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Goldfarb, Shirley

Shirley

2002

mardi 5 mars 2002

Assise au café, attendant que sa vie commence, jouissant de la beauté d’un arbre ou d’un coucher de soleil, décrivant la mort qui arrive avec simplicité, humour, rage ou desespoir, Shirley Goldfarb, « peintre et pique-assiette professionnelle » comme elle se définit noircit ses carnets.

Elle nous parle d’une époque, les années 70, avec leur frivolité et leur insouciance, de Paris, entre Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés, de ses rencontres avec Francis Bacon, David Hockney, Andy Warhol, Yves Saint-Laurent, Michel Butor, et d’autres, amis surtout du temps qui passe, de sa tendresse pour Grégory, son compagnon de vie, de la cruauté et de l’indifférence du monde de l’Art, du luxe, de la misère, d’un sens aigu du destin...

Shirley Godfarb, figure mythique de la scène parisienne artistique et mondaine, c’est chacun de nous... dans sa solitude et sa quête de reconnaissance et d’amour.

Traduit de l’anglais par Frédéric Faure, d’après les carnets de Shirley Goldfarb.
Textes réunis par Grégory Masurovsky.
Adaptation pour la scène de Caroline Loeb.

Mardi 27 juillet 1971

Aujourd’hui c’est un bon jour pour recommencer. Un bon jour pour acheter des toiles, une palette, un couteau et pour m’en sortir. Je n’ai pas peint depuis une éternité, au moins deux ou trois mois ! Michel Butor est important pour moi. Il va m’acheter un monochrome violet le mois prochain et ça me donne envie de peindre à nouveau.

Il fait beau. Je suis assise aux Deux Magots, à la table la plus ensoleillée avec mon yorkshire, Sardi. Je porte ma minijupe en éponge Mic Mac Saint-Tropez, mes sandales à plate-forme que j’ai achetées à Venise l’été dernier, et un débardeur bordeaux du Monoprix de Saint-Germain-des-Prés. Mon soutien-gorge noir transparent et ma petite culotte transparente, je les ai achetés aux Galeries Lafayette. Ma peau m’a été donnée à Altoona, Pennsylvanie, sans que j’ai eu la possibilité d’en choisir la texture. Pas plus que mon ossature, mes gènes, et mes chromosomes.

J’ai mis mon maquillage de guerre et je suis prête à livrer bataille contre l’oppression.
Le soleil caresse mes jambes bronzées, tout ça fait que je me sens vraiment bien.
Le garçon m’apporte un café et un sublime verre d’eau glacée. Il dit : « j’ai l’impression que vous allez rester là tout l’après-midi.  » Je lui réponds qu’une conversation avec lui ne présente aucun intérêt.

Vendredi

Je me suis réveillée avec une vague gueule de bois parce que j’ai beaucoup bu la nuit d’avant. Je m’étais infiltrée dans un dîner très chic donné en l’honneur d’Andy Warhol. Il y avait toutes sortes de stars comme Yves Saint Laurent, Paloma Picasso, etc.

Le dîner avait lieu au « 7  », cette boîte de tantes. J’ai discuté avec une folle, puis avec une autre. Je n’ai rien contre les folles, du moment qu’elles sont drôles, géniales et pas trop garces.

Samedi 2 aoà»t

En allant chercher mon courrier chez la concierge, son mari m’a dit que sa femme était morte. Son cœur à lâché hier soir. Ils étaient ensemble depuis 1923. Je n’aimais pas cette Madame Lopez, mais elle m’a regardé entrer et sortir de mon atelier pendant dix-sept ans. Elle a entendu mes cris et elle a vu mes larmes des mauvais jours. Elle m’a souvent foutue en rogne mais elle faisait plus partie de ma vie que la plupart des gens que je connais.

Je me suis mise en blue-jeans, je suis redevenue l’artiste et j’ai peint un petit monochrome vert. J’ai accroché le monochrome violet que Michel Butor doit acheter dans quelques semaines s’il vient à Paris, et s’il ne se défile pas. J’ai rencontré le gang Warho-Lagereld, on a dîné tous ensemble à la pizza rue Saint-Benoît. On a raconté des horreurs toute la soirée.

Dimanche

Je me suis trempée et bronzée à la piscine Deligny dans mon bikini violet. Il y a un bel enfant avec un chapeau de soleil et un sublime adolescent en maillot jaune avec ce qui a l’air d’être une super bite à l’intérieur. Je pars parce qu’il y a des nuages.

Je suis maintenant au Flore et Paul, le garçon qui me fait chier, me dit qu’il pensait que j’étais morte et j’ai répondu que j’aurais aimé qu’il le soit, lui. Pourquoi les imbéciles, et le monde en est plein, ne peuvent-ils pas me foutre la paix ? Si au moins c’étaient des génies qui venaient me déranger, ce serait le paradis. Je viens d’acheter le New-Yorker, le Village Voice et Le Monde, on ne peut pas être plus chic que ça.
Il y a un arbre à Saint-Germain-des-Prés. Je suis assise de l’autre côté de la rue en face de cet arbre adorable, mon arbre, et je prie pour que nous restions face à face à jamais. Moi à ma table au flore, et mon bel arbre aux feuilles vertes, de l’autre côté, devant chez Lipp.

Chaque jour je me réveille et c’est comme si je naissais pour la première fois. Chaque odeur, chaque contact, chaque objet est perçu comme la première fois. Non, je ne suis pas comme les autres, je suis terriblement et irrévocablement unique. Il est deux heures du matin, on est donc le 4 aoà»t. « Happy Birthday to me ! Happy Birthday to me !  »

Midi

C’est aujourd’hui mon anniversaire et aussi l’enterrement de la concierge. Pour mon déjeuner d’anniversaire, je suis allée chez Lipp et j’ai rassasié mes yeux comme je venais de rassasier mon estomac dans l’atelier avec des melons et des abricots. Maintenant je me régale du spectacle des riches, les célèbres, les glamoureux.
Mon bonheur présent c’est mon carnet à dessins, mon bloc-notes, mon chien et un café chez Lipp.

Après-midi du 6 aoà»t

Gregory vient juste de partir, il m’a donné un baiser sur la joue, le genre que j’aime.
Je déteste être embrassée sur la bouche, ça me rend malade.
Je suis riche. J’ai Gregory.

10 aoà»t, vers 3 h

Est-ce que c’est un beau jour parce que Gregory m’a fait l’amour dans l’après-midi ou est-ce que je suis trop con pour être malheureuse ? J’ai une excessive capacité de jouissance, surtout quand il y a du soleil. Jouissance. J’adore ce mot.
Être une femme.

Je sais que je suis une femme parce que j’ai des seins, un vagin, un acte de naissance sur lequel il est écrit : sexe féminin. Un passeport américain avec : sexe féminin, une carte de séjour française marquée : sexe féminin. Je sais que je suis une femme parce que certains hommes me regardent comme un objet sexuel éventuellement disponible. Je me bats chaque jour pour être libre de marcher dans la rue comme un homme. J’ai traité de « dégueulasse  » un type qui me suivait rue de Rennes. Il était tellement furieux qu’il avait envie de me tuer. C’est toujours des types laids, graisseux qui me poursuivent, jamais des génies, merde !

Tous les jours je perds mon temps, comme si je n’en avais vraiment rien à foutre de ce temps perdu. Tous les jours, quand il fait beau, je suis assise à regarder passer les gens en buvant un express, en fumant ou en mangeant une glace. Je suis assise, je regarde. Je ne retiens aucune information utile. Je perds seulement mon temps, pas le vôtre, juste le mien.

Gregory et moi sommes allés chez Lipp pour dîner. On a rencontré Conil Lacoste ; il est venu voir notre travail. Il a aimé mes peintures, mais je ne peux vraiment plus supporter le verbiage du monde de l’art, c’est un tel caca. J’ai quitté l’atelier. Je peindrai mes tableaux et je les mettrai de côté. Je ne veux plus me soumettre à la critique ou aux discours sur l’art. Ça m’emmerde parce que, en fait, cette période de ma vie où j’y étais sensible est finie. Où est mon ego ? Disparu ? Ce qu’il en reste, Dieu seul le sait. C’est juste fini... Quel soulagement, je suis libérée.

11 aoà»t

J’ai besoin de trouver mon équilibre. Je suis perturbée en ce moment, probablement parce que je n’ai pas colorié mon arbre. Le vent éparpille tout comme s’il était entré dans ma tête. Il déchire mon cerveau. Il ne faut plus jamais que je permette à quelqu’un de voir mon travail chez moi, ça me trouble trop, ça atteint mon âme. J’ai l’impression que je vais devenir folle. Si je ne trouve pas la paix dans les prochaines minutes, je vais flipper.

Si je peins aujourd’hui c’est pour moi et peut-être pour Gregory, mais c’est essentiellement pour moi-même, une nécessité ordonnée par ma propre main. Si seulement je pouvais commencer ma nouvelle toile aujourd’hui. Couleurs... cadmium vert pâle, cadmium jaune pâle, deux jaune citron, chacun une nuance différente... enfin blanc... Le couteau place la peinture, une couleur après l’autre, comme des empreintes d’animaux ou des notations musicales.


Extraits de presse

« La révélation, par Caroline Loeb, de la personnalité de Shirley Goldfarb, peintre américaine installée àParis, morte tragiquement d’un cancer àl’orée des années 80, a été, dans le monde du théâtre, un petit événement. D’Avignon àParis et en tournée, le spectacle a vécu sa belle vie.

Caroline Loeb avait adapté les écrits de Shirley Goldfarb réunis par son mari, Gregory Masurovski. Elle avait confié le rôle àla merveilleuse Judith Magre. [...] Quelques saisons plus tard, Caroline Loeb reprend son spectacle et confie l’interprétation àune actrice que l’on connaît encore peu en France, remarquable de sensibilité, tout en nuances, très expressive.

Lucienne Troka est moins aérienne que ne l’était Judith Magre, on la sent totalement bouleversée par le destin de l’artiste, dont, àla fin, on révèle un de ces tableaux qui firent sa modeste mais sà»re notoriété. De beaux éclairages (Franck Thévenon), une bande-son efficace (Michel Bassignani).

On est heureux de retrouver cette Shirley qui parle avec pudeur de son travail de peintre, qui se bat avec la lumière, la matière. Qui est très intelligente. Qui aime son fils et son mari, peintre très intéressant lui aussi. Lucienne Troka ne craint pas de laisser monter en elle l’émotivité de Shirley. Elle la défend de toutes ses fibres, et l’on redécouvre ce joli travail de Caroline Loeb, très fine directrice d’acteurs et très bonne adaptatrice des Carnets.  »

Armelle Héliot, Le Figaro, 22-23 avril 2006]

Vie du texte

Création, avec Judith Magre àAvignon, au Théâtre du Petit chien (juillet 1999). Reprise au Théâtre du Rond Point des Champs-Elysées et en tournée. Reprise au théâtre La Bruyère (juin-juillet 2001). Judith Magre a reçu le Molière 2000 de la meilleure comédienne pour son interprétation de Shirley.

Création par Caroline Loeb avec Lucienne Troka, au Petit théâtre de l’Opéra royal de Wallonie, àLiège (janvier 2002). Reprise au Théâtre du Lucernaire, àParis (avril-mai 2006).

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