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Marivaux,

Le Legs

2005

dimanche 1er mai 2005

Présentation de Catherine Ailloud-Nicolas.

Comment concilier amour et argent ? Pour répondre à cette question, Marivaux fait s’affronter trois couples — la Comtesse et le Marquis, Hortense et le Chevalier, et deux valets. Cette brillante comédie lui permet d’analyser plus que jamais les ressorts du cœur humain à travers le prisme du langage et les géométries de l’intrigue.

« Horlogerie théâtrale au mécanisme parfaitement réglé, ambiguïtés des personnages, renouvellement de thématiques et de structures marivaudiennes, telles sont les singularités du Legs. (...) On signalera l’intéressante reprise, par la troupe du Français, dans une mise en scène de Jean-Pierre Miquel, d’un Legs transposé dans une atmosphère art déco. L’univers à la Watteau disparaît complètement, et l’on entend alors plus nettement la montée des revendications féminines et la cruauté des relations sociales dans un monde dominé par l’argent. »
[Extrait de la présentation, C. Ailloud-Nicolas]

Scène III, p. 36

Lisette, Lépine

LISETTE. - Nous n’avons rien à nous dire, mons de Lépine. J’ai affaire ; et je vous laisse.

LÉPINE. - Doucement, Mademoiselle, retardez d’un moment ; je trouve à propos de vous informer d’un petit accident qui m’arrive.

LISETTE. - Voyons.

LÉPINE. - D’homme d’honneur, je n’avais pas envisagé vos grâces ; je ne connaissais pas votre mine.

LISETTE. - Qu’importe ? Je vous en offre autant : c’est tout au plus si je connais actuellement la vôtre.

LÉPINE. - Cette dame se figurait que nous nous aimions.

LISETTE. - Eh bien, elle se figurait mal.

LÉPINE. - Attendez ; voici l’accident. Son discours a fait que mes yeux se sont arrêtés dessus vous plus attentivement que de coutume.

LISETTE. - Vos yeux ont pris bien de la peine.

LÉPINE. - Et vous êtes jolie, sandis, oh ! très jolie.

LISETTE. - Ma foi, Monsieur de Lépine, vous êtes très galant, oh ! très galant. Mais l’ennui me prend dès qu’on me loue. Abrégeons. Est-ce là tout ?

LÉPINE. - À mon exemple, envisagez-moi, je vous prie ; faites-en l’épreuve.

LISETTE. - Oui-da. Tenez, je vous regarde.

LÉPINE. - Eh donc ! Est-ce là ce Lépine que vous connaissiez ? N’y voyez-vous rien de nouveau ? Que vous dit le cœur ?

LISETTE. - Pas le mot. Il n’y a rien là pour lui.

LÉPINE. - Quelquefois pourtant nombre de gens ont estimé que j’étais un garçon assez revenant ; mais nous y retournerons ; c’est partie à remettre. Écoutez le restant. Il est certain que mon maître distingue tendrement votre maîtresse. Aujourd’hui même il m’a confié qu’il méditait de vous communiquer ses sentiments.

LISETTE. - Comme il lui plaira. La réponse que j’aurai l’honneur de lui communiquer sera courte.

LÉPINE. - Remarquons d’abondance, que la Comtesse se plaît avec mon maître, qu’elle a l’âme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont d’étranges personnes ; et je vous l’accorde. Le Marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n’osera jamais aventurer la déclaration ; et des déclarations, la Comtesse les épouvante ; femme qui néglige les compliments, qui vous parle entre l’aigre et le doux, et dont l’entretien a je ne sais quoi de sec, de froid, de purement raisonnable. Le moyen que l’amour puisse être mis en avant avec cette femme ? Il ne sera jamais à propos de lui dire je vous aime, à moins qu’on ne lui dise à propos de rien. Cette matière, avec elle, ne peut tomber que des nues. On dit qu’elle traite l’amour de bagatelle d’enfant ; moi, je prétends qu’elle a pris goût à cette enfance. Dans cette conjoncture, j’opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu’en sera-t-il ? Qu’ils s’aimeront bonnement en toute simplesse, et qu’ils s’épouseront de même. Qu’en sera-t-il ? Qu’en me voyant votre camarade, vous me rendrez votre mari par la douce habitude de me voir. Eh donc ? Parlez, êtes-vous d’accord ?

LISETTE. - Non.

LÉPINE. - Mademoiselle, est-ce mon amour qui vous déplaît ?

LISETTE. - Oui.

LÉPINE. - En peu de mots vous dites beaucoup. Mais considérez l’occurrence : je vous prédis que nos maîtres se marieront ; que la commodité vous tente.

LISETTE. - Je vous prédis qu’ils ne se marieront point.
Je ne veux pas, moi. Ma maîtresse, comme vous dites fort habilement, tient l’amour au-dessous d’elle ; et j’aurai soin de l’entretenir dans cette humeur, attendu qu’il n’est pas de mon petit intérêt qu’elle se marie. Ma condition n’en serait pas si bonne, entendez-vous ? Il n’y a pas d’apparence que la Comtesse y gagne ; et moi, j’y perdrais beaucoup. J’ai fait un petit calcul là-dessus, au moyen duquel je trouve que tous vos arrangements me dérangent, et ne me valent rien. Ainsi, quelque jolie que je sois, continuez de n’en rien voir ; laissez-là la découverte que vous avez faite de mes grâces, et passez toujours sans y prendre garde.

LÉPINE, froidement. - Je les ai vues, Mademoiselle ; j’en suis frappé, et n’ai de remède que votre cœur.

LISETTE. - Tenez-vous donc pour incurable.

LÉPINE. - Me donnez-vous votre dernier mot ?

LISETTE. - Je n’y changerai pas une syllabe. (Elle veut s’en aller.)

LÉPINE, l’arrêtant. - Permettez que je reparte. Vous calculez, moi de même. Selon vous, il ne faut pas que nos gens se marient ; il faut qu’ils s’épousent, selon moi : je le prétends.

LISETTE. - Mauvaise gasconnade.

LÉPINE. - Patience. Je vous aime, et vous me refusez le réciproque. Je calcule qu’il me fait besoin, et je l’aurai, sandis ; je le prétends.

LISETTE. - Vous ne l’aurez pas, sandis.

LÉPINE. - J’ai tout dit. Laissez parler mon maître qui nous arrive.


Scène IV, p. 40

Le Marquis, Lisette, Lépine

LE MARQUIS. - Ah ! Vous voici, Lisette. Je suis bien aise de vous trouver.

LISETTE. - Je vous suis obligée, Monsieur ; mais je m’en allais.

LE MARQUIS. - Vous vous en alliez ? J’avais pourtant quelque chose à vous dire. Êtes-vous un peu de nos amis ?

LÉINE. - Petitement.

LISETTE. - J’ai beaucoup d’estime et de respect pour Monsieur le Marquis.

LE MARQUIS. - Tout de bon ? Vous me faites plaisir, Lisette. Je fais beaucoup de cas de vous aussi. Vous me paraissez une très bonne fille, et vous êtes à une maîtresse qui a bien du mérite.

LISETTE. - Il y a longtemps que je le sais, Monsieur.

LE MARQUIS. - Ne vous parle-t-elle jamais de moi ? Que vous en dit-elle ?

LISETTE. - Oh ! Rien.

LE MARQUIS. - C’est que, entre nous, il n’y a point de femme que j’aime tant qu’elle.

LISETTE. - Qu’appelez-vous aimer, Monsieur le Marquis ? Est-ce de l’amour que vous entendez ?

LE MARQUIS. - Eh ! Mais oui, de l’amour, de l’inclination, comme tu voudras ; le nom n’y fait rien. Je l’aime mieux qu’un autre. Voilà tout.

LISETTE. - Cela se peut.

LE MARQUIS. - Mais elle n’en sait rien ; je n’ai pas osé le lui apprendre. Je n’ai pas trop le talent de parler d’amour.

LISETTE. - C’est ce qui me semble.

LE MARQUIS. - Oui, cela m’embarrasse : et, comme ta maîtresse est une femme fort raisonnable, j’ai peur qu’elle ne se moque de moi ; et je ne saurais plus que lui dire : de sorte que j’ai rêvé qu’il serait bon que tu la prévinsses en ma faveur.

LISETTE. - Je vous demande pardon, Monsieur ; mais il fallait rêver tout le contraire. Je ne puis rien pour vous, en vérité.

LE MARQUIS. - Eh ! D’où vient ? Je t’aurai grande obligation. Je payerai bien tes peines. (Montrant Lépine.) Et si ce garçon-là te convenait, je vous ferais un fort bon parti à tous les deux.

LÉPINE, froidement, et sans regarder Lisette. - Derechef, recueillez-vous là-dessus, Mademoiselle.

LISETTE. - Il n’y a pas moyen, Monsieur le Marquis. Si je parlais de vos sentiments à ma maîtresse, vous avez beau dire que le nom n’y fait rien, je me brouillerais avec elle ; je vous y brouillerais vous-même. Ne la connaissez-vous pas ?

LE MARQUIS. - Tu crois donc qu’il n’y a rien à faire ?

LISETTE. - Absolument rien.

LE MARQUIS. - Tant pis. Cela me chagrine. Elle me fait tant d’amitié, cette femme. Allons, il ne faut donc plus y penser.

LÉPINE, froidement. - Monsieur, ne vous déconfortez pas. Du récit de Mademoiselle n’en tenez compte, elle vous triche. Retirons-nous. Venez me consulter à
l’écart, je serai plus consolant. Partons.

LE MARQUIS. - Viens. Voyons ce que tu as à me dire. Adieu, Lisette ; ne me nuis pas, voilà tout ce que j’exige.


Scène V, p. 43

Lépine, Lisette

LÉPINE. - N’exigez rien. Ne gênons point Mademoiselle. Soyons galamment ennemis déclarés ; faisons-nous du mal en toute franchise. Adieu, gentille personne, je vous chéris ni plus ni moins ; gardez-moi votre cœur, c’est un dépôt que je vous laisse.

LISETTE. - Adieu, mon pauvre Lépine ; vous êtes peut-être, de tous les fous de la Garonne, le plus effronté, mais aussi le plus divertissant.


Scène VI, p. 43

Lisette, La Comtesse

LISETTE. - Voici ma maîtresse. De l’humeur dont elle est, je crois que cet amour-ci ne la divertira guère. Gare que le Marquis ne soit bientôt congédié.

LA COMTESSE, tenant une lettre. - Tenez, Lisette ; dites qu’on porte cette lettre à la poste : en voilà dix que j’écris depuis trois semaines. La sotte chose qu’un procès ! Que j’en suis lasse ! Je ne m’étonne pas s’il y a tant de femmes qui se remarient.

LISETTE, riant. - Bon, votre procès ! Une affaire de mille francs. Voilà quelque chose de bien considérable pour vous. Avez-vous envie de vous remarier ? J’ai votre affaire.

LA COMTESSE. - Qu’est-ce que c’est qu’envie de me remarier ? Pourquoi me dites-vous cela ?

LISETTE. - Ne vous fâchez pas ; je ne veux que vous divertir.

LA COMTESSE. - Ce pourrait être quelqu’un de Paris qui vous aurait fait une confidence ; en tout cas, ne me le nommez pas.

LISETTE. - Oh ! Il faut pourtant que vous connaissiez celui dont je parle.

LA COMTESSE. - Brisons là-dessus. Je rêve à une chose : Le Marquis n’a ici qu’un valet de chambre, dont il a peut-être besoin ; et je voulais lui demander s’il n’a pas quelque paquet à porter à la poste, on le porterait avec le mien. Où est-il le Marquis ? L’as-tu vu ce matin ?

LISETTE. - Oh ! oui. Malepeste, il a ses raisons pour être éveillé de bonne heure. Revenons au mari que j’ai à vous donner, celui qui brûle pour vous, et que vous avez enflammé de passion...

LA COMTESSE. - Qui est ce benêt-là ?

LISETTE. - Vous le devinez.

LA COMTESSE. - Celui qui brûle est un sot. Je ne veux rien savoir de Paris.

LISETTE. - Ce n’est point de Paris. Votre conquête est dans le château. Vous l’appelez benêt ; moi, je vais le flatter ; c’est un soupirant qui a l’air fort simple, un air de bonhomme. Y êtes-vous ?

LA COMTESSE. - Nullement. Qui est-ce qui ressemble à celui-ci ?

LISETTE. - Eh ! Le Marquis.

LA COMTESSE. - Celui qui est avec nous ?

LISETTE. - Lui-même.

LA COMTESSE. - Je n’avais garde d’y être. Où as-tu pris son air simple et de bonhomme ? Dis donc un air franc et ouvert, à la bonne heure ; il sera reconnaissable.

LISETTE. - Ma foi, Madame, je vous le rends comme je le vois.

LA COMTESSE. - Tu le vois très mal, on ne peut pas plus mal ; en mille ans, on ne le devinerait pas à ce portrait-là. Mais de qui tiens-tu ce que tu me contes de son amour ?

LISETTE. - De lui qui me l’a dit ; rien que cela. N’en riez-vous pas ? Ne faites pas semblant de le savoir. Au reste, il n’y a qu’à vous en défaire tout doucement.

LA COMTESSE. - Hélas ! Je ne lui en veux point de mal. C’est un fort honnête homme, un homme dont je fais cas, qui a d’excellentes qualités ; et j’aime encore mieux que ce soit lui qu’un autre. Mais ne te trompes-tu pas aussi ? Il ne t’aura peut-être parlé que d’estime ; il en a beaucoup pour moi, beaucoup ; il me l’a marquée en mille occasions d’une manière fort obligeante.

LISETTE. - Non, Madame, c’est de l’amour qui regarde vos appas ; il en a prononcé le mot, sans bredouiller comme à l’ordinaire. C’est de la flamme. Il languit,
il soupire.

LA COMTESSE. - Est-il possible ? Sur ce pied-là, je le plains ; car ce n’est pas un étourdi : il faut qu’il le sente, puisqu’il le dit ; et ce n’est pas de ces gens-là dont je me moque : jamais leur amour n’est ridicule. Mais il n’osera m’en parler, n’est-ce pas ?

LISETTE. - Oh ! Ne craignez rien ; j’y ai mis bon ordre : il ne s’y jouera pas. Je lui ai ôté toute espérance ; n’ai-je pas bien fait ?

LA COMTESSE. - Mais oui, sans doute, oui ; pourvu que vous ne l’ayez pas brusqué, pourtant : il fallait y prendre garde ; c’est un ami que je veux conserver.
Et vous avez quelquefois le ton dur et revêche, Lisette ; il valait mieux le laisser dire.

LISETTE. - Point du tout. Il voulait que je vous parlasse en sa faveur.

LA COMTESSE. - Ce pauvre homme !

LISETTE. - Et je lui ai répondu que je ne pouvais pas m’en mêler ; que je me brouillerais avec vous, si je vous en parlais ; que vous me donneriez mon congé, que vous lui donneriez le sien.

LA COMTESSE. - Le sien ? Quelle grossièreté ! Ah ! Que c’est mal parler ! Son congé ? Et même, est-ce que je vous aurais donné le vôtre ? Vous savez bien que non. D’où vient mentir, Lisette ? C’est un ennemi que vous m’allez faire d’un des hommes du monde que je considère le plus, et qui le mérite le mieux. Quel sot langage de domestique ! Eh ? Il était si simple de vous en tenir à lui dire : Monsieur, je ne saurais ; ce ne sont pas là mes affaires ; parlez-en vous-même. Et je voudrais qu’il osât m’en parler, pour raccommoder un peu votre malhonnêteté. Son congé ! Son congé ! Il va se croire insulté.

LISETTE. - Eh non, Madame ; il était impossible de vous en débarrasser à moins de frais. Faut-il que vous l’aimiez, de peur de le fâcher ? Voulez-vous être sa femme par politesse, lui qui doit épouser Hortense ? Je ne lui ai rien dit de trop. Et vous en voilà quitte. Mais je l’aperçois qui vient en rêvant. Évitez-le, vous avez le temps.

LA COMTESSE. - L’éviter ? Lui qui me voit ? Ah ! Je m’en garderai bien. Après les discours que vous lui avez tenus, il croirait que je les ai dictés. Non, non, je ne changerai rien à ma façon de vivre avec lui. Allez porter ma lettre.

LISETTE, à part. - Hum ! Il y a ici quelque chose. (Haut). Madame, je suis d’avis de rester auprès de vous : cela m’arrive souvent ; et vous en serez plus à abri d’une déclaration.

LA COMTESSE. - Belle finesse ! Quand je lui échapperais aujourd’hui, ne me trouvera-t-il pas demain ? Il faudrait donc vous avoir toujours à mes côtés ? Non, non. Partez. S’il me parle, je sais répondre.

LISETTE. - Je suis à vous dans l’instant, je n’ai qu’à donner cette lettre à un laquais.

LA COMTESSE. - Non, Lisette ; c’est une lettre de conséquence, et vous me ferez plaisir de la porter vous-même ; parce que, si le courrier est passé, vous me la rapporterez, et je l’enverrai par une autre voie. Je ne me fie point aux valets ; ils ne sont point exacts.

LISETTE. - Le courrier ne passe que dans deux heures, Madame.

LA COMTESSE. - Et allez, vous dis-je. Que sait-on ?

LISETTE, à part. - Quel prétexte ! (Haut.) Cette femme-là ne va pas droit avec moi

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