pas moins du tout alors qu’on arrête de encore et toujours dire oh oh t’as vu oh qu’y est çui-ci c’est vrai y est comme nous pas plus normal ou pas moins pas moins même je dis parfois quand j’entends ceux qu’ont à redire mais on y a pas de raison y sont normaux quasi non comme
VERTIGES, adaptation scénique
PERSONNAGES
DEUX COUPLES (chanteurs lyriques)
Marianne, soprano
Robert, ténor
Marie-Claire, mezzo-soprano
Luc, baryton-basse
SEPT CLOWNS MONOMANIAQUES (acteurs et/ou chanteurs, instrumentistes)
Gretchen, flà »tiste, soprano
Josette, mandoliniste, soprano
Arnica, altiste, violoniste, soprano
Swek, saxophoniste, accordéoniste
Monica, pianiste, mezzo-soprano
Jean Poitou, acteur, percussionniste
Pimpon, actrice du mouvement
PROLOGUE
SUR LE FIL
Une voix dans la nuit
ma haine me plaît
mon corps déborde : j’adore
nuit exquise : rires qui vibrent et nausée
sur la rive du rêve : le monde et ses ravages
mon corps déborde : aurore
voici les charniers
je vois les morts
mon corps déborde : transports
ah délices ah plaisirs
ma haine me repaît
mon corps déborde alors :
le monde le monde
et ses piètres agitements
et ses vains vaticinements
le monde etc.
mon corps déborde : m’endors
5 – HISTOIRE D’AMOUR 3
Zwek
J’ screute la mar’ / j’ scrate la mir’ / j’ scrite la mort / j’ scrote la mà »r’ / j’ scrute l’amour
Les femmes monomaniaques
oui oui oui oui oui oui
Zwek
hop corps s’ frôl’ et pof
Les femmes monomaniaques
pas si vit’ pas le tout pas just’ fin pas
Zwek
‘lors voilà :
Zwek et Jean Poitou
s’emballent
Les femmes monomaniaques
Pan
Zwek et Jean Poitou
s’embrassent
Les femmes monomaniaques
bah
Zwek et Jean Poitou
s’enlacent
Les femmes monomaniaques
ah
Zwek et Jean Poitou
s’empoignent
Les femmes monomaniaques
pouah
Zwek et Jean Poitou
s’emboîtent
Les femmes monomaniaques
wouah
Zwek et Jean Poitou
s’étreignent
Les femmes monomaniaques
hé
Zwek et Jean Poitou
s’éreintent
Les femmes monomaniaques
hein...
Zwek et Jean Poitou
et puis plus s’embrouillent s’embrochent s’emmêlent s’emmerdent
Les femmes monomaniaques
tst / pas / stop
Zwek et Jean Poitou
S’en font plein et z’encor’ des
Les femmes monomaniaques
p’us rien veut ouïr que dis
Zwek et Jean Poitou
oh la la la
Les femmes monomaniaques
bon bon bon bon quoi quoi quoi quoi incroyable dis encore
Zwek et Jean Poitou
pas poss’ pas poss’
la vie ainsi
Les femmes monomaniaques
dis dis dis dis
Zwek et Jean Poitou
fini le tout
Les femmes monomaniaques
non
Zwek et Jean Poitou
tout terminé
Les femmes monomaniaques
oui
Zwek et Jean Poitou
si si si si
Les femmes monomaniaques
tant pis
Les deux couples
Idéal sentimental sentimental idéal
4 - MA PEAU SE SOUVIENT
Homme 1 répète à la 2è personne (ta peau se souvient), Homme 2 à la 3è personne (sa peau se souvient)
FEMME 2 - HOMME 1 et HOMME 2 en écho la suivant
ma peau se souvient
où tu t’échouais
dans les jeux de nuit
je sais les rêves
qui hantent tes jours
ma peau se souvient
où tu voyageais
au détour du temps
je sais les heures
que tu n’égrènes plus
ma peau se souvient
d’où tu t’absentais
en si doux trépas
je sais les rives
que tu visitais
ma peau se souvient
où tu déchirais
les mots de toujours
je sais les plaintes
que tu ne dis pas
ma peau se souvient
où tu n’écris plus
les figures d’amour
tu sais les traces
que je lis en toi
la peau se souvient
où reste la douleur
de notre corps mort
FEMME 2 veut se jeter dans le vide, les 2 hommes la retiennent. Monica a commencé à ramper vers son piano.
2 - LE DIT DE LA NUIT
Isolée, suit une dernière monomaniaque (violon alto) pour un ultime dire :
Arnica
Je vous parle du plus profond de ma nuit j’écoute du plus profond de ma nuit je suis venue du plus compact de ce noyau compact de ma nuit je suis venue j’écoute pas de cris ni de plainte je suis venue de là d’où je sors de ma nuit je suis venue du dedans de ma nuit je suis sortie j’écoute oh ce silence de ma nuit qui est aussi le vôtre je le sais troué parfois de cris oui je le sais aussi mais de la nuit de ma nuit d’où je suis sortie et d’où sortie je ne vous parle pas du plus noir du plus compact de ma nuit issue je pourrais mais non j’écoute je vous écoute je ne dis rien je me tais je ne dis rien de ma nuit compacte je ne dis rien de ma nuit de silence je vous écoute toujours je ne crie pas n’est-ce pas et pourtant je devrais crier je devrais hurler mais je me tais j’écoute je vous écoute j’entends de là d’où je viens j’entends vos frétillements d’âme j’entends tout et la fureur de vos pensées oh laissez-moi encore vous écouter et vos infimes douleurs et vos infimes malheurs juste çà juste çà je suis venue de ma nuit de silence écouter juste oh restez ne fuyez pas de ma nuit de silence et de ténèbres je ne vous parle pas n’est-ce pas n’ayez crainte je ne vous en parlerai pas elle est de silence cette nuit-là d’où je suis sortie de silence compact et dur mais je ne vous importunerai pas non restez pour qu’encore j’écoute les rumeurs en vous et les bruissements du monde et les rugissements d’homme laissez-moi vous écouter toujours moi qui viens de là d’où je sors du tout dedans d’une nuit de ténèbres compactes de silence aussi de silence évidemment je vous prie un moment encore avant que de rentrer de là d’où je suis venue dans la nuit que vous savez dans ma nuit qui est la vôtre aussi je suppose un instant et je m’en vais dedans là d’où je suis sortie dedans mes ténèbres de silence voilà merci.
Extraits de presse
« Il est impossible de lire Vertiges sans se dire que c’est la fin, l’entrée dans le sommeil. S’endormir comme dernier verbe. L’édition du texte elle-même nous invite à saisir le livre dans les derniers moments de l’écriture comme les dernières heures de la vie puisqu’elle mentionne en sous-texte, avec la pudeur du chagrin : février 2000.
Le 29 février 2000 sera le dernier jour de Patrick Kermann. C’est peut-être cela le plus grand vertige, cette forme de malaise face au vide, cet étourdissement du monde qui tourne, qui chavire. Vertiges au pluriel proféré par les voix multiples des burlesques « monomaniaques  », d’écervelés selon le propos de l’auteur qui au fond passent leur temps à radoter et celles du quatuor vocal impuissant à remettre par le langage de l’ordre au monde.
Dans Vertiges, P. Kermann dit l’explosion humaine semblable à celle des réacteurs de Tchernobyl qui ont tout anéanti. Il a beaucoup pensé à cette catastrophe nucléaire en lisant la Supplication de Svetlana Alexievitch, au moment où il écrivait son texte. (…)
Il faut tenter décrire ce qui se dit, épuiser les conversations, aller jusque dans l’onomatopée comme s’il fallait à tout prix toucher l’os du monde (moi je phuit), s’en saisir des incompréhensibles parlures (débarre l’doisil), revenir aux conjugaisons, aux déclinaisons enfantines, mêler les langues sans les traduire (l’anglais et l’allemand face au français).
Tout vole en éclats ; les illusions de l’amour et de la vie dont triomphe toujours la mort. Seule pourtant l’écriture poétique parvient à construire du sens.  »
[Marie Du Crest, La Cause Littéraire, 24 janvier 2018]
« Au commencement il y a la joie de la parole (Je parle, solo parlé chanté, p.11), fragment sans ponctuation disant l’élan de la parole qui se prend et se reprend.
David Léon en lecteur attentif, et trois étudiantes, font entendre cet émerveillement, cette vitalité qui fait pause et repart avec sa voix particulière : le solo est joué en trio. Il faut toucher à cet échange de dire toujours à quelqu’un d’autre. On pourrait imaginer d’autres voix encore plus nombreuses, selon David Léon. Le texte par morceau et ensuite dans son intégralité de jeu retentit.
Chez Kermann, il est question de la langue et même de formes scripturales si particulières dans l’espace de la page et de son rythme.  »
[Marie Du Crest, à propos de Plateau virtuel club # 3, La Cause Littéraire, 5 janvier 2018]
Vie du texte
Performance musicale par la compagnie Le Grain, direction artistique de Christine Dormoy, à l’occasion de la première Rencontre des Fleuves Invisibles, sous forme d’opéra ( Jean-Pierre Drouet) en 3 solis un tutti, à Malagar, Centre François Mauriac, les 24 septembre et 25 septembre 2016.
Radio Clapas - Emission PVC sur 93.5 Montpellier
1 heure d’émission à écouter en podcast dont le principe est :
« Autour des auteurs publiés par les éditions Espaces 34, les étudiants de l’ENSAD de Montpellier, sous la direction de David Léon, travaillent leur voix, leur diction, le sens des textes. Une fabrique de l’art du comédien à entendre, entrecoupée par la parole des auteurs, de leur éditrice Sabine Chevallier, et de la dramaturge Marie Reverdy. Le texte se déploie également le temps d’une lecture faite par l’auteur, par les étudiants de l’ENSAD, ou par Béla Czuppon, comédien et metteur en scène, La Baignoire-Montpellier.  »
http://www.radioclapas.fr/portfolio/plateau-virtuel-club/
1re diffusion vendredi 5 janvier 2018, émission 3
https://www.youtube.com/watch?v=tYCmMd_RAf0