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Okada, Toshiki

Ailleurs et maintenant

2018

mercredi 10 janvier 2018

Texte inclassable, long monologue en forme de journal de bord, Ailleurs et maintenant est un voyage au sein des réflexions intimes d’un metteur en scène en plein questionnement. Voyage littéral, puisque la troupe, en tournée à travers le monde, passe d’un aéroport à un autre, voyage spirituel puisque Toshiki Okada s’interroge sur son être au monde.

Avec humour, en décortiquant un à un les clichés, l’auteur évoque le cœur de son métier – qu’adviendrait-il si les acteurs cessaient de jouer et n’étaient autres qu’eux-mêmes sur scène ? Mais c’est aussi la question du regard de l’autre qu’il examine et, en particulier, comment, Japonais, il est perçu à l’étranger ainsi que dans son propre pays.

Que signifie « vivre le temps présent » et « être ici » quand on est en perpétuel déplacement physique ? Quelle influence sur l’écriture et la capacité à écrire ?

Envoutant par sa musique interne et par sa forme, Ailleurs et maintenant est une tentative de réponse à une question cruciale, au centre du texte : comment inventer une forme nouvelle de théâtre ?

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« Ça ne vous fatigue pas de voyager continuellement ? Ça doit être exténuant d’être toujours en déplacement, non ? » C’est une question qu’on me pose souvent et généralement je réponds par un faux-fuyant du style : « oui, c’est sûr, il y a un côté fatigant mais c’est aussi très agréable », mais ce que je trouve intéressant c’est le fait même qu’on me pose la question, autrement dit je me demande pourquoi les gens sont aussi persuadés que les voyages ou les déplacements sont fatigants.

A mon avis, ce n’est pas aussi fatigant qu’on le dit, au contraire c’est même très reposant d’être en voyage, il y a sûrement des gens persuadés que je dis ça uniquement parce que j’ai l’habitude de beaucoup voyager. C’est peut-être en partie vrai, mais ce que je pense moi, c’est que la fatigue est inhérente à la vie, pas au voyage. Le voyage entraîne une certaine fatigue, je ne le nie pas, mais la fatigue de ne pas voyager, de ne pas se déplacer, ça existe aussi. Quoi qu’on fasse, c’est fatigant. Ou plutôt, selon ce que vous faites, ça entraîne différents types de fatigue. Les gens qui n’ont pas l’habitude de bouger seront plus sensibles à la fatigue du voyage, alors qu’ils ne se soucient pas tellement du surmenage auquel les expose une vie sans déplacement, autrement dit une fatigue à mon sens inséparable de l’existence. En ce qui me concerne, depuis que je voyage beaucoup, c’est la lassitude de la vie ordinaire que je ressens davantage. J’y suis devenu plus sensible, et mon degré d’endurance s’est amoindri. Les choses me deviennent vite insupportables. Voyager me permet d’échapper à la fatigue de la vie. Il y a un aspect inévitable dans le voyage : c’est une échappatoire de la vie. C’est comme ça, fatalement. Par conséquent, tout aussi inévitablement, le voyage permet d’échapper à la lassitude qui accompagne l’existence ordinaire. Et finalement voilà ce que je ressens : la quantité totale de fatigue inhérente à la vie que le voyage me permet d’éviter est plus importante que la quantité de fatigue que me procure le voyage. Autrement dit, voyager, c’est ce qu’il y a de moins épuisant pour moi. Voyager est une échappatoire. Une échappatoire à toutes les affaires qui me tombent dessus et créent les conditions de la fatigue ordinaire. Même s’ils ne cherchent pas à fuir une situation concrète précise, les gens qui voyagent sont tous en fuite, du fait que cela permet d’échapper à la fatigue de leur existence. Moi aussi, je suis en fuite. J’en suis extrêmement conscient. Mais qu’est-ce que je fuis ? Quelle est la corrélation objective ? Je ne sais pas très bien. Mais même s’il ne consiste pas à fuir quelque chose concrètement, le voyage est une échappatoire. Quand j’ai commencé à faire du théâtre, je n’aurais jamais imaginé que ça impliquerait la vie pleine de voyages qui est la mienne aujourd’hui. D’une ville à une autre, puis encore une autre. D’un aéroport à un autre, puis encore un autre. D’un hôtel à un autre, puis encore un autre. D’un théâtre à un autre, puis encore un autre.

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Je voudrais écrire mon prochain texte sous une forme complètement nouvelle, différente de tous les textes de théâtre qui existent déjà. Je n’arrête pas de penser à ça en ce moment. Pendant cette tournée, la conception de ma nouvelle pièce m’occupe davantage l’esprit que celle qu’on est en train de jouer. Il est temps que je me mette à l’écrire. Sous une forme entièrement nouvelle. Mais nouvelle de quelle manière ? Je suis metteur en scène mais c’est moi qui écris toutes mes pièces. Mon principe de travail, c’est de ne mettre en scène que des textes que j’ai rédigés moi-même, et pour moi l’écriture d’un texte c’est juste une partie de ma tâche de metteur en scène. Mon sentiment d’identité en tant que dramaturge est plutôt faible. Parce qu’écrire une pièce, pour moi, c’est complètement englobé dans la mise en scène que je vais en faire. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Avant, mon identité de dramaturge était ce qu’il y avait de plus important à mes yeux, en tant que metteur en scène, j’étais simplement le serviteur de mon désir de dramaturge de voir sa pièce jouée sur scène, c’est comme ça que je voyais les choses. Le « moi » qui dirigeait les acteurs occupait une position inférieure à celui qui écrivait. Mais aujourd’hui l’acte d’écrire est complètement absorbé dans celui de mettre en scène.

En même temps, même si l’écriture est devenue une partie de la mise en scène, ce qui ne change pas c’est qu’elle reste le premier acte de création à poser : c’est le texte qui soutient les prémices de la création. Si je n’écris pas, la production ne peut pas avancer. C’est aussi pour ça que je dois écrire. Sous une forme entièrement nouvelle. La conception du texte dans ma tête en est vraiment au stade initial. J’ai le sentiment que c’est l’état de la genèse, comme dans les mythes. Tout est vague, insaisissable. C’est pour ça que je peux me la péter avec mon histoire de « forme entièrement nouvelle. » C’est le moment où j’ai le droit d’être mégalomane. Je peux même envisager sans risque d’être celui qui inventera une forme n’ayant encore jamais existé dans toute l’histoire du théâtre.

Par exemple, pendant cette tournée, j’ai retourné dans ma tête la possibilité de créer une pièce dont les personnages n’apparaîtraient pas sur scène. Je ne parle pas d’une pièce sans acteurs, non, il y a bien des acteurs, simplement il n’y a pas de personnages. Autrement dit, ce ne sont pas les personnages qui sont sur scène. L’acteur ne joue pas un personnage. Est-il possible de faire du théâtre comme ça ? Qu’est-ce que ça donnerait ? Déjà, pour commencer, est-ce que ce serait intéressant ?

Quand je réfléchis à l’écriture d’une pièce, je joue moi-même tous les personnages sur scène. Ces personnages ont des échanges, et une histoire se développe à travers ces échanges. Mais ça ne permet de décrire qu’une partie limitée de la réalité dans son ensemble. Ça n’est absolument pas suffisant. C’est pour ça que je veux écrire sous une autre forme. Si c’est par défaut que le théâtre ne traite que d’une petite partie de la réalité du monde, juste parce que les procédés habituels ne permettent pas de faire autrement, eh bien, il faut inventer un procédé qui permettrait de traiter autre chose que ce tout petit bout.

Quand je parle d’un procédé qui ne parvient à rendre compte que d’ « un tout petit bout » de la réalité du monde, ce n’est pas une question de surface mais d’épaisseur, je parle de ces strates qui constituent la réalité, vous voyez ce que je veux dire ? Par exemple, cet endroit, cet espace où nous sommes en ce moment existe réellement. Mais il n’existe pas comme un bloc d’un seul tenant, il est composé de nombreuses couches, nous sommes dans un théâtre, c’est un espace particulier, et nous sommes aussi dans un temps particulier, celui d’une pièce en train de se jouer, ce qui signifie que cet espace et ce temps particuliers sont constitués à la fois d’un élément que l’on nomme réalité, mais également d’un autre élément appelé fiction. Et pendant le temps de la représentation, réalité et fiction se superposent comme ça (L’acteur pose ses deux paumes l’une sur l’autre), si bien que cet « ici et maintenant » est composé de différentes couches empilées les unes sur les autres. Ces strates sont de différents ordres, par exemple si on parle du temps, il y a celles du passé du présent et du futur qui forment en gros une seule réalité, non, je veux dire, pas « en gros », mais « absolument », ces trois éléments sont absolument contenus dans la réalité. Non ? Et en dehors de ces strates de temps, il en existe toutes sortes d’autres, celles de l’Histoire par exemple, ou celles de la politique. Ou alors de l’économie. Et puis beaucoup d’autres encore qui ne me viennent pas à l’esprit là tout de suite, mais en tout cas la réalité est composée de toutes ces diverses couches, et dans mes pièces je voudrais traiter en même temps d’autant de strates que possible. Et même de toutes les strates ensemble si possible, en fait je voudrais que le plateau représente fidèlement la réalité avec toutes ses strates. C’est pour cette raison que le théâtre ordinaire, avec des acteurs jouant différents rôles sur une scène, m’apparaît complètement limité. Par exemple, dans le théâtre traditionnel, quand on veut évoquer le passé, il suffit qu’un personnage se rappelle un évènement passé, c’est une méthode fréquemment utilisée, tout le monde la connaît, mais ça pose un gros problème parce que, pour parler du passé, le personnage doit faire appel à ses propres souvenirs. Mais qu’en est-il du passé dont ce personnage n’a pas conscience, hein ? Et des évènements historiques en rapport avec son présent ? Des évènements qui étendent son influence sur le présent de ce personnage, mais dont il n’a pas la moindre idée ? Evidemment, dans le théâtre sous sa forme traditionnelle - je veux dire avec des acteurs jouant différents rôles sur une scène - de nombreux dramaturges ont réussi à faire s’interpénétrer habilement passé et présent, sans compter les techniques évoluées dont on dispose aujourd’hui, qui permettent de faire ça encore mieux. Mais en fait la question que je me pose depuis quelque temps, au-delà de ce que je viens de vous dire à propos du traitement du passé à partir d’un lien personnel avec celui-ci dans la conscience du personnage, au-delà de l’éventualité de pouvoir montrer un passé sans lien direct avec le personnage, oui, au-delà de tout ça, ce que je me demande fondamentalement, à un niveau encore théorique, c’est : est-ce que ce n’est pas un peu tarabiscoté de vouloir introduire dans cette nouvelle façon de faire du théâtre les réminiscences des personnages et tous les tenants et aboutissants d’un passé qui nous échappe ? Peut-être que ce n’est pas spécialement utile ? Le mieux ne serait-il pas d’inventer une forme qui permettrait de se passer de tout ça et d’intégrer simplement le passé ou les strates du passé à la pièce ? Voilà ce que je voulais dire. Mais ce qui émerge progressivement en moi au fur et à mesure que je vous parle, c’est que je me commence à me sentir comme Treplev, vous savez, dans « La Mouette » de Tchekhov, celui qui écrit cette pièce dans la pièce, énigmatique, incompréhensible. Ce truc raté où il parle de « l’âme du monde ». C’est sûr, la forme nouvelle que j’essaie de trouver ne donnera peut-être qu’un truc raté dans ce genre, je ne peux pas nier cette éventualité. Mais la pièce que Treplev a écrite et dont il est obligé d’interrompre la représentation à cause des rires qu’elle suscite après qu’il a fait dire à Nina, l’héroïne de la pièce, cette fameuse réplique à propos de « l’âme du monde », au fond ce n’était peut-être pas du tout un ratage, si ça se trouve c’était même une pièce sublime, et qui plus est ouvrant sur de nombreuses possibilités, une pièce où j’aurais pu trouver d’amples suggestions pour créer cette nouvelle forme théâtrale à la recherche de laquelle je tâtonne actuellement.

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Cette fois-ci Air France a fait des efforts, ou plutôt les choses se sont déroulées normalement, toujours est-il qu’on est arrivés à Genève sans encombre et sans le moindre problème de bagages, tout a donc commencé sous les meilleurs auspices Lors de cette tournée nous avons un seul autre vol Air France prévu, tout à la fin, pour rentrer au Japon, on peut donc dire que H., notre régisseur, n’a plus besoin désormais de se torturer les méninges à propos d’éventuelles difficultés avec Air France.

(…)

J’avais prévu que j’aurais la flemme de ressortir de l’hôtel après une arrivée aussi tardive, et puis je savais que les prix en Suisse étaient très élevés, bref j’avais pris la précaution pendant la correspondance à Roissy d’acheter dans l’un des stands de restauration du hall de départ une salade de lentilles – j’avais envie de manger un truc bon pour la santé - et une demi-bouteille de vin blanc. A l’aéroport les prix sont plutôt élevés, mais ça paraissait raisonnable par rapport à la Suisse. Je me suis donc sustenté, assis devant le petit bureau de ma chambre, mon mac Book ouvert devant moi. J’avais dans l’idée d’essayer d’écrire. Mais bon - je m’en doutais un peu -, c’était peine perdue. Finalement à la place, je suis allé sur Facebook. La fatigue, le vin que j’avais bu, la torpeur due à un estomac plein, tout ça me rendait paresseux. Je regarde sur le fil d’actualité ce que mes amis, enfin mes « amis Facebook », font en ce moment. Ce qu’ils mangent, les soirées où ils vont. Leurs déplacements, leurs voyages. Les articles de presse qu’ils partagent, les infos virales, les films sur You tube. J’ai beaucoup d’amis Facebook dans un tas de pays différents. Et partout, ils font face à des difficultés. Tous les pays sont en proie à ce désastre ambulant qu’on appelle « les politiciens ». Evidemment sur ma page Facebook, la plupart des articles et commentaires sont en japonais. Mes amis Facebook japonais postent aussi des trucs sur la politique. Ils s’indignent des déclarations du parti au pouvoir, soupirent, ironisent. Je sais que mon fil d’actualité penche plutôt à gauche. Mais la question que je veux poser ici, c’est : dans ce flot d’expériences accumulées transmises jour après jour par mon fil d’actualité, qu’est-ce qui m’influence le plus ?
Il y a une idée que je garde au chaud depuis plusieurs années : ce serait d’écrire une pièce sur le thème de la spiritualité. Pas du tout parce que je serais quelqu’un d’une haute spiritualité, c’est le contraire, je n’en ai vraiment aucune, mais de temps en temps les critiques disent de mes pièces qu’elles débordent de spiritualité, enfin bon, c’est à l’étranger, surtout en Europe et principalement en France qu’on me dit ça, au Japon je n’entends jamais ce genre de remarques, du coup je pense qu’en Europe il existe un malentendu ou un contresens à propos de mes pièces. Et si je veux écrire sur le thème de la spiritualité, c’est justement pour déjouer ce malentendu, pas du tout parce que je veux écrire une pièce pleine de spiritualité. Ça, ça me serait impossible, parce que, je me répète mais je suis un être totalement dénué de spiritualité. Je tiens à insister là-dessus. C’est pour ça que je le répèterai autant de fois qu’il faudra, mais je suis un être totalement dénué de spiritualité. Alors comment est-ce qu’on peut dire de mes pièces qu’elles sont pleines de spiritualité ? C’est incompréhensible. Enfin, pas totalement, pour être honnête. Déjà, il y a une grande part de cliché là-dedans : Japon égale spiritualité. Spiritualité japonaise. Autrement dit, sérénité, silence, tout ça. Dans mon théâtre, il y a pas mal de moments de silence. Ça c’est sûr. C’est sans doute pour cette raison qu’on dit qu’il y a de la spiritualité dans mes pièces. Je peux le comprendre, mais quand les critiques affirment qu’ils voient une grande spiritualité chez moi, alors là je pense que ça vient surtout du fait que je suis japonais. Je suis japonais, donc il y a quelque chose très « japonais » chez moi, donc je dégage une « spiritualité » particulière. Je ne saurais dire si c’est vrai ou faux. Mais au-delà de ça, le véritable problème à mes yeux, c’est que je suis incapable de juger si c’est vrai ou faux. C’est ennuyeux, ça. On peut changer d’expression, parler de « richesse du silence », plutôt que « spiritualité du silence. » Quand on exprime ça sous forme de mots, ça paraît toujours un peu cheap. Du coup, à ce niveau-là, avec ces mots-là, tout le monde sait à peu près de quoi il s’agit. On aura beau utiliser tout un tas de mots et mettre encore des mots sur ces mots, et des explications, et des commentaires, et des analyses, le silence sera toujours plus éloquent et atteindra de loin une plus grande profondeur, haut la main. C’est sans doute l’image qu’on a de mon théâtre. Mais si vous me permettez d’exprimer mon avis, je dirai que ce qui est nécessaire pour laisser le silence régner sur un moment de théâtre, ce n’est pas tant la spiritualité que la technique. Le metteur en scène maîtrise la technique de la mise en scène, et les acteurs maîtrisent la technique du jeu. On n’a pas besoin d’être des individus d’une haute spiritualité, on n’a pas besoin de mener une vie pleine de spiritualité pour élaborer un moment qui fera sentir la richesse du silence. La spiritualité qui émane du silence. A propos d’ailleurs, pourquoi est-ce que le silence évoque la spiritualité ? Si je me penche un peu sur la question, je dirais que… je ne sais pas trop. Est-ce que c’est vrai qu’il y a une riche spiritualité dans le Vide, la Vacuité ? Il n’y a peut-être que du vide. Si on est trompé sur toute la ligne, il n’y a rien de plus stupide.

Pendant que je réfléchis à ça, tout d’un coup, je me dis que si ça se trouve, oui si ça se trouve, ce que les gens appellent « spiritualité », c’est peut-être juste la technique. Si c’est le cas, ça change tout, alors je suis ok sur pas mal de choses. Si on me dit que je crée des pièces d’une haute spiritualité, ce n’est peut-être pas un quiproquo, après tout. Si un créateur n’a pas besoin d’être lui-même d’une spiritualité particulièrement élevée pour faire une œuvre d’une haute spiritualité, alors je n’ai pas besoin d’être aussi mal à l’aise avec le fait qu’on associe mes pièces à un « haut degré de spiritualité. » Voilà, je voudrais écrire un jour une pièce parlant précisément de tout ça. J’ai dit tout à l’heure que pour mon prochain projet, je voulais inventer une forme de théâtre entièrement nouvelle, mais je ne sais pas encore très bien si la pièce que je veux écrire sur le thème de la « spiritualité » est la plus appropriée pour développer cette ambition de créateur. Le fait que j’en doute veut peut-être dire que ce n’est pas approprié.

J’ai fini de manger ma salade et de boire ma demi-bouteille de vin, mais je continue à regarder le fil d’actualité de Facebook. Parmi mes amis sur Facebook, il y en a plein que je n’ai jamais rencontré en réalité – je pense que c’est le cas pour beaucoup d’utilisateurs de Facebook. Il y en a aussi qui appliquent fermement le principe de ne pas répondre à des demandes provenant de gens qu’ils ne connaissent pas. Mais moi je ne suis pas aussi inflexible. Quand je reçois des demandes de la part d’inconnus, je me dis que je n’ai pas de raison particulière de les rejeter et bon, je les accepte comme amis. Mais fondamentalement les textes ou les photos qu’ils postent, ou les vidéos vers lesquelles ils envoient des liens ne m’intéressent absolument pas et je les zappe. A plus forte raison quand il s’agit de langues autre que le japonais ou l’anglais : je ne comprends pas le contenu, mais je n’ai pas spécialement envie de le connaitre, alors là aussi je zappe. Cependant il arrive parfois - rarement mais ça arrive - que sur une impulsion soudaine je ressente de l’intérêt pour tel ou tel post écrit dans une langue que je ne connais pas. Alors j’active la fonction de traduction automatique, mais généralement c’est juste de la merde, des trucs idiots du genre « il fait super froid aujourd’hui » ou les derniers méfaits des politiciens locaux. Bon, allez, il faut que je ferme mon ordinateur et que j’aille me coucher. Mais ce jour-là, entre le moment où je me suis dit ça et celui où je me suis décidé à le faire, il s’est bien écoulé une demi-heure. Vous voyez, c’est comme je vous le disais : je n’ai aucune spiritualité. Juste de la technique de mise en scène.

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Dans moins de deux heures, j’arriverai à Dubaï, où m’attend normalement un autre vol de douze heures. Dans l’avion, je mets des écouteurs équipés d’une fonction antibruit, et je les garde sur les oreilles pendant tout le vol en écoutant de l’électro ambient. C’est assez efficace pour m’enlever la fatigue, enfin c’est peut-être juste une impression ou un placebo, mais en tout cas je me sens moins fatigué à l’arrivée que quand je n’écoute pas de musique. Ça couvre les bruits de l’avion qui résonnent de manière incessante pendant le vol, et comme ça les empêche de s’infiltrer en moi, j’ai la sensation, même si ce n’est qu’un faible pourcentage, que ça contribue à m’extraire de l’espace réel où je me trouve. Autrement dit, ça m’aide à accéder à une autre strate. Les écouteurs antibruit, c’est une nécessité pour moi. Les miens sont haute performance. Plutôt chers pour des écouteurs, donc autant le dire clairement c’est vraiment du luxe. Mais ce luxe est une nécessité pour moi. Et puis écouter de l’ambient me coupe non seulement de la conscience de l’espace mais anesthésie aussi de celle du temps. Je ne sais pas quelle heure il est, ni dans combien de temps on va atterrir. Je suis plongé dans un état où ces questions dont aucune importance. Dans mon iPod nano, j’ai plus de cinquante albums d’ambient. Peut-être que je n’ai pas besoin d’en avoir autant, mais l’idée que je les ai à ma disposition me tient lieu de tranquillisant. Quoiqu’il arrive, j’ai besoin d’ambient. Brian Eno, Luc Ferrari, Terry Riley, Alex Paterson, Marcus Pope, Fennesz, Ekkehard Ehlers, Oneohtix Point Never. Je sais bien que cette énumération ne signifie rien pour ceux qui ne sont pas familiers de cette musique mais si je voulais, je pourrais vous en énumérer encore bien plus. Pour moi ce n’est jamais trop. L’ambient pour moi c’est comme de l’eau, je peux en avaler sans fin. Ça a aussi un effet anesthésiant. Un état hors du temps, hors de l’espace, ça existe, c’est sûr. Et quand je suis dans cet état, même un vol de plusieurs dizaines d’heures ne me ferait pas peur. Forcément, puisque le temps n’existerait pas pendant ces dizaines d’heures. Même un vol en classe économique bondé ne me ferait pas peur. Forcément, puisque l’espace n’existerait pas. L’électro ambient c’est une nécessité pour moi. Parce que de temps en temps surgit en moi le besoin d’effacer de ma conscience le temps et l’espace.


Extraits de presse

« L’auteur japonais Toshiki Okada a écrit ce texte pour la Compagnie des Lucioles en 2017. Le metteur en scène Jérôme Wacquiez a adapté le texte pour cinq comédiens.

Une troupe japonaise se rend en tournée dans le monde entier, voyageant au sens littéral comme au sens spirituel puisque l’auteur s’interroge sur son existence, sur le monde et sur le théâtre.

Sur scène, les comédiens déploient beaucoup d’énergie et de talent, jouant parfois « le même rôle afin de prendre le poids du monde » explique Jérôme Wacquiez.

Autre aspect marquant, tout est bleu (…) Une couleur symbole de l’eau, source de vie et de réflexion sur la vie. »

[Nathalie Feildel, Dauphiné Libéré, 5 février 2018]


« pièce un peu déroutante, dépourvue de dialogues et recourant volontiers au style indirect libre, qui se présente comme un récit et une méditation du dramaturge et metteur en scène.

Le créateur semble en état d’apesanteur, son âme semble flotter un peu au-dessus de son corps, de tout ce qui fait le corps de sa vie : le Japon, les pièces qu’il met en scène, ces constants déplacements à travers le monde, dans l’asepsie des aéroports internationaux, des avions et des chambres d’hôtel.

Il y a parfois quelque chose d’un Lost in translation inversé (…)

Ce long monologue est parfois drôle.

Mais son principal intérêt n’est pas là : il est dans la réflexion qui le motive et qu’il produit aussi, selon une logique performative, réflexion sur une forme théâtrale nouvelle, dans laquelle les acteurs ne jouent pas des personnages. (…) l’auteur nous en dit finalement assez peu sur cette forme nouvelle, dans l’itinérance intérieure et le paysage mental que déploie le récit, cette errance et cette mouvance qui s’offrent au récitant et au lecteur, non sans une certaine mélancolie.

On voit donc Toshiki Okada, tel Rimbaud dans les Illuminations (Vagabond), « pressé de trouver le lieu et la formule ». Et on peut croire que sa quête n’est pas tout à fait vaine lorsqu’on le laisse, à la fin du récit, seul dans sa chambre d’hôtel australienne, coupé du monde et de ses communications incessantes par la panne d’électricité qu’a provoquée le violent orage qui s’est abattu sur la ville.

Il peut alors voir en pleine lumière combien sa vie est faite de fragments, comme le monde est composite et à quel point l’on n’arrive guère à appréhender, à arpenter, que des parcelles de temps et de lieux. (…) »

[Frédéric Dieu, Profession spectacle, 14 juin 2018]

Vie du texte

Commande d’écriture de Jérôme Wacquiez, compagnie des Lucioles, portée par la Maison du théâtre d’Amiens.

Création à la Maison du théâtre d’Amiens, dans une mise en scène de Jérôme Wacquiez, compagnie des Lucioles, avec Flora Bourne-Chastel, Christophe Brocheret, Nicolas Chevrier, Makiko Kawai, Jérôme Wacquiez, les 22 et 23 janvier 2018.

Tournée 2018-2019
— Comédie, Ferney-Voltaire, le 2 et 3 février 2018
— Forum de Chauny, le 8 février
— Bords2scènes, Vitry-le-François (51) : 18 octobre
— Péronne (80) : 1er février 2019

Portfolio