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Rengade, Claire

Ma plus grande pièce c’est dehors

2008

lundi 21 juillet 2008

Ancré dans la terre, au plus près des gens, ici lors de la construction d’une ligne TGV, le texte de Claire Rengade donne libre cours à une parole qui reflète pensées et réflexions. La parole dit le quotidien et le politique, une certaine réalité sociale aussi mais sans réalisme.

Les personnages, s’ils ne sont pas nommés, existent et se distribuent naturellement à la lecture.


« J’écris ce texte en immersion sur le chantier de la ligne TGV-Est, en Meuse et Meurthe-et-Moselle (environ 40 km de lignes et une vingtaine de communes).
Pour écrire je vais au monde dont je parle, pour me mettre en situation corporelle et verbale du site. C’est une obsession pour moi que la parole à l’état brut.

J’ai suivi le chantier sur deux années, en allées et venues régulières, je suis montée dans les engins, j’ai vécu chez l’habitant, j’ai pris les trains d’essais, j’ai assisté aux rencontres politiques et techniques, pour baigner dans un verbal professionnel et personnel. Je sédimente sur ce chantier : phénoménal, rapide, il brasse des métiers en pagaille, il enserre les hommes dans une machine à construire la machine.

J’ai toute une cuisine avec l’oral.
Je fais des relevés sur le territoire par exemple, je prélève des modules de paroles que j’expérimente, j’écoute où ça respire, où ça se trompe, comment le texte est remplacé par un geste, comment les lapsus et les répétitions construisent leur propre grammaire, ou comment les mots sont évités, jargonnés, codés. J’ai un passé d’orthophoniste qui n’y est pas pour rien dans mes obsessions.

Je relève le flux d’un locuteur dans différentes situations, je note à quel moment le corps entre en jeu, c’est-à-dire à quel moment on passe du discours à la parole.
Je veux écrire en conscience, des empreintes verbales qui soient une manne pour les acteurs, que le texte les embarque dans une parole qui les déborde, qu’ils aient plus à la dompter qu’à la déclencher.

Il n’y a pas de personnages mais des personnes, des locuteurs saisis dans une matière verbale. Chaque locuteur est individualisé pas des ancrages de parole, ainsi on peut par exemple distinguer celui qui "ne sait pas" de celui qui "a rêvé", cela inscrit un support verbal sur lequel le comédien travaille.
Certains textes sont dits seuls et d’autres à plusieurs. C’est invisible directement sur la page mais comme on lit seul, on voit que la parole se distribue d’elle-même, si on écoute de l’intérieur, la parole est adressée ou non, échangée ou non. C’est pour cette raison aussi que je ne distribue pas, pour que les acteurs, le metteur en scène, les lecteurs trouvent en eux cette nécessité de distribution.
Certains textes peuvent se soliloquer à plusieurs, d’autres sont forcément personnels, et d’autres sont forcément échangés, c’est une évidence.

J’écris en rond, ainsi sont les images. Ils sont écrits dans un tout, chaque bloc représentant le lieu de la parole, l’image globale, ou la température, comme en musique. Pour le moment, je rends compte par écrit d’un rythme global sous forme de chapitres.

S’il est difficile d’avoir une conscience du tout de prime abord, il est possible d’avoir une conscience du tout à l’intérieur de chaque chapitre. Prière de lire en rond, c’est de l’oral, ça avance, ça ne pense pas au mot à mot, même si chaque mot est à sa place, j’écris à l’échelle de l’image, pas de la mélodie. C’est un texte qui va vite.
Et qui parle de la vitesse.
Il faut que les locuteurs soient en lutte avec la machine.
La machine, au sens global, le système, le je ne sais quoi qui nous fait courir, progresser, monter, avoir la sensation de mettre notre vie en retard.
Il faut avoir de l’oreille pour lire-dire ce texte.
Et des dents. Je cherche le physique des locuteurs, ça passe par la voix.
Je n’écris pas la ponctuation, parce que l’oral se ponctue ailleurs.
Ce n’est pas une coquetterie.

Durant ces deux années de chantier, j’ai pensé aux cathédrales sur les gravures, plein de petits personnages en fourmilière qui déplacent de la matière, sauf que pour les cathédrales il nous fallait cent ans.
Et là, en trois ans, on a construit, la trace de la ligne, l’emprise comme ils disent, dans un paysage tellement bien retravaillé qu’on ne voit plus la place qu’il a fallu pour la faire. Je pense qu’il faut beaucoup de comédiens pour ce texte, et surtout des musiciens très présents. Il y a en tapis un rythme obsédant, implacable.
Je cherche comment ça s’écrit.
Je pars en fiction dans des temps brassés, recrachés par la terre qui a une mémoire, je me promène dans une architecture fantastique où se côtoient les dinosaures, les obus et Jeanne d’Arc ressuscitée. »

Claire Rengade

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une route un passage des femmes
la mère la fille qu’on appelle Loche
des générations de femmes avec des mains
en choeur c’est-à-dire dans un même geste de dire elles disent dans le mouvement de la parole de l’autre

on a des kilomètres dans les jambes et faut marcher derrière

regarde donc on en fait des kilomètres dans les champs
ma plus grande pièce c’est dehors
fais pas attention on travaille la terre nous on fait la culture on peut pas être à la messe et sonner les cloches on est des terreux nous

si on est en retard on est en retard mais on le fait nous c’est les bras
tout mon boulot c’est les mains
j’ai toujours fait un travail d’homme
c’est que les femmes se retrouvaient veuves
je fais les travaux des champs
je suis à la herse avec les chevaux
je passe le motoculteur je suis un peu trop prise hein des fois
je suis coupée en deux à surveiller les bêtes
mais j’aime ça remarquez j’aime
leur donner du foin
je fais la fenaison avec toi en balles rondes je fais
pour te venir à la trace derrière
on va faire le foin pour les vaches

c’est la moisson il faut y aller
livrer les bennes j’y vais
et la racleuse pour mettre en tas
ben oui je le fais ça
je manie
la tronçonneuse pareil

jamais je me marierai avec un agriculteur
parce que sitôt que t’es marié faut que t’ailles à la banque pour emprunter
c’est l’habitude c’est maman qui commande papa est mort de la maladie bleue
j’ai un peu gardé ce truc-là si tu veux on va faire la portion

on sème j’y vais
la charrue tout ça
comme un homme quoi

les hommes ils disent ils sont gonflés de la laisser aller la femme

le bois j’abas
les arbres faut les abattre celui-là au milieu faut l’abattre
ce qui gêne c’est l’arbre vous avez vu elles sont là les branches
ça a pas bien de valeur ça fait de l’ombre un peu si on veut
y’a comme des branches mortes autour qu’il faut tomber
faut savoir perdre pour gagner ailleurs

si vous voulez eh bien notre verger il est mieux
mais selon les anciens de notre nouveau verger c’est le leur qui est mieux
vous m’enlevez mon verger y’a plus de bonne femme
c’est pas que de la terre c’est les trente ans dedans
alors mon cœur que t’a mis à planter dedans il se vide
c’est bête quoi parce que ça coupe
on gagne du temps

parce qu’on perdait du temps en changeant de prés de champs
que maintenant on reste dedans

y’a le trou
dans l’arbre le creux
où chacun vient avec sa tristesse oui je parle c’est des arbres c’est un programme tous les arbres ils sont démontés ça s’amène
par élément

alors je vais t’expliquer
j’ai jamais pu voir le tracteur
aussitôt qu’il tourne je fous le camp
le tracteur on peut le faire tourner la journée c’est la machine qui fait rendre fous les bonhommes ça les énerve
j’ai liquidé ma voiture faut savoir s’arrêter
bientôt le tracteur va tourner tout seul dans les champs
la machine elle dit pas ce qu’il y a de beau
des coups de fusils des coups de pétards
je sais pas lequel a eu raison moi qui voulait la voiture toi qui voulais la télé c’est tout de trucs entre parenthèses mais c’est vrai
la st Médard la pluie 40 jours la moisson est foutue

faudrait les revoir les saints ça doit plus être les mêmes
vous allez comprendre
le grand chef il m’a repérée il m’a dit si tu veux tu viens
j’y suis rentrée comme ça en déplacement
je fais un peu de tout moi j’ai mon cheval
c’est vrai que je suis toujours suspendue quelque part je suis toujours perchée
qu’est ce qu’elle fout dans les camions
elle serait mieux derrière les fourneaux
moi du moment que je peux emmener mon cheval avec moi y’a pas de problème
je cherche des emplacements pour ma jument puis moi
franchement

c’est pas la place d’une fille

met un casque ma jeune la plus vieille elle est presque à poil dans la rue
on est loin d’être comme ça on est blindés aux champs la grande blouse le chiffon sur la tête
les manches les bas on s’habille pourquoi dis moi voir
que maintenant elles sont presque toutes nues

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les femmes avec les hommes c’est un groupe ce n’est pas un chœur
c’est une équipe d’habillés pareil
ils disent à tour de rôle

il est un peu court
ben oui il est court même pour toi il est court
la taille du dessus il était plus cher il l’a pas pris
mais il te va bien
200 euros il l’a payé
non mais il est trop grand
non mais il te va bien

t’es bien avec là
bof je prends l’air
t’as moins chaud
c’est pas grave on a tout le confort
tu sens quelque chose toi sur la route
fais voir le tien tu fais combien de tour
moi je suis bien là-dedans je suis bien dans l’autre
de toutes façons tous les casques
enfin je pourrais pas mettre le tien
visière fumée extérieur c’est pas bon
ben pour moi si

il est plus là le monsieur d’avant
je sais pas le proprio
avec des moustaches
oui
on le voit plus
toi ça fait pas longtemps que t’es là
moi aussi je bouge

t’y vas
ben si tout le monde y va oui
moi j’y vais avec des autres
qu’est-ce que tu fais
on n’a encore rien fait
on a déjà perdu un chèque
t’as perdu un chèque
je lui donne un chèque il avait pas de sous
t’as toujours pas tiré le chèque
le chèque on sait plus où il est le chèque
moi les chèques
alors le carnet de chèques il est où
à tous les coups le carnet de chèque il est au poste
je suis débordé
t’as quand même perdu un chèque
t’as pas trouvé alors le chèque
en 20 ans j’ai jamais trouvé un chèque
le numéro du chèque si t’en donnes un autre
le numéro c’est pas bon
surtout les chèques que je fais
tu mets le numéro du chèque toi
je le mets pas sur mon carnet je mets ça sur une feuille à côté
faut avoir le temps
je vous expliquerai quand même un peu le mieux c’est sur ordinateur
tu dis qu’on paye pas on paye pas
tu vois pas gratuit c’est marqué gratuit
qu’est-ce que tu payes pas
moi c’est gratuit tous les virements sont gratuits
c’est pour ça je fais plus que des virements
je paye pas moi ça je paye pas
c’est comme les raccourcis c’est cher
je ferai un chèque à chaque fois tu te rends compte
les gens ils font ça tout est payé
bien sûr tout est payé
les chèques c’est souvent qu’on en demande parce qu’on les perd en plus
ils te donnent de l’argent
ah ça m’intéresse maintenant
ne riez pas vous ne savez pas ce que c’est
on n’est quand même pas à l’abri
ça fait un trou
oh y’en a qui se rendent pas compte
tu sais des fois ça lui suffit pas.


Extraits de presse

« La matière première de ce texte, c’est sa langue, son oralité, son souffle, son flux, une matière dont il faut se laisser traverser. Le texte ne comporte pas de ponctuation ni de distribution, juste une didascalie au début de chacune des trente séquences, histoire de lancer quelques pistes.

Il faut mâcher cette matière, l’entendre, la décortiquer pour que naissent des voix, des figures : ceux qui travaillent sur le chantier, ceux qui regardent le chantier changer le paysage, les morts d’un cimetière que l’on déplace... (...)

Une des belles surprises de cette pièce qui maintient le lecteur en alerte, c’est de constamment décaler le réel. Apparemment, Claire Rengade adore la bascule entre réalisme et onirisme. La description du forage peut ainsi ressembler à une séquence de science-fiction, dans un monde en fusion, irréel, fascinant et dangereux.

Au final, cette pièce est une forme très novatrice entre théâtre, poésie et reportage. Un flux impressionniste, parfois dense, touffu, ardu, mais qui sonne, résonne, jubile. Une vraie belle surprise d’écriture. »

[Laurence Cazaux, Le Matricule des Anges, n° 99, janvier 2009]


« Votre pièce (...) exige, je ne vous l’apprends pas, un véritable effort de la part du lecteur (...) Mais une fois dépassée cette contrainte stimulante, (le lecteur est acteur) il paraît évident que ce texte est très riche, très bien documenté et que des êtres vrais s’y expriment. Porté par un souffle très puissant, un univers insoupçonné se dévoile peu à peu, comme les strates d’une mythologie inscrite dans le paysage des hommes et le plaisir de la lecture ressemble à la satisfaction de résoudre une énigme, d’entrevoir des possibles.
Et puis, il y a une écriture qui nous rend le texte très proche, humain, presque sensuel. »
[Comité de lecture du Panta Théâtre, Caen, avril 2008]


« Très épatant cette manière poético-documentaire d’amener dans l’espace du plateau de théâtre le dehors, l’air, la boue, la forêt et surtout pas (et le tour de force est là) par la description ou la narration ou un quelconque artifice technologique mais par la langue, par la poésie, par l’épaisseur du mot, son rythme, sa matière. Par le style donc. Et le style fait l’écrivain.
Ce style qui ici rend perceptibles les lignes d’une vallée, le tracé d’un bulldozer, le grain d’un béton mais aussi toutes ces voix humaines qui parlent de cette terre bouleversée.
C’est un texte avec des gens dedans. Avec le travail des gens. Avec toute une humanité (j’ai pensé à Dumont et à Depardon côté cinéma) pour qui Claire Rengade éprouve/écrit un amour profond. Amour des gens, amour du réel, amour du paysage. Et il n’y a que la force de la littérature pour rendre ça.
[Philippe Labaune, octobre 2008]


« La qualité poétique profonde du langage nous a touchés, témoignant d’un authentique regard porté sur la vie rurale et sa transformation par la mécanisation du monde moderne.
(...) Tout se tient dans la parole, et ces fragments de langage et d’imaginaire - sans errance psychologique aucune - donnent une existence forte et concrète aux personnages-locuteurs.
A la manière d’un photographe fixant le monde sur la pellicule tout en s’étonnant du décalage avec ce qu’il voit une fois l’épreuve entre les mains, ce décalage entre écoutes subjective et objective est extrêmement intéressant : les ellipses, les silences, sont également producteurs de sens. »
[Laure Hémain, comité de lecture du Théâtre National de la Colline, Paris, 2009]

Vie du texte

Lecture d’extraits par Claire Rengade lors de la rencontre organisée par Aneth à la médiathèque de Brétigny-sur-Orge, le 30 janvier 2009.


Lecture proposée par le Tanit Théâtre et dirigée par Isis Louviot avec Virginie Lacroix, Eric Louviot, Gilles Masson, Christophe Tostain, Lisieux, les 6 et 7 mai 2010.


Performance-musicale lors de la première Rencontre des Fleuves Invisibles, proposée par Christine Dormoy, commande d’écriture musicale à François Rossé par la compagnie le Grain Théâtre de la voix, Malagar, Centre François Mauriac, Saint-Maixant (33), les 24 et 25 septembre 2016

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