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Edwards, Michael

Beckett ou le don des langues

1998

jeudi 12 mars 1998

À partir de l’analyse des œuvres de Samuel Beckett (principalement Molloy, Malone meurt, L’Innommable, En attendant Godot), cet essai « nous propose une courte étude sur le bilinguisme dans l’œuvre de Samuel Beckett ».
[Le Figaro littéraire, déc. 98]

Il montre qu’en choisissant d’écrire ses premières grandes œuvres en français, Beckett invente une langue neuve et qu’accueillir le don des langues — les langues comme un don — c’est reconnaître dans chaque langue étrangère la faculté de concevoir un monde et un moi autres.

[p. 7-8]

La multiplicité des langues sur notre planète relève soit du hasard de la géographie et de l’histoire, soit d’une cause dont nous n’avons pas encore éclairci le mystère. Nous nous intéressons à l’origine des langues, à leurs différences, à leurs fonctions (nommer le monde, constituer un peuple, le protéger des « barbares »), à l’inquiétude provoquée par leur pouvoir d’exclure, d’éloigner. Nous étudions la traduction, presque toujours dans un seul sens, pour voir les changements qui interviennent lorsqu’un texte écrit dans une autre langue tente de passer dans la nôtre, et pour sentir l’étrangeté de cette nouvelle présence.

Traduire un poème surtout, c’est inviter en effet un étranger dans notre espace vital. Mais puisque c’est l’existence même de cette profusion apparemment excessive de langues qui demande à être comprise, il serait bon d’aller aussi en sens inverse. Que se passe-t-il quand, au lieu de faire venir dans sa langue le monde étrange d’une autre, on s’aventure soi-même dans ce monde redoutable, et que l’on consent à devenir soi-même un étranger ? Samuel Beckett nous aide à y réfléchir, car contrairement à William Beckford et à Oscar Wilde, qui choisirent d’écrire en français respectivement Vathek (1787) et Salomé (1893) pour des raisons intéressantes mais spécifiques à ces ouvrages, Beckett semble avoir décidé, à un moment, de tout risquer, en vouant son avenir d’écrivain à une langue qui n’était pas la sienne.


[p. 8-9]

On sait pourquoi Beckett choisit le français en particulier. Mais c’est la signification de ce genre de choix, pour lui-même et pour le lecteur aussi, qui devrait nous intéresser. Car le simple fait d’être écrits dans une langue étrangère éclaire d’abord le sens de ces ouvrages. Est-il important même que Beckett élût le français plutôt que l’allemand, ou l’italien ? Oui, j’en suis persuadé, et j’évoquerai parfois la spécificité, dans ses textes, de la langue française. Je sens, néanmoins, que le français de Beckett, et les rapports qui existent entre son français et son anglais, sont assez effacés.

Si je pensais à un autre auteur, ou à mes propres relations avec le français, il faudrait parler de tout autre chose. À confronter les poèmes de Yeats, par exemple, et les traductions d’Yves Bonnefoy, on voit paraître certaines divergences essentielles entre la poésie anglaise et la poésie française, et même entre le monde tel qu’il est perçu, vécu, par l’anglais et tel qu’il est perçu et vécu par le français. (Peut-être est-il même souhaitable, voire nécessaire, qu’un écrivain connaisse de l’intérieur deux langues différentes, puisqu’une vie de soleil, de pluie, de villes, d’amis, n’est pas exactement une vie de sun, rain, towns, friends, et qu’une autre langue illumine d’un lointain ailleurs ce qui constitue le moi et son univers.) À lire les textes français et anglais de Beckett, cependant, je n’ai pas l’impression de rencontrer les possibles existentiels proposés par les deux langues, car ce n’est pas cela qui le requiert.

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