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Galea, Claudine

Noircisse

2018

samedi 24 mars 2018

Hiver a dix ans. Elle veut noircisser tout ce qui est moche et transporte partout avec elle des photocopies de tableaux de maîtres pour avoir de la beauté à regarder. Avec son amie June, elles sont inséparables lorsqu’elles se retrouvent l’été au bord de l’océan.

Cette année, deux garçons viennent troubler leurs jeux. L’un, Mayo, est arrivé par la mer, l’autre, Le Petit, est un gamin du village. Alors que la grande marée approche, conflits et amitiés nouvelles font des vagues dans la petite bande.

En jouant du suspense, et dans une tonalité vive et joyeuse, la pièce aborde le champ politique - nouveaux arrivants, environnement, solidarité, racismes - et des thèmes propres à la pré-adolescence - amour, courage, jalousie, exclusion, relation aux adultes.

BORD DE SCÈNE, début

Le Petit étendu aux pieds d’Hiver.
L’image dure une minute.
Noir.
Lumière.
Le Petit a disparu.
Hiver toute seule. Parfois elle lit dans un cahier.

Hiver. - Fallait pas me défier.
Fallait pas faire semblant.
Moi je fais pas semblant.
Je m’appelle Hiver. J’ai les idées qui noircissent.

Quand j’ai les idées qui noircissent, je viens ici.
J’aime ici.
Il y a le vent, le ciel, le rocher et moi.
Quand je viens la nuit, c’est encore meilleur. Les idées qui noircissent aiment particulièrement. Rocher noir, ciel noir, vent noir, idées qui noircissent. Et moi, qui noircisse complètement.
Du coup on est pas noircissés, on est juste nous. Je suis juste moi. Je suis en colère.

Je m’appelle Hiver, j’ai dix ans. J’ai dix ans complètement.
En vrai, je m’appelle Marion. Pas terrible. Un prénom que plein d’autres filles ont déjà.
Je suis née en novembre. Un mois qui ressemble à rien : fini l’automne, pas encore l’hiver complètement. Des feuilles qui tombent mortes, de la flotte, les mains refroidies dans les poches, mais je vais pas mettre les gants et le bonnet en novembre. Novembre c’est un mois pour rien, fuck novembre, comme dit June, moi je veux être dans l’hiver complètement. Je veux le givre et mettre mes lèvres dans le vent glacé pour qu’elles gercent et que ça saigne un peu. Je veux aller patiner et pleurer des larmes de gel. Je veux gratter la glace sur le pare-brise et ramasser les oiseaux morts dans le jardin. Et manger une glace à la pistache et voir s’allumer la jalousie dans les yeux des gens avec leur sachet de marrons brûlés dégueu dans les mains.

Voix de June. - Moi aussi je veux une glace.

June dit certaines des répliques d’Hiver, indiquées en italique. La mise en scène peut effectuer d’autres choix.
Hiver et June peuvent parler en même temps.

C’est June qui m’appelle Hiver. June est mon amie. Ma sœur. Ma princesse.
June s’appelle vraiment June. C’est un vrai prénom, June. Elle est à moitié anglaise. June c’est le nom anglais pour le mois de juin. June est mon autre moi, un moi d’été, un moi solaire aux jours qui s’allongent s’allongent.
Je pourrais pas m’appeler June, porter des robes en dentelles, des tongs blanches, jaunes ou vertes et de grands chapeaux de paille. J’aime June. J’aime June parce qu’elle est pas comme moi.


BORD DE SCÈNE, après la scène UN

Hiver. - On vient ici pour les vacances. C’est comme ça que j’ai rencontré June. Elle vient avec son père, moi je viens avec ma mère. Le reste du temps elle habite en Angleterre. June et moi on passe toutes nos vacances ensemble.
Sans elle, je passerais pas l’été. Je déteste l’été, c’est trop long. Trop doré, trop clair. Sauf quand il y a la tempête. Quand le ciel noircit et la mer noircit. Comme une peinture de Turner. C’est beau, Turner. Et Constable aussi, c’est beau Constable. Ils sont anglais, comme June.

Elle sort de son sac à dos la photocopie d’une reproduction de tableau et la déplie.

TURNER ou CONSTABLE
(peinture sombre, pas menaçante)

J’aimerais bien habiter ici. Complètement.


QUATRE

Pointe, Fort. Marée basse.
June arrive en courant.
Hiver est assise contre le mur du Fort.
Le Petit à l’écart, caché, les observe.

June. - J’ai rencontré un garçon.
Ouah.

Hiver. - Moi aussi.
Beurk.

June. - Grand, brun, bronzé, yeux verts, dément.

Hiver. - Petit, blond, blanc, fuck.

June. - Il s’est enfui.

Hiver. - Veinarde.

June. - Je veux le revoir. Trop classe.

Hiver. - T’es un peu jeune pour les garçons

June. - On dirait ta mère.

Hiver. - C’est pas demain la veille qu’elle me dira ça.

Elles rient.

June. - Tu vas tomber quand tu le verras.

Hiver. - Complètement ?

June. - Complètement.

Elles rient.

Hiver. - Tu sais, les idées-noircisses ça avance.

June. - Vers quoi ?

Hiver. - Une piste, une ouverture. Un début de plan. Un pitch.

LE PETIT
PITCH : résumer une histoire en une phrase.

Hiver. - Je vais commencer par ce Petit-là qui me suit partout.
Tu sais ce qu’il m’a dit ?

June. - Il est là ! Il arrive !
Là, regarde, il vient ici !

Mayo en contrebas du fort commence à grimper.

Hiver. – Dérobons-nous !

Elles s’accroupissent.

June. - Il est trop beau !

Hiver. - Il m’a dit.
Il m’a dit que j’étais jolie !


HUIT

Début de la Pointe - Marée Basse.
Le Petit en embuscade, plongé dans son portable.
Un peu plus loin, avec ses jumelles, Hiver observe le Petit.
Elle s’approche doucement et, quand elle arrive dans son dos, elle crie.

Hiver. - Salut !

Le Petit sursaute, trébuche, fait tomber son portable.
Hiver le ramasse vivement.

Le Petit. - Donne !

Hiver rit.

C’est à moi.

Hiver. - C’est à voir. Tu l’as piqué quelque part. Le nouvel iPhone ! Avec zoom pour les photos, caméra, enregistreur vocal stéréo. Même pas ça existe encore.
Tu l’as volé au car de Japonais ?

Le Petit. - Je l’ai trouvé par terre.
Rends-le moi !

Hiver. -Et tu me donnes quoi en échange ? Un baiser ?

Elle hurle de rire.

Le Petit
De toute façon je t’aurai.

Hiver. -Tom-Pouce, tu vas faire ce que je te dis. Après peut-être je te le rendrai.

Le Petit. - Et tu me donneras un baiser.

Hiver. -Je t’en donnerai deux.
Ou trois.

Le Petit. - Sur la bouche.

Hiver. -Avec la langue.

Le Petit. - Ça marche.

Ils font l’échange de mains et de poings propre aux ados.

Hiver. -Tu vas témoigner.
Je sais que tu les as vus. Les noyés.
Y avait les parents de Mayo.

Le Petit. - J’en sais rien.

Hiver. -Si, tu sais.

Le Petit. - Non. On sait pas qui étaient les corps. On les a pas identifiés.
IDENTIFIER : ÉTABLIR L’IDENTITÉ D’UNE PERSONNE OU D’UN CADAVRE

Hiver. -SON NOM, SON LIEN DE PARENTÉ, ETC.

Mayo pleurait en tenant sa famille dans les bras.

Le Petit. - Où t’as vu jouer ça, toi ?

Hiver. -C’est toi qui as vu. C’est toi qui diras.
Comme ça Mayo pourra être adopté par le père de June.

Le Petit. - Il va être son frère alors.

Hiver. - Oui si tu veux.

Le Petit. - Ça m’étonnerait qu’il soit d’accord.

Hiver. -Pourquoi pas ?

Le Petit. - S’il devient son frère, il peut plus être son amoureux.

Hiver. -Il sera pas son frère complètement en vrai.

Le Petit. - S’il est plus son amoureux, je pourrai pas balancer.

Hiver. -Balancer quoi ?

Le Petit. - Je suis ma logique.

LOGIQUE : MANIÈRE DE RAISONNER RAISONNABLEMENT

Hiver. -Bon tu vas aller témoigner.

Elle lui rend son portable.

En gage de ton engagement. .
Et maintenant dégage !

Il s’en va

Et puisque j’ai rendu le portable, il n’aura pas mes baisers.


Distinctions

Pièce lauréate du Grand Prix de littérature dramatique jeunesse 2019.


Pièce coup de cœur de l’association Des jeunes et des lettres, dévoilé à Artcena lors de la remise du Grand Prix.


Pièce sélectionnée par l’association AMLET en Mayenne. Résultat du concours « Les jeunes lisent du théâtre » en mai 2020 à Laval.


Pièce sélectionnée par Je lis du Théâtre, Théâtre Athénor, Saint-Nazaire, 2019.


Pièce sélectionnée par le Bureau des lecteurs de la Comédie-Française en 2020.

Extraits de presse

« Elles ont dix ans et sont liées par une amitié sans bornes. Deux garçons viennent mêler à cette passion leurs propres rêves d’avenir et leurs désirs naissants.

(…) Le Petit et Mayo comme dans une mayonnaise. Immigré en situation irrégulière, il participe malgré lui à l’édification des lotissements qui achèveront de défigurer la côte.

Les membres de ce quatuor écolo, surtout les filles, cherchent à inventer l’avenir de leur génération. Ce ne sont pas des enfantillages (…)

Ces rebelles sont capables d’un engagement qui les porte au-delà de leur propre candeur. »

[Fanny Carel, Revue des livres pour enfants, n°301, juin 2018]


« Claudine Galea décrit cette découverte entre enfants et leurs craintes dans une langue vive et pleine d’humour. »

[Tiphaine Le Roy, Le Piccolo, janvier 2019]


« Dans cette chronique estivale, c’est moins l’intrigue qui compte que les relations entre les personnages, ce qu’elles disent du monde qui les entoure et qu’ils essaient, tant bien que mal, de saisir, de déchiffrer, à l’image du Petit qui donne les définitions des mots qu’Hiver emploie et qu’il ne comprend pas.

Le texte fait alterner des monologues – Bord de scène – qui permettent aux personnages de se dire et 12 tableaux faits de dialogues entre les personnages dans des situations variées. Le tout est écrit dans une langue poétique, vive et joyeuse, particulièrement rythmée.

Un beau texte complexe et riche pour dire le désarroi des pré-adolescents devant le monde des adultes, fait de tricheries, d’exclusion, d’exil et de noyades de migrants en mer, mais aussi pour parler des sentiments propres à cet âge : les premières amours, le désir d’hospitalité, de rencontre, de courage mais aussi la jalousie, et les défis qu’on se lance. »

[Michel Driol, Lietje, 6 février 2019]


« Très bon livre.

Claudine Galea propose ici une pièce dense qui fait alterner les bords de scène où Hiver se livre, raconte son histoire, fait part de ses réflexions et les scènes au cours desquelles elle échange avec June, Mayo et Le Petit.

Les discussions oscillent entre gravité, légèreté et plus rarement humour. Il faut dire que la situation de Mayo, jeune migrant, ne prête pas vraiment à rire. Seuls prêtent à sourire les sarcasmes du Petit et les réponses cinglantes d’Hiver.

L’utilisation de tableaux qui éclairent à leur manière les réalités évoquées par les personnages est particulièrement pertinente et offre de réelles possibilités de mise en scène.

Une œuvre forte et riche. »

[Jean-Luc Gautier, Livr’jeune, avril 2019]


« Le titre donne d’ailleurs lieu à toute une série de variations typique de la liberté plastique avec laquelle un enfant peut transformer et réinventer un langage. Noircisse devient une variante de noircir, et signifie tour à tour déprimer, détester, assassiner.

Deux filles de dix ans se retrouvent chaque année au bord de la mer sur leur lieu de vacances. L’une est française et se nomme Hiver ; l’autre est anglaise et se nomme June (le mois de juin). Le reste de l’année, Skype les aide à ne pas se quitter. Elles sont meilleures amies pour la vie et se confient tous leurs secrets. Le monde entier pourrait noircir, il serait impuissant à défaire leur complicité.

Et justement tout noircit autour d’elles : les relations de la mère d’Hiver avec son patron ; la prolifération des méduses ; les promesses des hommes politiques du village ; l’inégalité des salaires ; la situation des réfugiés politiques, morts, mourants ou continuant à fuir désespérément. L’horreur atteint le langage de June et d’Hiver mais jamais leur fraîcheur, vigoureuse et salutaire. »

[Christophe Bident, Le nouveau magazine littéraire, 28 octobre 2019]


« Hiver est une fille en colère, avec la tête pleine d’ « idées qui noircissent ». Ses armes : la beauté sauvage de tableaux qu’elle photocopie et emporte avec elle ; et son amitié indéfectible pour June, 10 ans (…)

« Noircisse » est un mot magique par lequel on peut zigouiller ; recouvrir ou transformer tout ce qui est moche : le projet de lotissement, le maire et l’architecte, et le bosse de la mère qui perturbe les vacances… mais cette année-là, deux garçons s’invitent dans le duo (…)

Amour et amitié ont du mal à s’accorder : tout est question de territoire : jusqu’où accueillir l’autre sans se perdre ?

Une pièce qui aborde sans en avoir l’air des questions fondamentales et des sujets d’actualité comme l’environnement, les conditions de travail, la crise des migrants. »

[Revue InterCDI n°279, collège, mai-juin 2019]

Le texte à l’étranger

Noircisse est traduit en allemand par Yasmine Salimi.
La pièce est publiée dans la revue Scene 22 à l’automne 2020.


La pièce est traduite en estonien par Maria Esko sous le titre Süsina avec le soutien de l’Institut français d’Estonie.

Dans le cadre de NAKS programme , lecture par les jeunes du Paide Teaterstudio, le 3 novembre 2022 à 15h30 avec, entrée gratuite. Webcast sur naksfestival.ee et Postimees TV.

Vie du texte

Lecture par la Jeune Troupe des Îlets, CDN de Montluçon, le 9 mars 2019.


Mise en lecture dirigée par Sylvia Bergé de la Comédie-Française, avec Claire de La Rüe du Can, Jean Chevalier, Elissa Alloula, Clément Bresson, Théâtre du Vieux-Colombiers, le 28 juin 2020


Mise en lecture, dans le cadre des Rencontres d’été - Focus sur les écritures théâtrales d’aujourd’huisélection du Comité de lecture - proposées par le Méta-CDN de Poitiers, par Jean-Olivier Mercier (Compagnie Plein Vent), au château de Chiré, le 11 juin 2023.


Lecture dans le cadre du Festival Les Nouveaux Horizons du texte proposé par La Baignoire, lieu des écritures contemporaines à Montpellier, avec Aurélie Turlet, Hélène de Bissy, Béla Czuppon, le 27 avril 2024.

Radio Clapas - Emission PVC sur 93.5 Montpellier

1 heure d’émission à écouter en podcast dont le principe est :

« Autour des auteurs publiés par les éditions Espaces 34, les étudiants de l’ENSAD de Montpellier, sous la direction de David Léon, travaillent leur voix, leur diction, le sens des textes. Une fabrique de l’art du comédien à entendre, entrecoupée par la parole des auteurs, de leur éditrice Sabine Chevallier, et de la dramaturge Marie Reverdy. Le texte se déploie également le temps d’une lecture faite par l’auteur, par les étudiants de l’ENSAD, ou par Béla Czuppon, comédien et metteur en scène, La Baignoire-Montpellier. »

http://www.radioclapas.fr/portfolio/plateau-virtuel-club/

1re diffusion vendredi 6 avril 2018, émission 6
https://www.youtube.com/watch?v=NGtZ3riuO6o

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