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Miro, Pau
Girafes
2014
mardi 13 janvier 2015
Collection Théâtre contemporain en traduction
traduit du catalan par Clarice Plasteig Dit Cassou
Barcelone, années cinquante. Un jeune couple modeste ne parvient pas à avoir d’enfant. Alors qu’il travaille dans une menuiserie, elle passe ses journées à la maison.
Dans le quotidien répétitif des tâches ménagères, elle n’est pas seule : il y a son frère, muet depuis l’enfance, un vendeur à domicile de machines à laver et le sous-locataire dont on ne sait à quoi il passe les nuits.
La femme rêve d’une vie différente et ces figures qui l’entourent (frère, vendeur, sous-locataire) lui permettent de s’évader. Au prix de quels renoncements, peut-elle être porteuse d’espoir - avec l’enfant sans doute à venir.
Mais un jour le mari se coupe deux doigts à la menuiserie et est forcé de rester à la maison. Les tensions, les incompréhensions surgissent. Des silences s’installent chargés de ce qui ne se dit pas, de ce qui se pense, ou s’espère – tout comme les girafes qui n’utilisent pas leurs cordes vocales mais communiquent par infrasons.
Personnages
Vendeur de machines à laver
Femme
Homme
Frère
Sous-locataire/ Aurora
Tableau 1 - Vêtements étendus
Scène 1, p. 9
Des girafes se déplacent avec grâce sur la scène.
Du linge est étendu sur la terrasse commune. Les vêtements gouttent encore. Le vendeur et la femme sont sur la terrasse, ils prennent le frais.
VENDEUR. - Bru. Teddy. Otsein. Ter. Pinguino.
FEMME. - On dirait un poème.
VENDEUR. - Je ne peux pas imaginer ces mains-là ridées avant l’âge.
FEMME. - Ridées ? Non, quelle horreur !
VENDEUR. - Vous aurez plus de temps.
FEMME. - Du temps…
VENDEUR. - Et encore plus important : quand vous vous retrouverez dans des endroits où l’on en parlera, vous saurez de quoi il s’agit.
FEMME. - Vous voulez un peu d’eau ?
VENDEUR. - Plutôt un peu de pain avec du vin et du sucre.
FEMME. - Non, pas aujourd’hui, non. Un peu d’eau ? Elle vient de la Fontaine au Chat.
VENDEUR. - L’économie repart.
FEMME. - L’économie repart ?
VENDEUR. - Elle est sur le point de repartir.
FEMME. - Ah oui ?
VENDEUR. - La prospérité est là , ici-même. Tout près. Ça se sent.
Silence.
VENDEUR. - La meilleure, c’est la Bru. Elle est économique, c’est celle qui se vend le plus. La reine des machines à laver pour la reine de la maison. Une reine pour une reine.
Silence.
VENDEUR. - Puis-je vous faire une confidence ? Vous pourrez parler avec la machine à laver.
Elle sourit.
VENDEUR. - C’est vrai, la Bru écoute.
FEMME. - Et si elle est indiscrète ?
VENDEUR. - Croyez-moi, avec une Bru à la maison, vous serez de bonne humeur sept jours sur sept.
FEMME. - Mais je le suis déjà .
VENDEUR. - Mmmmmm…
FEMME. - Quoi ?
VENDEUR. - Je vois une petite pointe de tristesse dans vos yeux.
FEMME. - Non !!!! Je suis heureuse.
VENDEUR. - Vous le serez bien plus encore.
Silence.
VENDEUR. - Et elle est très simple à mettre en marche.
Silence.
VENDEUR. - Vous gagnerez beaucoup de temps. Vous pourrez trier les cailloux dans les lentilles tranquillement et ça vous laissera même le temps d’aller vous asseoir dans la rue pour regarder passer les gens.
Silence.
VENDEUR. - Personne n’avait jamais autant réfléchi à ce dont les femmes ont besoin.
(…)
Scène 4, p. 15
À l’intérieur de l’appartement.
HOMME. - Viens.
La femme s’assied sur les genoux de l’homme.
HOMME. - Tu sais que parfois, quand je suis seul, je dis ton nom ? À voix basse.
FEMME. - Ah bon ?
Il lui donne un baiser.
HOMME. - Aujourd’hui, depuis que je me suis levé, je n’ai qu’une chose en tête.
FEMME. - Laquelle ?
HOMME. - À quoi sert la nuit ?
La femme rit.
HOMME. - Hier, on n’a pas essayé.
Silence.
HOMME. - Avant-hier non plus.
FEMME. - Tu rentres fatigué de la menuiserie.
HOMME. - Pas toujours.
FEMME. - Tu n’es pas fatigué aujourd’hui ?
HOMME. - Moi, non. Toi ?
FEMME. - Pourquoi tu me demandes ça ?
HOMME. - Je ne sais pas, je ne sais jamais ce que tu as dans la tête. J’aimerais être à l’intérieur pour le savoir.
Silence.
HOMME. - Parfois je t’imagine avec notre enfant dans les bras et je me mets à pleurer comme une madeleine.
Silence.
HOMME. - On va essayer ?
FEMME. - Oui.
Silence.
FEMME. - L’autre jour, j’ai vu passé une femme avec son landau.
Silence.
FEMME. - Très jolie. Elle n’était pas du quartier. Fine, de très beaux cheveux. Ses yeux souriaient, elle était radieuse.
VENDEUR. - (off) SÃ »r qu’elle avait une Bru.
Silence.
FEMME. - Elle portait une robe discrète, mais élégante, qui laissait deviner… des formes, des courbes… Une très belle maman. Si j’avais pu en faire une poupée, je l’aurais mise sur ma coiffeuse.
Silence.
FEMME. - Je ne suis pas une femme sèche. J’ai dà » faire… ou bien manger quelque chose. Quelque chose… sans m’en apercevoir. Un jour, je saurai ce que c’est. Je trouverai la solution. D’ici là … patience.
Silence.
FEMME. - Mais je ne suis pas triste. Non. Au contraire. Les problèmes surviennent et si on est patient, ils finissent par disparaître.
Silence.
(…)
Tableau 6 - Jules Verne, p. 58
Sur la terrasse. De nuit. Le frère est seul. En caleçon. Il lit un livre. Son carnet est posé à côté de lui. Au-dessus de lui : la pleine lune et de faibles étoiles.
Un temps.
Puis, le sous-locataire arrive, lui aussi en caleçon.
SOUS-LOCATAIRE. - Quelle nuit ! La chaleur colle à la peau. Ici, au moins, il y a un peu d’air qui circule. Tu étais en train de lire ?
Il prend un livre.
SOUS-LOCATAIRE. - Jules Verne ? Très bon.
Silence.
SOUS-LOCATAIRE. - Je te dérange ?
Le frère fait non d’un signe de tête.
SOUS-LOCATAIRE. - Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il ramasse une tablette de chocolat.
SOUS-LOCATAIRE. - Ah, tu manges du chocolat ! Où l’as-tu déniché ?
Silence.
SOUS-LOCATAIRE. - Je ne le dirai à personne. Je sais très bien garder les secrets. Je peux ? Merci.
Il mord dans la tablette, mâche et savoure le chocolat.
SOUS-LOCATAIRE. - Mmmmm… Il est bon. Un petit peu… amer, mais il est bon. Il est peut-être un peu rance, non ? Mais il est très bon, très.
Silence.
SOUS-LOCATAIRE. - C’est comme s’il allait se passer quelque chose. Tu as remarqué, hein ? Mais quoi ? Je ne sais pas. J’ai un ticket de la loterie nationale. C’est peut-être ça. C’est un joli numéro. Réversible : 5775. Le numéro de la chance. Le tirage a lieu samedi. Je partirais à Paris. Pas pour toujours. Quelques temps. Puis, je retournerais dans ma chambre. C’est le seul lieu que je peux appeler chez moi. Juste quelque temps, pas plus, parfois ça devient insupportable de vivre ici. Il y a des nuits où je me réveille comme si j’allais éclater de tristesse, et alors, je pense à Paris et tout s’apaise.
Silence.
SOUS-LOCATAIRE. - Quelqu’un m’envoie des lettres de Paris et me décrit les recoins de la ville avec une foule de détails. En quelque sorte, c’est comme si j’y étais déjà allé. Ta sœur adorerait Paris. Elle est forte.
Comme le frère ne parle pas, tous deux écrivent sur le carnet :
FRÈRE. - Il faut que je te raconte quelque chose.
SOUS-LOCATAIRE. - Quoi donc ?
Silence.
FRÈRE. - Je vais chercher le pain rue Manso. Je passe devant la crèmerie où travaillait ma sœur avant de se marier. Ils me voient. Ils me disent d’entrer. Ils me racontent leurs histoires. Je souris. Parfois, ils me donnent une brioche, parfois un peu de crème fraîche, parfois une tablette de chocolat. Certains jours, au lieu de revenir par le boulevard, je m’enfonce dans le quartier chinois. J’aime bien me promener par là -bas. Voir les hommes qui regardent les femmes. Ils font des têtes d’imbéciles. Je passe par là . À chaque fois elles me parlent, les femmes. Pas les hommes, ils n’ont pas le temps. Un jour je me suis approché d’une femme qui me disait je sais plus quoi… La Galicienne. Je ramenais le pain et une tablette de chocolat. Je lui ai donné la tablette, c’était une femme très drôle. Elle m’a fait entrer. Elle m’a fait monter. La Galicienne.
Silence.
FRÈRE. - J’y suis retourné trois ou quatre fois. Quand… j’ai fini, chaque fois, je reste un petit moment dans ses bras. Je pose ma tête sur ses seins moelleux…
Silence.
SOUS-LOCATAIRE. - Qu’est-ce que tu veux me dire ?
FRÈRE. - La semaine dernière, j’y suis retourné.
SOUS-LOCATAIRE. - Oui.
FRÈRE. - J’avais la tête dans ses seins. Mes oreilles contre ses mamelons, je m’endormais à moitié… et La Galicienne m’a dit de sa voix cassée : « Écoute, Chaton -elle m’appelle Chaton- t’as l’air tout triste. Et qui ne l’est pas à notre époque, Chaton ? Et tu sais pourquoi ? Parce qu’on se trompe de dieux dans nos prières. Oui, les dieux qu’il faut prier sont tout là -haut, mais ne tiens pas compte de celui qui est cloué à deux bouts de bois, non, celui-là , il n’a aucune réponse pour nous, tu dois regarder un peu au-delà .  »
Silence.
FRÈRE. - Elle m’a dit que si je priais très fort et que je le désirais de tout mon cœur, les dieux viendraient me voir. Et qu’ils tiendraient compte de tout ce que je demanderais. Moi, ce que je veux, c’est qu’ils ramènent ma mère. La Galicienne m’a dit qu’ils me la ramèneraient. Ils viendraient du ciel, ils tournoieraient, ils viendraient de derrière les étoiles, de la lune, de la face de la lune qui ne regarde pas la terre. Ils viendraient en tournoyant dans une espèce de soucoupe géante en fer.
Silence.
FRÈRE. - Ils viendront pour m’aider, pour nous aider, tous. Toi aussi.
Silence.
FRÈRE. - Je pourrai revoir ma mère.
Silence.
FRÈRE. - Je sens qu’ils sont tout proches.
Silence.
FRÈRE. – La Galicienne m’a dit que si je le demandais ils viendraient.
Silence.
FRÈRE. - Et la Galicienne ne se trompe jamais. Jamais.
Extraits de presse
« Girafes est donc le dernier volet de la trilogie de Pau Miró, pièce écrite en 2009, à la suite de Buffles et Lions.
Elle constitue en vérité, une fin paradoxale puisqu’elle marque un retour, un point originel : son action se déroule dans les années cinquante alors que l’œuvre précédente se situait à « l’époque actuelle  » et que la première s’inscrivait dans une chronologie indéfinie. Il s’agit peut-être même d’une matrice, celle qui augure de la naissance de Max, l’enfant disparu des deux précédentes pièces. (…)
Le lieu de l’action, quant à lui constitue un effet de zoom avant, d’élargissement : Barcelone avec ses rues, ses avenues et principalement le quartier du Raval définissent un autre espace dramatique, plus vaste que le huis clos dans la blanchisserie de Buffles.
La circulation des personnages se fait entre la terrasse sous le ciel, et l’appartement modeste du couple jusqu’à un cabaret clandestin des zones interlopes. La peinture « naturaliste  » dans Girafes renvoie à un monde traditionnel, celui de l’Espagne franquiste (…)
L’auteur ne croit pas à la logique du monde mais à ses zones obscures, à ces choses que nous ne parvenons pas à comprendre, à l’obscurité dans laquelle est plongé le plateau à la fin de la pièce ou mieux encore à l’entrée poétique au tout début du texte, « des girafes qui se déplacent avec grâce sur la scène.  »
[Marie Du Crest, La clé des langues EDUSCOL, 11 février 2015]
Vie du texte
Lecture lors du Festival Regards croisés à Grenoble, organisé par Troisième Bureau, le 18 mai 2013.
Lecture au Printemps des comédiens, dirigée par Dag Jeanneret, le 5 juin 2013.
Lecture de la trilogie animale aux Lundis en coulisse du Théâtre narration à Lyon, le 9 décembre 2013.