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Maxwell, Douglas

Espèce d’animal

2016

vendredi 9 décembre 2016

Collection Théâtre contemporain en traduction
traduit de l’anglais (Ecosse) par Gisèle Joly et François Raison
titre original : Mancub, adapté du roman américain de John LeVert, The Flight of the Cassowary.

Tirant son titre original du surnom du célèbre héros de Kipling (Mancub, « petit d’homme »), Espèce d’animal est l’histoire de Paul, un adolescent qui, comme Mowgli, arrive à cet âge charnière, sensible et violent, fait d’attirance autant que de rejet pour le monde des adultes.

Ce récit, drôle et touchant, est un flot de pensées impressionniste, qui recrée des moments de la vie de Paul, hanté par l’idée que l’Homme n’est qu’une étape dans la chaîne de l’Évolution, portant en lui les traces de ses étapes antérieures.

Les bouleversements de l’adolescence se manifestent chez lui par des sortes d’épiphanies où il se sent « devenir animal » comme « possédé », créant des situations drôles, inquiétantes… et qui deviendront salutaires. Comme un passage à un nouvel état de connaissance et d’expérience.

Confrontant souvent la sensibilité poétique, la fragilité de Paul aux brutalités du monde qui l’entoure, Douglas Maxwell fait alterner discours intérieur et dialogues avec son entourage : ses parents, son petit frère, son meilleur ami, ses professeurs, l’entraîneur de foot, la fille dont il est amoureux, le chien des voisins, etc.

Extrait, début

Je me réveille.
Non.
On me réveille.

Rideaux qu’on ouvre avec violence. Lumière comme à travers une loupe.
On tire les couvertures.

–– Magne-toi, paresseux. Debout. Allez. Hors de cette porcherie.
–– Faudrait savoir, je suis un porc ou un paresseux ?
–– Ni l’un ni l’autre. Toi, mon gars, t’es un parasite. Pour moi, pour ta mère…

Pour L’Écosse… pour La Grande-Bretagne… pour La Terre… pour Le Système solaire…
Des systèmes solaires. Des millions de systèmes solaires. Tous ces grains de poussière qui prennent vie dans la lumière de ma fenêtre.
Peut-être que chacun est une mini planète ? Avec des mini habitants et des mini parasites ?
Parce que même les fourmis ont des parasites.
C’est ce que dit mon livre.
Alors peut-être qu’on est tous des fourmis ?
Papa en est une, sûr et certain. Une mini bestiole sur une terre grain de poussière, prise dans la lumière de quelqu’un d’autre.
Dès qu’il s’en va je lui dis.

–– Si moi je suis un parasite. Toi tu es une fourmi.

Extrait 2

Pour aller en cours, je dois passer devant Ken. Le chien de mon voisin.

Même d’un point de vue chien, Ken est un trou de balle.
–– Ouaf ark ark ark ark ouaf ouaf ark ark ark ouaf ouaf ouaf
Toute la journée. Toute la nuit. Il arrête jamais.
Sa spécialité : coller la peur de leur vie aux enfants de moins de huit ans.
Il ne les mord pas. Il leur fait juste peur. Façon embuscade.
Tous les jours ça recommence.
Je le déteste. Je ne déteste pas les chiens. J’adore les chiens. Je déteste Ken, c’est tout.
Ken est un bouledogue. C’est une brute. Enfin. Il est ce qu’un conseiller d’orientation décrirait comme une brute. Un lâche, con et sans amis, qui se défile quand on lui tient tête.
Bien sûr, les vraies brutes adorent se battre et s’entourent d’apprentis brutes qui adorent aussi se battre et qui eux se défilent jamais.
Mais Ken est de la vieille école.
Je fais semblant de lui jeter une pierre et y a plus personne.

Extrait 3

–– T’es un chat !

Ah. Il semblerait que je sois un chat.
Entraînement de foot. Après les cours. Mr Sisskind. Prof d’EPS. Le nez près d’éclater tellement il est mûr. Les yeux aussi, bouffis. Mais des bras et des jambes secs et nerveux. Plus rapide que moi.

–– Tu m’entends, Paul ? T’es un chat. Détecte le mouvement et bondis. Chat ! Chat ! Chat !

Cette année, je suis dans les cages. D’habitude je joue arrière droit mais maintenant c’est Robbins et il est bon.
Moi pas. Je suis nase. J’en ai absolument rien à battre mais Sisskind pense que ça me démo¬lirait d’être mis sur la touche alors je suis dans les cages.

–– T’inquiète pas pour la taille. Laisse les crétins s’inquiéter pour la taille. Tu es intelligent Paul. Tous ces singes sont des ânes, mais toi tu es intelligent. Ça compense largement ton manque de moyens physiques.

Tap tap tap (Tapotement sur l’épaule.) Comme un secret entre nous, là :
–– Chat.

Sisskind se sent plus pisser avec cette coupe. On s’est qualifiés pour quelque chose comme les phases finales de la coupe des écoles et vraiment il se sent plus pisser.
Il a dessiné des schémas sur son p’tit calepin : la voix devient plus aiguë, le nez plus rouge, les bras plus nerveux.
On est tous largués. À part Robbins. Lui il comprend ces trucs de tactiques et de montées hors-jeu. Nous on sait même pas comment on s’est qualifiés pour la coupe, on n’a pas joué un match en huit semaines.

–– Je veux pas exagérer, les gars, mais c’est LA chose la plus importante qui vous arrivera jamais dans toute votre vie.

Match d’entraînement. Robbins est dans mon camp, du coup ils sont tous à l’autre bout du terrain. J’ai rien à faire.
Y a que Moorse. Défenseur central. Et moi. Sisskind hurle des trucs du genre

–– Sois une bêêête, Moorse !
–– Hun ?
–– Une bêêête !
–– Hun ?

Trop tard, il se fait déborder. J’ai deux trucs à crier

–– Recule !

Ou

–– Dégage !

Du coup je choisis

–– Recule !

Milieu. Ailier. Transversale. Nase. Cafouillage. Loupé. Ouf ! Ah non. Ricochet. Merde. Tir. Plongeon. Putain. Sifflet.
Fin de l’entraînement. Même pas touché une, putain.
Retour en traînant les pieds. Moorse a l’air d’une bêêête là. La grosse tête lourde roulant sur les épaules carrées. Bruit de sabots. De taureau ou... de morse. Il meugle dans ma direction

–– J’ai merdé mec, autant pour moi.
–– T’inquiète Moorse. C’est que l’entraînement, hein.
–– Mouais, quand même. J’vous z’ai mis d’dans et tout. Meuuuuuuh

Extrait 4

Samedi. Jour du zoo.
Je suis censé aider mon père à creuser un trou dans le jardin de ma grand-mère. Pour réparer son raccord d’égout ou je sais pas quoi. Alors je lui dis que je ne peux pas. D’abord je dis que je suis blessé et puis je finis par bégayer la vraie raison. Ça fait la joie de ma mère.

–– Ooooh, un rencard. Un rencard avec une nana. Petit Paul a un rencard avec un joli petit lot. Houououou !
Dieu tout-puissant. Elle vit dans un sitcom américain. Je veux m’en aller.
Papa prend tout ça pour lui, bien sûr. Il rouspète dans son coin comme si le raccord d’égout était une surprise pour mon anniversaire, qui lui avait pris des lustres à organiser.

–– Ah bon. Ça tombe bien ça !
Il a l’air de penser que toute ma vie se borne à des combines pour l’entuber.
C’est tout ce qu’il avait trouvé à dire quand, l’an dernier, j’avais chopé une intoxication alimentaire et passé toutes mes vacances sur les chiottes :
–– Ça tombe bien, pas vrai ?

Je parie que tous ces suicides d’ados, c’est juste des jeunes à qui on a dit une fois de trop qu’ils étaient des simulateurs, et ils veulent faire quelque chose qui soit un acte simple, direct, sur lequel personne puisse chipoter. Et c’est comme ça que remonte le nœud coulant. Que descendent les cachets. Sûr que si je faisais un truc pareil, mon père irait de son
–– Ah ouais. Ça tombe bien. Comme par hasard, tu te suicides pile au moment où il faut sortir les poubelles.

Extrait 5

Nous prenons le bus pour le zoo et Karen m’épate. Je transpire, j’ai le trac, mais elle me met complètement à l’aise.

–– On dirait un mauvais acteur dans ces vidéos sur « comment affronter l’ado-lescence ». Décompresse mec.
Je l’écoute. Elle est beaucoup plus maligne qu’à l’école. Et bien plus drôle.
Elle est même en train de parler des animaux. Il me semble.

–– Ça s’appelle de l’anthropomorphisme. C’est quand on prête des caractéristiques humaines aux animaux. Genre dire qu’un bébé tigre est mignon, ou que les renards sont rusés, ou que les fouines sont fouineuses. C’est pas la réalité. Ce sont juste des animaux.

–– Ça devrait être le contraire hein ? Parfois les gens ressemblent trop à des animaux hein ?
Fulgurance géniale de ma part, là.
On arrive au zoo et on est tous les deux pas mal excités même si l’endroit est complètement merdique.
Ici, avant, y avait des attractions et même des montagnes russes, mais tout ce qu’il reste c’est des carcasses rouillées. Maintenant y a plus que des roulottes et des flamants marron sale, et puis des grandes cages vides avec des pancartes, indiquant ce qu’elles étaient supposées contenir.
Y a quasiment plus d’animaux. On se croirait après une évasion. Les derniers restants sont drogués et pelés. Ils paient les conséquences.
Il y a un lion squelettique en train de faire les cent pas dans ce qui ressemble à une piscine à sec. Il plonge son regard dans le mien et je frissonne. C’est un roi captif venu d’un autre monde. Déchu et ridiculisé. Ses yeux disent

–– Où est mon pouvoir ?
Je m’incline devant lui. Je lui témoigne mon allégeance et mon respect. Il me répond en secret, d’un hochement de tête. J’espère que son armée a projeté un raid audacieux et qu’il sera restauré sur son trône. Dans le sang.
–– C’est top. Je suis pas allée au zoo depuis que j’étais petite. Qu’est-ce qui t’y a fait penser ?
–– Je sais pas. J’aime bien les animaux. J’y ai beaucoup réfléchi ces derniers temps. Luke, mon petit frère, il aime bien venir ici. J’imagine que tous les petits aiment ça le zoo.

Pile à ce moment-là un petit chiard avec de la glace partout sur son pull hurle
–– Je déteste le zoo ! Je veux rentrer à la maison !
Sa maman essaie de faire diversion pour stopper la crise.
–– Regarde le bébé blaireau, Liam. Il est pas mignon ?
–– Regarde bébé Liam, Karen, il est pas mignon ?
On parle des bébés animaux. Pourquoi toutes les filles adorent les bébés animaux, même ceux qui en grandissant deviendront d’horribles mangeurs d’homme.
–– Évident Paul. C’est biologique. C’est en nous depuis le premier jour.
–– Ouais, je comprends ça avec les tout petits qu’on a envie de caresser, mais t’en fais quoi des bébés serpents ou chauves-souris ? Ou des bébés rhinocéros ?
–– Il se trouve que je suis très attirée par les bébés rhinocéros.

Elle rit. Soudain j’ai comme une sensation dans le ventre. Une illumination sublime. J’ai envie de parader. Cette fois je laisse la chose venir. Je la provoque.
Tête tombante, carrée dans les épaules, yeux lourds de myope, peau-cuirasse d’un gris boueux et je renâcle je grogne je trotte vers elle et ça y est.
Je suis
Un
Rhinocéros.
Elle hurle. Elle joue la peur.
Ça me rend dingue.
Je baisse la tête.
Mais moi aussi je joue. Vire de bord sans arrêt. Dans un tourbillon de feuilles mortes je trébuche et tombe.
À la renverse dans l’herbe et je laisse mon moi humain refaire surface. Sens le rhinocéros disparaître. Ça fait du bien. C’est pas comme se changer en rat. Là je l’ai fait exprès.
–– Oh mon Dieu. C’est la meilleure imitation de rhinocéros que j’aie jamais vue. Là, pendant une minute, j’ai carrément cru que t’en étais un pour de vrai. Tu devrais aller à X Factor spécial rhinocéros.
Elle me pige. Tout va changer.


Extrait de presse

« Paul, adolescent de 16 ans, est mal dans sa peau (…)

Sensible, facilement violent, Paul, fasciné par la Théorie de l’Évolution, revendique la part animale qu’il sent vibrer en lui. (…)

Ces « crises d’animalités » ne manquent pas de poser quelques problèmes. Si elles peuvent être drôles, elles sont pour le moins étranges et deviennent inquiétantes. Paul est-il normal ?

Alternant le monologue intérieur de l’adolescent et les échanges très vivants avec ceux qui l’entourent, l’auteur nous offre une pluie de sensations et met en scène avec humour un adolescent attachant, dont la complexité dit à merveille la difficulté d’entrer dans le monde utilitaire de adultes sans renoncer à être soi. »

[ARPLE, n° 49, 2017]


« Dans la présentation du chantier dans le cadre du Warm Up du Printemps des comédiens, on perçoit déjà la force et l’humour de la pièce à venir. »

[Ghislaine Arba-Laffont, La Gazette de Montpellier, n°1619, du 27 juin au 3 juillet 2019]


« Cette pièce de Douglas Maxwell fait référence au héros de Kipling dans le Livre de la jungle.

Espèce d’animal convoque un jeune écossais de 16 ans bouleversé par l’adolescence. Passionné de biologie, il se questionne sur le rapport à l’évolution.

Pour lui, les hommes sont le résultat de l’évolution des espèces animales très anciennes. Ainsi, dès qu’il est confronté à un problème, "il fait une espèce d’épiphanie, de transmutation, et il devient pour un court moment un animal", précise Dag Jeanneret.

Un travail physique du comédien (Clément Bertani) et un travail sur le son rendent compte de ces transformations. Dans ces tournants fantastiques, le voilà qui endosse l’enveloppe "d’un fauve, d’un rat, une mouche".

Ainsi, il nous fait appréhender son univers (l’école, les parents ou les amours) non sans contrarier son entourage. "Ça parle énormément de comment on essaye de faire à cet âge-là quand on sent son corps bouger, les pulsions monter", résume le metteur en scène qui a fait appel à quatre comédiens pour interpréter la multitude de personnages ».

[Vincent Pourrageau, Midi-Libre, 8 février 2022]

Le texte à l’étranger

Mancub a été créé en mai 2005 au Traverse Theatre d’Édimbourg, avec trois comédiens.

Vie du texte

Lecture au Printemps des comédiens, Montpellier, dirigée par Dag Jeanneret, compagnie In Situ, avec Elodie Buisson, Dag Jeanneret, Frédéric Roudier, Julien Testard, le 14 juin 2017


Chantier spectacle avant création, dirigé par Dag Jeanneret, compagnie In situ, espace scénique : Cécile Marc, avec Clément Bertani, Elodie Buisson, François Macherey, Frédéric Roudier, Printemps des comédiens, du 22 au 24 juin 2019.


Création dans une mise en scène de Dag Jeanneret, compagnie In situ, espace scénique : Cécile Marc, avec Clément Bertani, Elodie Buisson, François Macherey, Frédéric Roudier, Théâtre Jacques Coeur, Lattes (34), le 27 janvier 2022.

Tournée 2022
— Théâtre Jean Vilar, Montpellier, les 9 et 10 février


Mise en lecture, dans le cadre des Rencontres d’été - Focus sur les écritures théâtrales d’aujourd’huisélection du Comité de lecture - proposées par le Méta-CDN de Poitiers, par Maxime Huet-Monceyron et Aude Élise (Compagnie Sur le Feu), au château de Chiré, le 10 juin 2023.

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