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Galea, Claudine

Ces filles qu’on attend

2024

jeudi 18 janvier 2024, par Sabine

Des jeunes femmes. Elles ont des vies singulières, nées dans l’adversité, bordées d’épreuves. Le monde, la société, l’époque n’y sont pas pour rien.

Elles n’ont pas l’habitude de parler d’elles, encore moins qu’on parle d’elles. Elles doutent de leur usage de la langue.

Si on prête attention à ce qu’elles disent, à comment elles le disent, on entend l’histoire, sinon la vraie, du moins la nécessaire, celle qu’il faut dire pour être soi.

Le corps de la langue est aussi leur corps

Livre en trois parties
— Après es larmes
— Qu’elle belle cette tête qui pense
— Eclairer la vie
et une postface L’usage de la langue


Extrait « Après les larmes »

Un jour elle est en train de marcher dans la rue on se parle en visio au téléphone je vois seulement son visage la belle forme ovale de son visage ses grandes lunettes qui lui vont bien et j’entends le rythme de sa marche Elle a un rythme soutenu pas le rythme de quelqu’un qui a du mal à se déplacer à cause de son poids excessif ses 133 kilos et je pense Cette jeune fille se retient d’aller de l’avant alors qu’elle va de l’avant cette jeune fille retient son souffle alors qu’elle a du souffle

Cette jeune fille est pleine de contradictions elle est tout à la fois une enfant et une femme elle dit tout et son contraire je ne sais pas si elle pense tout et son contraire elle rencontre beaucoup d’obstacles elle croit que les obstacles sont des empêchements elle s’empêche d’agir je crois même qu’elle s’empêche de pleurer et pourtant elle pleure facilement

Qu’y a-t-il derrière les larmes ? Est-ce que les larmes cachent ou révèlent ? Qu’est-ce qui déborde avec les larmes ? Quel excès de souffrance colère manque tristesse lassitude amour ?
Dis qu’entends-tu de tes propres larmes ? Sur quoi tu pleures ? Sur qui ? Sais-tu que les larmes sont un cadeau elles signifient la présence de quelqu’un Même quand tu es seule tu adresses tes larmes tes larmes t’adressent à quelqu’un quelqu’un qui n’est pas là quelqu’un qui te manque quelqu’un qui viendra Et toi est-ce que tu accueilles tes larmes ? Toi comment t’accueilles-tu ?
Les larmes portent plainte T’es-tu demandé de quoi tu portes plainte ? Pourquoi ? Auprès de qui tu as envie de porter plainte ? Est-ce que tu adresses cette plainte à toi-même ? Tu pleures parce que tu te sens impuissante ? Tu n’en peux plus de ne pas pouvoir ? Pas pouvoir maigrir pas pouvoir aimer être aimée pas pouvoir courir pas pouvoir nager pas pouvoir être libre Tu n’en peux plus de répéter dans ta tête je ne peux pas je ne peux pas je ne sais pas alors tu pleures ? Tu n’en peux plus de te soumettre aux larmes ? Sais-tu que tes larmes sont puissantes que tes larmes appellent à ne plus pleurer ? Qui t’émancipera de tes larmes ? Veux-tu t’émanciper de tes larmes ? Qui d’autre que toi pour pouvoir pouvoir ?

J’aimerais bien que les femmes qui se sentent pas vraiment à l’aise à cause de leur corps se dévoilent qu’elles restent pas cachées elles sont grosses faut que tout le monde s’assume je dis ça je suis culottée

Tu entends ce que tu dis ? Tu ne dis pas audacieuse tu dis culottée c’est plus fort plus violent c’est masculin aussi on disait porter la culotte du temps où seuls les hommes mettaient un pantalon En disant culottée tu te fais aussi forte qu’un homme tu veux qu’une femme ait la force d’un homme tu as raison dans la rue à la maison et dans le monde les hommes sont encore trop souvent les plus forts tu peux avoir la force d’un homme la force d’une femme la force de l’humain Tu n’oses pas être vraiment culottée Sois culottée Vas-y sors de ta cache de ta cage prends dans tes mains ton audace ton culot ne les lâche pas avance avec tes idées tes désirs tes besoins ta colère ta violence ta bonté On dit de toi que tu es bonne et que tu donnes de la place aux autres Et si tu donnais de la place à toi-même ? Et si aussi tu étais un peu mauvaise ?


Extrait « Qu’elle belle cette tête qui pense »

j’ai appris j’ai appris en primaire
Parce qu’on m’embêtait
Je pleurais tout le temps
Je savais pas me défendre

Je me suis fait tout le temps harceler dans la cour

Cinq phrases d’affilée trois à l’imparfait deux au passé composé la première et la dernière Elle ne connait pas le sens du passé composé ni l’aspect inchoatif du verbe « faire » un état qui progresse lentement Mais l’usage des mots elle le connaît elle l’emploie elle dit sans reprendre sa respiration quatre phrases d’affilée avec un usage savant de la différence entre ce qui est passé tout cet imparfait de l’enfance Parce qu’on m’embêtait Je pleurais tout le temps Je savais pas me défendre

et ce passé qui ne passe pas qui prend toute la place qui progresse dans le corps qui vous empiète et vous met en pièces si vous ne mettez pas le holà à l’incessante agression que le sujet a subi longtemps et le sujet c’était elle c’était je Je / me suis fait / tout le temps / harceler / dans la cour

Sauf que le sujet a appris J’ai appris en primaire

Elle sait pour toujours

Et elle s’arrête elle me regarde et je vois la fierté maintenant d’en être sortie de n’être plus cette enfant qui endurait la violence des autres enfants des enfants normaux la violence de l’échec qui poursuit comme un agresseur


Extrait « Eclairer la vie », début

Je m’appelle Benoît je suis l’interprète comme je suis tout seul sur la scène vous allez croire que c’est un solo En réalité je porte plusieurs voix la voix d’une jeune fille la voix de l’écrivaine la mienne et la voix d’une femme qui a accompagné la jeune fille Il faut toutes ces voix pour raconter une histoire Tout est vrai de la vérité d’une histoire Une histoire vraie n’est pas seulement l’histoire d’une seule personne L’histoire d’une personne est toujours singulière elle est aussi collective Nos vies sont historiques nos vies sont mondiales

Vivre est une aventure vivre est un combat vivre est parfois très difficile Plus c’est difficile plus c’est délicat à raconter comme à vivre plus il faut de force plus il faut d’amour et aussi de volonté de recherche

Si toutes ces voix ont quelque chose en commun c’est de chercher On cherche toustes comment vivre et quand on trouve quelque chose c’est un petit caillou qu’on tient dans sa main qui nous fait avancer Ce petit caillou c’est aussi notre enfant l’enfant-avenir Quand on est enfant on n’a rien à soi sauf l’amour et les rêves Et l’amour parfois on ne l’a pas mais les rêves personne ne peut nous les enlever Parfois l’enfant de son enfance il vaut mieux s’en défaire il vaut mieux de toutes ses forces de toute sa volonté chercher l’enfant-lumière qui va réaliser les rêves Écrire sert aussi à ça à allumer des lampes autour de soi à éclairer un peu la vie


Extrait de presse

« Autrice magistrale, texte merveilleux à lire à voix haute »

[Centre national du livre, octobre 2023]


« L’importance de se trouver, d’être soi, à travers le témoignage, le dialogue, le partage, les mots, est comme un rite de passage, une épreuve à surmonter pour mettre des mots sur nos blessures, nos traumatismes, nos souffrances, nos émotions… et ainsi mieux s’appréhender soi-même.

Certains passages sont bouleversants. (…)

Moi, ces femmes, j’aurais pu et voulu les écouter pendant des heures. Écouter l’autre n’a jamais eu autant d’importance qu’aujourd’hui, dans notre monde ultra connecté. Connecté oui, mais véritablement entendu ? Véritablement écouté ?

Le témoignage de ces femmes est précieux. Chacune de leur souffrance résonnera dans des milliers d’autres individus de par le monde. »

[Virginie, Lire et Sortir], 20 février 2024]


« La première voix du commencement est celle d’Ambre, porteuse d’une multitude de voix dont celle de l’écrivaine. C’est une enfant fragile qui était grosse et harcelée, dès le cours élémentaire, par les autres enfants. Dans le bus, elle faisait croire qu’elle était forte, pourtant elle dit : « J’ai peur de prendre toute la place ». (…)

La deuxième voix est celle d’Anabelle : « j’ai une voix singulière tissée d’autres voix c’est la voix de la fiction et cette voix fait attention aux mots qui sont dits parce que les mots sont importants dans une histoire si on fait vraiment attention ».

Nous savons qu’écrire est une alchimie secrète pour Claudine Galea. Car l’usage de la langue est au cœur de son travail. (…)

La troisième voix est celle de Benoît qui nous dit que ce que l’on a en commun, c’est de chercher pour éclairer la vie. (…)

Ce « Hors cadre » va bien à l’écrivaine, nous vous le recommandons avec empressement. »

[Dashiell Donello, Le Blog des dits du théâtre, 8 mars 2024]


« Cette pièce est une ode aux jeunes femmes qui ne sont pas connues, qui se font discrètes, et ont pourtant tant de choses à dire.

A partir d’interviews réalisées avec des jeunes femmes de Saint-Denis, l’autrice déploie des fragments de vie. Ceux-ci permettent d’aborder des problématiques qui, si elles sont universelles, soulignent ici des inégalités dans la possibilité de les appréhender selon le milieu d’où l’on vient.

[Tiphaine Le Roy, Théâtre(s), printemps 2024]

Vie du texte

Création lors du Festival L’Equipée, sous la direction de Laëtitia Guédon, Julie Deliquet, avec Ambre Febvre, Annabelle Simon, Benoît Seguin, au Théâtre Gérard Philipe de St-Denis et aux Plateaux sauvages, Paris, en mars 2023.

Tournée 2024 en cours
— Théâtre de la Tête noire, Saran, le 15 avril


Lecture dans le cadre du Festival Les Nouveaux Horizons du texte proposé par La Baignoire, lieu des écritures contemporaines à Montpellier, le 27 avril 2024.

Un court extrait lu par l’autrice

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