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Touzet, Philippe
Entre Chienne et loup
2004
mardi 10 février 2004
Nuit de guerre et de barbarie. Dans un appartement dévasté, s’ouvrant sur le vide, un homme et une femme s’affrontent. Il est soldat, c’est un donneur de mort, au bout de lui-même. Elle est victime d’une rafle et, depuis le matin, elle attend. Ils sont sans espoir, sans désir, mais non sans souvenir. Ce sont deux solitudes, épaule contre épaule, dos à dos, parmi les explosions, les cris de femmes, le bruit des bottes. Ils sont vivants, certes, mais leur humanité est comme suspendue au-dessus du vide. Deux êtres au bord du néant.
[p. 22-23]
L’homme. -
Quand je vois un oiseau dans le ciel, j’me dis, celui-là, je l’ai pas encore tué. T’appuies sur la détente, l’oiseau descend.
L’autre soir, on rigolait bien, on était dans un entrepôt, on a fait un feu immense avec des palettes, on avait chaud, et puis, on est tombé sur une caisse de vin, on avait soif. Y’avait rien à bouffer, on avait faim.
Beaucoup de vin et beaucoup de nuit devant nous.
Ils parlaient de femmes, de femelles, de trucs à quatre pattes, de choses qu’on baise. Ils étaient plus brûlants que le feu, plus rouges que le vin.
Un trou, c’est un trou. Ils pleuraient de rire, des larmes bien chaudes, qui se mêlaient au bas du visage au vin épais de votre pays qui coulait le long des mentons. Vers le béton. Avec cette putain de guerre, on aura pu baiser toutes les salopes de sept à soixante-dix-sept ans.
Et toi ? Moi, j’disais rien, j’écoutais, je rigolais. Je buvais mon vin, la bouteille calée entre les cuisses. J’étais bien. Au chaud. Moi, avec cette putain de guerre, j’ai tué tous les connards de sept à soixante-dix-sept ans. Un trou, c’est un trou.
(Elle s’assoit au bord du vide.)
Quand j’ai un fusil, je peux pas m’empêcher de viser quelqu’un.
Un couteau, j’ai du mal à penser qu’on peut manger avec.
(Ça bouge dans le couloir. Agitation, excitation. Des portes qui s’ouvrent. Cris masculins, hurlements féminins. Ils rient, elles crient. Des portes qui se ferment.)
La femme. -
Un nouvel arrivage.
L’homme. -
Un nouveau village.
La femme, elle marche au bord du vide. -
Pantins avec des fils qui funambulent sur un fil.
L’homme. -
J’arrête pas de rencontrer des morts. Ils sourient, ils parlent, ils mangent.
La femme, elle marche au bord du vide. Léger déséquilibre. -
La vie défile, file. La mort enfile, file. Pantins avec des fils qui funambulent sur un fil.
L’homme. -
Le cerveau a retrouvé sa place. Dans le ventre. Près des couilles.
La femme, elle regarde vers le bas. -
Un saut de puce et ça passe.
[...]
Extraits de presse
« Un beau texte ! lu par de grands acteurs !, une heure trente qui passe comme une nuit d’amour ».
[Charlie hebdo, Wolinski, 20 juillet 2005]
Personnages en quête d’un gouffre
« « La guerre, c’est comme la mer, ça monte. Y a pas de marée basse, que de la marée haute. Elle se mêle avec tant sang. Ça se dégueule, ça coule du nez, dans le pantalon, ça va dans les bottes. »
La guerre est un révélateur à nul autre pareil de l’inhumanité et de la barbarie, et nombre de dramaturges (sans parler des romanciers, comme Arnauld Pontier, tout récemment), d’Edward Bond à Biljana Srbljanovic, de Shakespeare à Martin Crimp, ont exploré les interactions entre macrocosme et microcosme, les dysfonctionnements individuels que tout conflit à grande échelle engendre, inévitablement.
Comment un être ordinaire peut-il être amené à commettre l’irréparable, à verser dans l’innommable ? Que trouve-t-on à la source de cette monstrueuse métamorphose ? Lui est-il possible ensuite de faire marche arrière, de retrouver une façade humaine ?
Ce brillant huis-clos de Philippe Touzet dévoile certains de ces mécanismes, à travers la rencontre d’une femme et d’un soldat, devenus respectivement « chienne » et « loup », tant leur animalité semble l’emporter sur les quelques traces préservées d’une humanité en déshérence. Pourtant, au fur et à mesure des échanges — verbaux ou gestuels — tandis que la parole, matériau brut, est livrée sans illusions, tout au long de deux monologues solitaires qui parfois se rencontrent, ils soulèvent le voile, évoquant leur vie d’avant, remontant le long de souvenirs flétris, abîmés par l’invraisemblable cruauté d’une guerre sans nom, aussi anonyme qu’eux.
« Un appartement dévasté dans un immeuble. Des impacts de balles. Multitude de trous noirs sur des murs blancs. Des gravats par terre, partout. [...] Au fond, à gauche, un lit défoncé par des blocs de pierre. [...] La façade de l’immeuble s’est effondrée. Appartement avec vue sur le vide. »
La disparition de la façade évoque l’absence habituellement naturelle du quatrième mur invisible qui sépare l’espace scénique de la salle, frontière tacite entre comédiens et spectateurs ; mais ici, cette absence est aussi la marque de la dévastation ambiante, la trace de la guerre et de la violence — Une femme, muette, est posée là, elle vient d’être raflée par des soldats ennemis ; elle attend son « tour » qui fatalement va arriver, ne pouvant empêcher ses oreilles d’entendre les hurlements d’autres femmes, les bruits des bottes et des coups, les rires sauvages et les imprévisibles détonations.
Mais le soldat qui pénètre dans la pièce semble indifférent à la femme, il n’est pas venu la violenter, contrairement à ses camarades bouchers, et partage même un maigre repas avec elle. Puis il se racontent, en alternance — suite d’impressions, de souvenirs éparpillés et sans cohérence ; la femme parle de sa ville : « Les silhouettes glissent le long des trottoirs. Tellement de sang. Patinoire. Plus de pigeons sur les balcons. On les a tous mangés, comme les canards, les cygnes, les poissons des jardins publics. [...] Les enfants jouent à la guerre. Faut les voir, faire les morts. Ils sont déjà prêts à être enterrés. Un petit tour sur la terre, un petit trou dans la terre. »
Des descriptions qui font écho aux paroles de l’homme, qui lui aussi a perdu sa famille : « Je suis un homme déraciné qui pointe ses branches mortes vers les silhouettes affamées. » Et tous deux de conclure, l’un après l’autre : « La vie défile, file. La mort enfile, file. », « Le cerveau a retrouvé sa place. Dans le ventre. Près des couilles. » ; les hommes ? réduits à satisfaire des pulsions pour résister à la mort qui rôde, en ne prenant pas conscience qu’elle est pourtant là, indissociable des étreintes qu’ils imposent aux otages femmes ; ou bien pensant l’approcher au plus près pour mieux la défier. La désolation du lieu, les obscénités qui sortent de la bouche de la femme, qui soudain, retombe en enfance, les tueries que raconte le soldat, ses cauchemars, tout forme un conglomérat de violences accumulées et de tentatives de résilience, qui emportent le lecteur aux portes de l’inhumanité.
Le texte est suffisamment émouvant et poétique pour que l’on accompagne les deux personnages jusqu’au bout de leur déchéance émotionnelle, aux limites d’une vie qui n’en est plus une, en apparence, et on se laisse glisser, avec eux, sur la pente qui mène à l’enfer du néant ; comme eux il est difficile de ne pas subir l’attraction du vide, si proche et comme eux il faut nous raccrocher aux lambeaux de vie qui restent : la béance libératrice de l’immeuble effondré qui s’offre à eux est une tentation pour tous deux, plus grande encore que les souvenirs qui s’estompent. Entre Chienne et loup est une aventure littéraire et humaine aussi ambivalente que les liens éphémères qui vont se former entre deux solitudes, une pièce glaçante, palpitante, qui va au bout de l’humain et affronte l’implacable, le « stade ultime » de l’expérience humaine dont parle Edward Bond avec tant de passion. »
[Sitarmag, Blandine Longre, avril 2005]
Vie du texte
Lecture par Christiane Cohendy et Tcheky Karyo au Théâtre du Chêne noir, organisée par la SACD dans le cadre de la manifestation « Un texte » (Avignon, 11 et 12 juillet 2005).
Lecture par la compagnie du Fa, dirigée par François Bourcier au Théâtre des 2 Rives à Charenton-le-pont, le 18 décembre 2006