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Pereira, Manuel Antonio

Requiem pour une cascadeuse

2006

lundi 10 juillet 2006

Dans une grande ville, la nuit, deux errants : un homme Sans Nom et une femme plus âgée, La Boiteuse. Il est debout devant nous. Il parle, semble s’adresser à quelqu’un, une femme, à qui il voudrait raconter son histoire. Depuis combien de temps est-il là, à parler ? On ne sait pas ; il est en sueur, harassé dans ce combat avec lui-même. L’histoire a du mal à se frayer un passage en lui à travers cette forêt de mots, mais elle finit par nous parvenir...

Une femme était là, couchée sur le trottoir au milieu de boîtes et de sacs. Elle n’arrivait plus à marcher à cause d’une jambe mal soignée. Elle l’a appelé, l’a choisi, lui, le non mort, entre tous, pour qu’il l’emmène et lui trouve un endroit où elle puisse mourir dignement. Au début il veut la fuir, se débarrasser d’elle, puis il finit par la porter sur son dos jusqu’à son hôtel. De ce court chemin, à bout de force, naîtra pour chacun d’eux une grâce libératrice.

C’est l’histoire d’un naufrage et d’un sauvetage. L’humain affleure à nouveau en Sans Nom, peut-être par la grâce de cette femme - cet autre humain, tout aussi bancal et misérable que lui. Grâce à elle il pourra finalement se mettre au monde une seconde fois.

[Extrait, p. 13 à 17]

SANS NOM. - (...) Mais je reste dans ma tête sans mots et sans histoire à grandes enjambées je marche je marche ça ne finit pas...

Il marche et tombe sur elle.

LA BOITEUSE. - Pas la jambe ! Pas la jambe Ha ! Quel piéton ! Tu n’as pas des yeux mon cher ?
Tu es entier ? Et debout, sacrément ! Quelle chance : un d’en haut ! J’espérais bien que le ciel avant mon dernier jour m’enverrait quelqu’un comme toi et maintenant vienne la mort je peux me reposer de ma fatigue : tu es là ! Viens par là mon petit, prête-moi une jambe, la mienne n’est pas bien en point.

SANS NOM. - Un sac la grosse qui rampait au milieu de ses sacs mais moi ça me remontait, l’horreur qui se cogne aux parois du corps pour se frayer un passage, dans le ventre comme de la mort-aux-rats une sacrée dose que j’aurais avalée et maintenant ça dansait là-dedans (il se frappe le ventre) danse danse, chasse le rat, voilà ce qui me revenait/ N’ayez pas peur madame !

LA BOITEUSE. - Ce n’est pas la peur nigaud. Tu as manqué de me broyer la patte, et justement la folle, celle qui me fait du prurit. Je rêvais vois-tu/ (le dévisageant soudain) Tu ne veux pas me faire du mal ? Pardon garçon, ce sont tes yeux. Ne me regarde pas trop. Voilà. C’est quoi ces habits ? Tu sens le pneu. Tu serais comme un genre de mécano ? Oui, non, écoute mécanicien, je veux pas crever ici, emmène-moi.

SANS NOM. - Une sacrée dose, sale goût ; et j’avais bu là-dessus. Rudement blindé (geste au ventre), plus de mou, rien que du mort ; du bon mortier. Ça roulait là-dedans, une sacrée danse ! Est-ce qu’on peut tenir longtemps avec ? Est-ce qu’on peut tenir longtemps/ bon sang madame, vous seriez mieux dans un lit pour passer la nuit !

LA BOITEUSE. - Bien sûr que je veux un lit. Bien sûr que j’en crève d’envie. Qu’est-ce que tu crois ? Mais à quoi ça me servirait maintenant ? C’est fini, circulez rien à voir. Si j’avais un lit je ne saurais pas quoi en faire. J’ai seulement besoin de quelqu’un pour m’aider à, tu comprends, pour terminer le boulot. Tu comprends ça, (geste) et terminé-rideau ! Comme ça (geste) et terminé-rideau ! Que ça soit bien propre tu comprends...

Il s’en va.

Où tu vas ? Reviens ! La vitesse toujours. Ces gens ! Reviens mécanicien ! Reviens ! Ne me laisse pas merde ! !

Il revient, la dévisage.

Je ne veux pas moi-même souffler la chandelle. C’est quoi ces chiffres sur tes mains ?

Il les cache machinalement.

Tu serais pas un prisonnier ?

Pendant un long moment ils se dévisagent.

Viens, on va trouver un coin par là...

SANS NOM. - Peut-être dans mon hôtel j’ai un lit.

LA BOITEUSE. - Oui, oui, emmène-moi dans ton endroit. Tu es gentil. On fera ça là-bas. Mène-moi dans ton hôtel. Un hôtel ! Si tu veux je te raconte mon histoire, pour la récompense. Je raconterais mon histoire à n’importe qui plutôt que de crever dans la rue. Qu’est-ce que tu crois, partout, à la télé, dans les magazines, je leur raconte tout si je veux ! Et le pays entier sera en larmes : « Mais comment une femme a-t-elle pu souffrir à ce point, c’est inconcevable ! » Ne me regarde pas comme ça avec ton silence en travers de la figure. Tiens, prends mes affaires. Mes sacs, mes sacs, ne les oublie pas, c’est toute ma vie !

Il la porte sur son dos, tous ses sacs accrochés à elle.
Progression lente et comme freinée. Image de rêve.

SANS NOM. - Et je l’emporte un moment elle et ses sacs mais elle a du mal se cramponne là, vingt mètres sur la même rue, vingt mètres et dix de plus, combien de mètres encore avant l’hôtel ?

Elle lâche prise, se raccroche.

LA BOITEUSE. - Je veux pas crever ici, tu m’entends, dépêche-toi ! Tire-moi de là ! Tire !

SANS NOM. - Et je la tire et c’est un tel dégoût je n’y comprends rien. J’ai envie de la lâcher la vioque, qu’elle crève dans ses pansements et ses sacs pleins d’autres sacs et ses boîtes superbes, « des boîtes merveilleuses, elle me dit »...

LA BOITEUSE. - Il y a dans certains quartiers chics des boîtes exquises, inattendues (...)


Vie du texte

Lecture par Christine Murillo à la Chapelle du Verbe Incarné (Avignon) le 14 juillet 2006, proposée par la SACD dans le cadre de « Un texte ».

Création de la pièce au Théâtre Les Tanneurs à Bruxelles dans une mise en scène de l’auteur, avec Laurent Caron et Christiane Mutshimuana, du 7 au 18 novembre 2006.

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