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Checchetto, Rémi

Dresseur de nuages

2022

jeudi 29 septembre 2022

Comment dire la musique ? Comment dire d’où vient la musique et là où elle va ?

Certains soirs la musique est sur scène. Cette musique ne vient pas de nulle part. Elle vient d’un homme. D’un homme qui a vu des paysages, des moments de vie, des pays, des nuits et des jours…

On entend cette musique et des mots viennent. Ce sera Souffler, Souffler fait de mots à la place des notes. Souffler souffle des mots inspirés par les notes. Pas n’importe lesquelles, celles des musiques de Louis Sclavis. Mais pas que.

Inspirer, s’inspirer, comme sur scène souffle le saxophoniste.

inspirer
expirer
expirer tant et plus
le corps franchit les bords du corps
le corps déborde
le corps est plus grand que le corps, plus vaste, plus faramineux, plus prolixe, volubile, exubérant
le corps a dix fois plus de mots, dix fois cent fois plus de conjugaisons, cent fois mille fois plus d’alphabets
le corps est en avant du monde, en arrière du monde, au dedans du monde, au-dessus du monde, tout autour du monde
le corps fait trente-trois tours du monde minute, et encore trente-trois, et quarante-cinq et soixante-dix-huit tours minutes

de leur côté les mains se souviennent
bien sûr que les mains se souviennent
bien sûr qu’elles ont leurs souvenirs
bien sûr que leurs souvenirs ne sont pas les souvenirs dont on se souvient seul
seules les mains sont capables de retrouver
et cela revient, et les mains allant progressent, redécouvrant fur et à mesure ce qui n’était plus là et est toujours là
vie errante des mains
vie savante des mains
c’est là
c’est ça
c’est ici ainsi
cela va là
et souffler LA MÉMOIRE DES MAINS

inspirer
expirer
et souffle sort
et souffle vient du temps, des saisons
de la marche dans le temps, dans les saisons
de la marche du temps, des saisons
des lumières, des sons durant la marche dans le temps et les saisons, d’un hourra, d’une lueur incrédule à tout faible soupir, d’un appel long, d’un murmure, d’une grande haleinée
souffle est une cage qui s’ouvre en grand au marché aux oiseaux
et souffler au clair de lune
souffler et les braises s’allument
souffler et la mésange s’en va et les chevaux partent au galop
souffler sur la fleur de pissenlit
souffler plus long, plus long longtemps que les poumons ne le peuvent
souffler long longtemps, plus vaste vastement
être un homme et souffler plus long longtemps vaste vastement qu’un homme
être cet être à long long souffle
à souffle multiplié, démultiplié
à souffle capable de remonter tout le fleuve
à souffle capable d’aller plus haut que les hauts plateaux
à souffle capable de faire trente-trois fois le tour du monde
à souffle capable de porter le monde
à souffle Atlas portant l’atlas
souffler
cela qui lève l’homme plus haut que lui
corps extrait de lui-même, corps au dehors, corps qui prend le chemin de poudre blanche, va dans le travers champs, dans le travers temps
et corps existe encore, voix mêlées, voix du corps qui se mêle aux voix du monde, vents, klaxons, oiseaux, lamentation, extase, corne de brume
cela s’amalgame, cela prend forme
c’est un homme
c’est un homme que forme le souffle
un homme qui souffle un souffle qui forme un homme qui souffle un nouveau souffle qui forme un nouvel homme qui souffle un nouveau nouveau souffle qui forme un nouvel nouvel homme
et tourne
souffle tourne rond dans le même rond jamais le même
c’est qu’une chose en moins, c’est qu’une chose en prime, c’est qu’une vitesse là, un ralenti ici, c’est qu’un léger, un grave
cela tourne et demeure dans le tourne
et voilà que cela surgit puis disparaît puis revient puis tient puis s’éteint
voilà qu’une force centripète fait entrer dans le tourne, incorpore à, mêle dans
et tout est convoqué, tout est invité, tout est possible
l’orient est possible, l’occident est possible, le lever et le couchant et ce que l’on attendait et ce que l’on n’espérait plus


Revue de presse

« La musicalité du texte tient à une rythmicité de la langue qui percute les mots pour créer une forme d’inouï.

Puissante, l’écriture suscite une poésie qui appelle le corps. »

[Centre national du livre, février 2022]


« il sera question de faire entendre la clarinette basse, son souffle avec l’instrument des mots qu’est aussi le langage.

Rémi Checchetto, dans sa post¬face explique l’importance qu’il accorde à la musique de Sclavis depuis de très nombreuses années mais c’est seulement en 2019, lors de la diffusion sur les ondes, d’un concert consacré à son album Characters on a wall, qu’il décide d’écrire sur sa musique ou plus exactement en « passant par sa musique ».

Rémi Checchetto est d’abord poète, joueur de mots, de sons. (…)

Celui-ci veut « raconter la musique ». Il décrit, en tout cas, la matière musicale, sa dimension organique dont l’essence est l’air, mot central du texte à côté du mot souffle dont il est l’osmose.

Cette dimension physique de la musique mise en mots, de celui qui pratique les cuivres (ce ne serait pas du tout la même chose avec les cordes par exemple) transparaît dans le mot bouche, le mot mains et plus loin celui des dix doigts.

Il s’agit bien de faire corps. Le poète et le musicien sont tous deux ceux qui inspirent et s’inspirent. Le verbe s’inspirer prend tout son sens ; le jazz inspire la poésie et ainsi s’inspirent-ils tous les deux. Et ils sont habités par le souffle créateur. Ils deviennent des êtres du Souffle du monde. (…)

Le langage va jusqu’à devenir une forme hybride où le son, selon une lecture à haute voix, serait une note tenue :
vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv¬vaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa (p. 35 et 36) à par¬tir du mot va.

La musique devenant langage capte le foisonnement des forêts, des terres, des bêtes selon un chant panthéiste. Des titres de morceaux en petites capitales s ‘agrègent à la matrice du poème. Des poètes passent : Darwich, Pasolini, Loumès Matoub… »

[Marie Du Crest, Le Litteraire.com, 12 octobre 2022


« Checchetto écrit à partir de la musique, en s’en écartant, en suivant les répercussions, les émotions, les récits qu’elle ouvre en lui : « Je ne mime pas la musique. Je la raconte. Je dis ce que je vois […]. C’est la musique de Louis, c’est mon imagination. C’est la musique de Louis, c’est l’écho des mots que cela engendre ».

Le parallélisme suggère qu’il n’y aucune servilité, que la musique ne dicte pas le poème. Plutôt s’agit-il pour Checchetto de remonter à la « source » commune de son écriture et de la musique de Sclavis, au foyer d’émotions qui précédent leur création et qui en sont la fin. (…)

Le recueil est foisonnant, la phrase toujours portée par un « souffle » capable de s’immiscer dans les moindres « interstices » de liberté, de « révoltes » et de « revanches » face à la « mort mangeuse de moelle, faiseuse d’os vides ». Toujours en mouvement donc, et jamais restreinte, suivant cette définition elliptique de la première page : « l’air est en et ».

En somme, si le mot « souffle » et, dans une moindre mesure, le mot « air » sont si présents dans le recueil, c’est qu’ils laissent entendre à quel point se nouent en eux la matière et l’énergie musicales et poétiques, les rafales du monde, le rythme de la respiration nécessaire à la vie.

Quand tout cela s’accorde, on touche peut-être au plus haut point du lyrisme, de la joie et du jeu qui fondent le jazz.

Les mots en résonnent quand le poète les laisse aller à ce « flux » heureux, passant d’une musique à l’autre, d’un corps à l’autre, d’une saison et d’un pays à l’autre. D’un son à l’autre, enfin, comme d’une note à l’autre, dans l’euphorie du rythme et d’une improvisation s’engendrant elle-même. »

[Antoine Bertot, Poezibao, 4 novembre 2022]


Un court extrait lu par l’auteur

ICI

et ICI sur une musique de Louis Sclavis, extrait du morceau Extase.

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