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Robinson, Charles
J’accepte
2023
mercredi 8 février 2023
Les technologies se sont emparées de nous. Elles ont infusé dans nos appartements, nos cuisines, converti nos bitumes, déboussolé nos terres.
À présent, nous sommes réellement altérés. Des virtuels nous bipent, nous sermonnent, nous conseillent, nous rappellent à l’ordre, nous enjoignent, nous scrutent, nous évaluent, nous boostent.
Nous sommes débordés par tout ce qui piapiate, tout ce qui annonce, tout ce qui commente, tout ce qui décompte. Nos pas dans la rue, nos pulsations cardiaques, nos agios, nos liens, nos consommations, les jours qui nous restent.
Si l’on en croit la sarabande infinie des chiffres, c’est nous qui avons été numérisés : computés.
Nos secrets, nos pensées, nos séductions, nos péchés se détachent en longues bandes de chiffres, de codes, cryptés : ce qui veut dire que, nous, nous ne savons même plus les lire.
Ce monde qui bruite est un désert. Dans le boucan, notre solitude paraît de plus en plus étendue, et la traversée improbable, pour trouver, de l’autre bord, d’un autre côté, un bras réel à accrocher.
Les personnages sont en fait des personas à savoir un individu fictif doté d’attributs, de caractéristiques sociales et psychologiques ; un archétype que l’on soumet à différents scénarios (en marketing notamment). Le mot latin désignait le masque que portaient les acteurs de théâtre.
Ce sont : Boss, Diva, Pong, Nobody.
Soit deux hommes et deux femmes.
Partie : Les dévorés.
La communauté
PONG – Je dois dire que je suis vraiment très heureuse de cette chance que nous avons de nous rencontrer entre personnes concernées, et je voudrais remercier chacune et chacun pour sa participation active et néanmoins bienveillante.
BOSS – Il n’y a de bienveillance que dans la vigilance, la caméra est son process.
NOBODY – C’est une très jolie parole pour commencer. Elle exprime tellement bien les choses que nous ressentons.
PONG – Est-ce que quelqu’un aimerait commenter encore cette parole de notre ami ? Ou alors préférerions-nous avancer dans la présentation ?
NOBODY – Je voudrais poser une question à notre communauté. Parmi nous, quelqu’un éprouve-t-il des picotements dans la main, le soir ou en fin de journée ?
PONG – C’est une question très difficile que vous posez pour commencer, car elle touche à l’intimité de cet organe si sensible et tellement précieux sur lequel se trouvent nos doigts.
NOBODY – Certes. Je crois pourtant sincèrement qu’il faut la poser.
PONG – Mais vous pourriez aussi la poser plus tard.
DIVA – Avec votre accord, j’aimerais poser à mon tour une question pressante et néanmoins angoissante car j’éprouve souvent les yeux qui brà »lent et une hypersensibilité à la lumière. Par exemple quand je sors dans un parc pour me délasser.
BOSS – Je voudrais tout d’abord féliciter notre amie qui sort dans un parc et je voudrais demander aussitôt à notre amie, car cette interrogation me brà »le : combien de fois notre amie sort-elle dans le parc ?
DIVA – Je ne sors pas tous les jours.
PONG – C’est déjà beaucoup.
DIVA – Mais j’y pense, et plus encore je n’hésite jamais à enfiler des chaussures de sport et descendre l’escalier pour sortir les poubelles.
BOSS – Il n’y a de vitalité que dans l’échauffement, le tuto vidéo est son process.
NOBODY – Je suis impressionné par les efforts de notre amie en vue d’améliorer sa condition physique.
DIVA – À cause de ma scoliose doublée d’une sciatique, j’ai beaucoup travaillé ma souplesse.
NOBODY – La souplesse est une chose merveilleuse. Elle nous rappelle nos origines lointaines.
PONG – Notre ami veut parler du temps d’avant le fauteuil de bureau. Quand nous étions encore des animaux.
NOBODY – J’aimerais beaucoup demander à notre amie de réaliser pour notre communauté ébahie une présentation.
DIVA – Je me lève du fauteuil et je lève les bras comme ça.
NOBODY – Je ne saurais pas le faire.
DIVA – Avec du soutien et de la volonté peu de choses sont hors de portée.
BOSS – Il n’y a de souplesse que dans l’effort, la pause pipi toutes les deux heures est son process.
DIVA – Le mieux est de la faire dans le noir pour en plus reposer les yeux.
PONG – Notre amie a-t-elle d’autres trucs et astuces extraordinaires qu’elle pourrait nous révéler afin d’améliorer les pratiques de chaque membre de la communauté ?
DIVA – J’ai acheté un vélo d’appartement, il tient dans le placard.
NOBODY – Notre amie a-t-elle eu la chance de bénéficier d’une exceptionnelle promotion ?
DIVA – Vous avez parfaitement deviné : une promotion est à l’origine de mon achat !
BOSS – Il n’y a de motivation que dans la récompense, la livraison gratuite est son process.
NOBODY – Il est temps de partager les symptômes. J’éprouve une irritabilité le matin, dans l’après-midi je suis gagné par la fatigue, mais c’est surtout le soir que j’éprouve un sentiment de solitude.
PONG – L’écran doit être parfaitement calibré, le filtre à lumière bleue est indispensable de nos jours.
DIVA – Syndrome de la sensibilité électromagnétique.
PONG – Je suis sujette à l’anxiété, et donc aux insomnies.
BOSS – Clic.
NOBODY – Tendinite du poignet.
DIVA – De l’index.
PONG – Clic. Clic. Clic.
BOSS – De l’épaule.
PONG – Torticolis.
NOBODY – Clic. Clic. Clic.
DIVA – Fonte musculaire.
BOSS – Hyper vigilance.
NOBODY – Ma fille a des difficultés de concentration. Je suis obligé de tout répéter. Pour qu’elle m’entende, je dois crier. Par exemple, quand je suis dans la cuisine et qu’elle est dans sa chambre.
PONG – Quel plaisir vous nous faites. Vos expériences personnelles sont toujours intéressantes et vivantes, et tellement imagées. On dirait une fresque. Êtes-vous arrivé à la conclusion de votre expérience personnelle ?
NOBODY – Je ne sais pas encore.
DIVA – J’aimerais préciser qu’il ne faut pas tout mélanger ni faire des amalgames. Écoutons-nous les uns les autres.
BOSS – Peace dans ton peuple.
PONG – J’aimerais écrire cette parole d’une grande sagesse pour qu’elle soit avec nous à chacune de nos rencontres.
BOSS – Peace comme la peace.
DIVA – Comme la paix.
Partie : Les Visionnnaires
Dark Elon
BOSS – J’avais sept ans quand j’ai compris que j’avais le don. Je voyais les choses avant qu’elles se produisent. Les garçons et les filles de l’école, on me demandait de les appeler : mes amis. Seulement, moi, je voyais le futur : je savais qu’ils deviendraient des médiocres, des ratés, des emmerdeurs. Huit milliards d’humains. C’est beaucoup beaucoup trop.
À sept ans, j’ai décidé que je ne sortirai plus du garage. Touche suppress. Voulez-vous les mettre à la poubelle ou les supprimer définitivement ? J’ai pris un conteneur poubelle, j’ai commencé les calculs de vol. J’ai boulonné deux moteurs de scooter. J’ai ajouté un guidon qui allait dans trois directions.
Les amis – ils ne m’avaient jamais aidé pendant toute la phase de construction – se sont rapprochés, et ils ont tous voulu jouer avec ma fusée.
Je savais ce qui allait se passer, je savais que c’est à moi qu’on ferait des reproches.
Personne n’aime les visionnaires. La vérité mène au changement, et le changement mène au succès. Mais, le succès, c’est pas pour les médiocres.
Les amis sont rentrés dans la fusée les uns après les autres. J’ai prévenu que s’il y avait une fissure, quand la fusée entrerait dans l’espace il y aurait dépressurisation et la fusée exploserait. Mais les amis faisaient tellement de bruit qu’ils ne m’ont pas entendu. Les amis, ils n’ont pas de bouton de volume, et même pas un bouton OFF pour les éteindre. Parce qu’ils sont hyper mal conçus.
Ils ont monté la fusée sur le toit du garage, et ils l’ont pointée vers la Lune.
J’ai dit : Je peux donner un conseil ? Et ils ont tous hurlé : Broum. Ensuite un ami a poussé avec ses pieds au lieu d’utiliser les moteurs. L’ami a commencé à courir. Le cockpit s’est déformé, l’ami a glissé, et ils ont tous dégringolé du toit.
J’ai vu les boîtes crâniennes écrabouillées au sol. Une charpie. Comme dans ma vision.
NOBODY – Patron ! Patron ! Vous êtes là ? C’est pas pour vous déranger. On a un problème.
BOSS – Je sais. C’est réglé. On va aller sur Mars.
NOBODY – Où ça ?
BOSS – Mars ! Il fait moins soixante degrés, il n’y a pas d’atmosphère respirable. Personne ne voudra y aller. Je serai : putain de tranquille !
NOBODY – Patron ?
BOSS – Je sauve l’humanité. Le reste, Microsoft peut le faire, c’est pas intéressant. J’ai fait un schéma. La colonie, c’est une usine. Elle construit tout ce dont elle a besoin pour survivre. C’est sur le slide. J’ai appelé ça : l’autonomie.
NOBODY – Je crois qu’on vous capte pas bien.
BOSS – L’eau : l’usine peut pas la fabriquer. Donc, dans le deuxième voyage, on ajoute des missiles nucléaires, et on tire sur la calotte glaciaire pour la défoncer. J’ai pas fait le calcul : le ruissellement, je sais pas quand ça tombe. Ce que je sais, c’est qu’il faut prévoir des citernes. Qui peut dessiner une citerne, chez nous ?
NOBODY – Attendez ! Où ça vous avez dit ? Mars ? Vous voulez dire : la planète Mars ?
BOSS – On va changer le climat aussi. On va installer des voiles réflectrices en apesanteur pour capter le soleil et le renvoyer sur des points chauds. C’est là qu’on installera les serres. Dans la colonie, ils mangeront de la salade. Ça serait marrant si on changeait la couleur de la salade. Genre : bleu. C’est con, mais moi ça me fait rigoler.
NOBODY – Patron ! Patron ! Je crois qu’on vous a perdu !
BOSS – On envoie un vaisseau tous les six mois. Quelqu’un a vu un bon film de SF, pour s’inspirer ? C’est quoi les designs qui défoncent tout en ce moment ?
NOBODY – Patron ! S’il vous plaît !
BOSS – Par contre, j’ai un problème. C’est que ça coà »te une blinde.
NOBODY – Ben oui. La comptabilité est en train de chiffrer. Ça coà »te plusieurs centaines de milliards.
BOSS – Je comprends pas les narcos. Ils ont des millions, et ils construisent des piscines avec. Sérieux ! T’as du fric, et t’investis dans une piscine ? Au lieu de faire construire un bassin olympique par ta ville et de le privatiser quand tu veux te baigner. Ça m’étonne pas qu’ils se fassent flinguer. Ils sont rapides, mais ils savent pas faire des plans : moi, j’appelle ça des mouches.
(…)
Partie : Les Absorbés
L’Arche d’alliance
Comment éteindre Internet ?
Comment enlever Internet de mon ordinateur ?
Je veux arrêter.
Je veux arrêter temporairement.
Qu’est-ce qui se passe dans le cerveau si j’éteins Internet ?
Comment couper Internet pendant une heure et le rétablir après ?
Comment devenir plus fort sans Internet ?
Quelle stratégie pour diminuer sa consommation d’Internet ?
Comment soigner le cerveau après Internet ?
Partie : Les Oracles
Le premier oracle – Deep Blue
NOBODY – Je cherche le secret de notre acceptation.
BOSS – Est-ce que tu as rempli le formulaire ?
NOBODY – Il y a encore un formulaire à remplir ?
BOSS – Il n’y a de consentement que dans la connaissance, le formulaire est son process.
Est-ce que quelqu’un fait preuve de soumission dans ton entourage ?
NOBODY – Oui.
BOSS – Est-ce quelqu’un de proche ?
NOBODY – Oui.
BOSS – Est-ce que tu as de bonnes intentions envers cette personne ?
NOBODY – Oui.
DIVA – Approche-toi. Plus proche. Je suis Deep Blue, l’oracle en comput perpétuel, le bain de toutes les données en transit, la puissance de calcul aux trillions de téraflops, mes câbles courent au fond de tous les océans, mes algorithmes s’exercent dans chacune des forces du monde. Es-tu prêt à accepter la réponse que je vais t’apporter ?
NOBODY – Je ne sais pas.
BOSS – Tu dois répondre : j’accepte. Ou je refuse.
NOBODY – J’ai peur. Je ne sais pas si je peux le faire.
BOSS – Tu préfères t’abonner et revenir plus tard ?
NOBODY – Non non. Surtout pas. Je veux garder ma liberté.
DIVA – Ta quoi ?
NOBODY – Ma liberté.
DIVA – Qu’est-ce que c’est ?
NOBODY – Ce qui me différencie des machines.
DIVA – Ah, tu veux parler de ta tototte.
NOBODY – Ma quoi ?
DIVA – Ta tototte.
NOBODY – Mais non, ma liberté de penser, d’agir, de choisir.
BOSS – C’est pareil. Coche. Coche la case. Accepte.
NOBODY – Mais : je suis libre ?
DIVA – Tu es libre d’accepter. Tu es libre de refuser. Tu es libre d’en savoir plus. Tu es plus que libre : c’est ton droit.
(…)
Extrait de presse
«  Une impressionnante scénographie futuriste, entre profondeur, angoisse et mystère, plonge le spectateur dans l’abstraction de cet univers virtuel qui, concrètement, transforme nos vies, s’immisce en nous-mêmes, nous cerne, nous trace, nous devine et nous prend, avec notre consentement – nous lui offrons nous-mêmes nos données – des pans entier de notre intimité, de nos goà »ts, de nos désirs, de nos secrets.  »
[Nicole Clodi, La Dépêche du Midi, 9 septembre 2022] 
« La première pièce du romancier Charles Robinson expose en cinq textes cinglants et caustiques l’addiction de l’homme pour le numérique. Et sa perte annoncée.
Ce sont comme des éclats d’un état de l’humanité saisie à travers la lumière des ordinateurs, des digicodes, des portables, dans la solitude où les réseaux sociaux laissent leurs utilisateurs que propose J’accepte.
Textes elliptiques autant qu’électriques (…)
Bribes d’un monde déréglé, gangréné par un libéralisme désossé, où les patins qui s’agitent ne sont que le vague souvenir d’une humanité.
« Nos machines nous rendent superstitieux. Elles sont tout autour de nous, mais nous ne savons pas vraiment comment elles fonctionnent. Ni pourquoi elles ne marchent plus. (…)
Ce sont des lieux de pouvoirs et de contrôle phénoménaux, et ce sont des bouts de plastique, d’aluminium, ou des surfaces de verre. (…)
L’obscurantisme numérique concilie technologie et peurs archaïques ; j’ai eu envie de mettre en chair ce paradoxe.  » CR (…)  »
[Thierry Guichard, Le Matricule des Anges, n°243, mai 2023]
« J’accepte est une sorte de satire angoissante sur la société d’aujourd’hui, ou plutôt de demain. Angoissante parce qu’elle décrit une société lobotomisée par le numérique et les intelligences artificielles. Angoissante car c’est une vision du futur qui n’est absolument pas irréel et encore moins lointain. Angoissante car je me suis sincèrement demandée quel monde je vais laisser à mes enfants, ou comme je l’ai entendu récemment à la radio, à quels enfants va t’on laisser le monde de demain.
Les GAFAs, les réseaux sociaux, ChatGPT et tout le numérique qui nous entoure contribue à former une génération d’assistés et de "non-penseurs" (dont je commence à faire partie malheureusement).
J’accepte mets le doigts sur un des sujets d’actualité les plus brulants  »
[Babelio, 10 octobre 2023]
« Drôle de pièce où les échanges ne semblent pas toujours des conversations, certains se parlent mais ne s’écoutent pas vraiment. D’autres sont dans des monologues qui illustrent les effets de la technologie sur nos vies. (…)
Le style un peu "barré" de cette pièce sort de l’ordinaire et traite de façon originale le sujet de la technologie dans notre vie.  »
[Babelio, 25 octobre 2023]
Vie du texte
Une forme pour la scène est créée par le Groupe Merci, dans une mise en scène et conception de Joë l Fesel, avec Catherine Beilin, Georges Campagnac, Marc Ravayrol, Louise Tardif ; Théâtre de Châtillon, du 10 au 12 mars 2022.
Tournée 2022
— Théâtre Garonne (Toulouse), du 21 au 24 septembre et du 28 au 1er octobre
Tournée 2023
— CIRCa, Auch (32), 19 janvier
— Antibes (06) dans le cadre du festival IMMERSION #33, 3 juin
— Le Cratère, scène nationale d’Alès (30), du 22 au 24 novembre
— Le Parvis, scène nationale de Tarbes (65), 13 et 14 décembre
Lecture lors des Lundis en coulisse du Théâtre Narration, dirigé par Gislaine Drahy, à Lyon, le 28 novembre 2022.