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Lanteri, Jean-Marc
L’assassin dispersé
2014
vendredi 17 octobre 2014
Sous la houlette d’un énigmatique interrogateur – flic, juge, psychiatre, confesseur, dieu ou chef de chœur ? – un tueur vit et revit ses meurtres, ressasse ses visions sordides ou hallucinatoires, redit ses complexes et ses obsessions.
L’enquête se déroule dans une arène cosmique, un labyrinthe où l’on ne sait plus qui est Thésée et qui est le minotaure : le toréador et la bête troquent sans cesse leurs parures et s’affrontent l’un l’autre à perpétuité au cours d’un procès chaotique, celui de la violence (et donc de la race humaine).
Début
Choeur : Comment t’appelles-tu ?
Angelo : Je m’appelle André, André Colin, Andreas Kolb, Georges Neron, Pol, Kurt.
Choeur : Angelo Dolce.
Angelo : Je suis allemand, belge, italien, suisse, anglais, portugais, hollandais.
Choeur : Tu as un visage d’ange mais ton curriculum vitae contredit cette apparence inoffensive.
Angelo : Je suis espion international.
Choeur : Tu es un tueur erratique.
Angelo : J’appartiens à l’état-major insensé du monde.
Choeur : Dérober, cambrioler, battre, blesser, violer, trucider, puis redécouvrir cette espèce d’innocence peinte sur ta face comme des fleurs de porcelaine, tu dois te trouver passablement étrange à tes heures de lucidité.
Angelo : J’habite un enfer dénué de tout reflet.
Choeur : Dans un fragment de miroir crasseux, te regardes-tu jamais ?
Angelo : Vous voulez me psychanalyser ?
Choeur : Expertise close.
Angelo : Les médecins ont tous dit que j’étais fou hier aujourd’hui pour toujours.
Choeur : Mais qu’est-ce qui te fait croire que je suis psychiatre ? Tu pourrais te tromper.
Premier inspecteur : Après son évasion du premier asile où on l’avait enfermé, il était arrivé en France, il habitait une chambre anonyme au dessus d’un bazar. Toulon. Port militaire. Putes, macs, flics, marins, bars et lui – égaré au milieu du milieu.
Angelo : Ceux qui vivent sur la route ne se regardent jamais dans la glace.
Miranda : Je passais des heures à le regarder, il était si beau quand il dormait dans l’herbe.
Deuxième inspecteur : Dans le petit Chicago, le quartier chaud de Toulon, une espèce de Pigalle tiède et suranné, dans le danger presque émoussé d’une ville de marins, il sommeillait.
Angelo : Au delà du miroir est... Éloignez-le de moi !
Choeur : Qui ?
Miranda : Je me souviens, il parlait souvent d’une espèce de monstre...
Angelo : Quand je suis terré au fin fond d’une chambre d’hôtel, j’épingle des cartes Michelin sur les murs de la salle de bains – mes yeux suivent les veinules rouge minium des autoroutes et s’arrêtent sur les émeraudes des villes ouvertes.
Deuxième inspecteur : Il s’échappe après une fusillade de truands, il en tue deux et puis.
Choeur : L’enfer itinérant des montagnes françaises.
Angelo : Non, un chalet familial squatté à la sauvette, une dépense folle de mon corps à couper du bois ou arpenter les sentiers de neige, je pose mille mètres cubes de glacier entre moi et les navires de guerre, je suis seul, je m’oublie presque, j’oublie mes crimes passés et mes crimes à venir.
Miranda : Mais tous les galions d’Europe appareillent quand ta bouche s’ouvre, les ombres des anciennes colonies se reflètent sur la mer.
Angelo : Et puis.
Choeur : Miranda.
Miranda : Mon bonhomme de neige rapide sur ses jambes.
Angelo : Et puis.
Choeur : Au commencement.
Angelo : Mathilda, donne-moi les clés de la voiture, je sors.
Choeur : Était.
Mathilda : Non !
Angelo : Je me rappelle.
Miranda : Il se rappelle, alors il finira par se souvenir de moi. Moi, Miranda, il ne m’a jamais oubliée !
Mathilda : C’est moi, Mathilda, qui suis au commencement de tout.
Angelo : Je n’avais même pas à lui demander les clés de la voiture, je les mettais dans mon blouson, tous les matins je mettais le contact et j’allais à l’école, la machine ronronnait comme un félin docile, et puis, ce soir-là, ne les trouvant pas, je suis allé parler à Mathilda – et tout ce temps de maîtrise de moi-même anéanti par une seule demande insatisfaite : rends-moi les clés de la voiture.
Mathilda : Non.
Angelo : Mathilda...
Choeur : Donc tu appelais ta mère par son prénom ?
Angelo : Je prends la voiture tous les matins pour aller au lycée, les camarades sont jaloux de moi, la jalousie dans leurs yeux me dédommage des regards de dédain des filles, me dédommage des coups de coude que je distribue aux filles obscènes qui m’entourent.
Mathilda : Tu ne vas pas au lycée le soir alors reste à la maison, je ne sais pas ce que tu fais en ville et cela me rend folle.
Miranda : Je l’ai rencontré sur une route de montagne, il marchait, il regardait en l’air, il m’a souri, on était bien ensemble, il me tenait par la main d’une manière parfois tellement...
Premier inspecteur : ...tellement...
Miranda : ...tellement tendre.
Angelo : Je vais faire un tour, Mathilda, je vais retrouver des amis.
Mathilda : Des amis ? Des crève la faim qui rôdent autour de toi, des moins que rien qui parasitent ta beauté, tes inférieurs, mais tu es si beau, alors reste ici.
Angelo : J’ai de bonnes notes en classe, tu n’as rien à me reprocher.
Mathilda : Tu es un formidable petit fayot, fils de ton père, et maintenant que tu veux t’encanailler et sortir le soir avec des voyous, tu vas devenir une répugnante petite frappe comme ton père a été avant qu’il devienne flic.
Le père : Moi, je n’ai pas encore voix au chapitre.
Mathilda : Tu dois être le meilleur.
Le père : Je suis son père tout de même !
Mathilda : Mais tu n’as aucun effort à faire pour être le meilleur, tu l’es puisque mon fils et parce que je t’ai élevé comme je t’ai élevé, vers le haut.
Angelo : Mon corps est une statue d’acier – que veux-tu de plus, Mathilda ?
Miranda : Il faisait de la musculation, des centaines de pompes au milieu des vaches indifférentes, l’herbe conservait la marque profonde de ses poings, il me disait : tu as vu ? Cent cinquante.
Angelo : Pourquoi ?
Mathilda : A-t-il demandé, les yeux déjà exorbités, et il a entendu que mon visage et ma voix disaient non, diraient non et éternellement non.
Miranda : Il m’apportait un cadeau chaque fois qu’il venait me voir, des bijoux hors de prix ou des babioles sans valeur.
(…)
Choeur : Vous avez aimé un assassin sanguinaire, Miranda, cela modifie-t-il votre regard sur vous-même au point que vous ne vous reconnaissiez plus ?
Miranda : Je l’expulse de moi dans la douleur et dans la presque absence de honte.
Premier inspecteur : Tu étais son jardin secret qui va lui exploser à la gueule.
Deuxième inspecteur : Elle a survécu, une championne de l’innocence, une vraie surdouée de la naïveté.
Miranda : Mais je suis brisée.
Claudine X : Mais je ne suis pas remise.
Choeur : Chance inouïe que vous partagez avec une certaine Claudine X, une institutrice de la région de Bâle.
Deuxième inspecteur : Qui d’ailleurs n’est plus institutrice.
Miranda : Je m’en vais.
Premier inspecteur : Tu dors ici, avec une gendarmette. Il peut revenir et te tuer. La presse a fait état de ton témoignage, il y a eu des fuites.
Miranda : Jamais il ne me ferait de mal !
Angelo : Ouvre !
Miranda : Ce qu’il a fait n’était pas ce qu’il était pour moi.
Angelo : Ouvre !
Miranda : Angelo...
Claudine X : Qui êtes vous ?
Deuxième inspecteur : Qui était-il ?
Angelo : Qu’importe, je vais à Bâle, fonce !
Premier inspecteur : Juste un salopard, un porc, une bête.
Deuxième inspecteur/Choeur : Ce n’est pas si simple.
Claudine X : Alors j’ai foncé.
Angelo : Vous conduisez bien, vous conduisez mieux que moi.
Claudine X : Je n’ai pas envie de finir dans le ravin, je n’ai pas envie de mourir sous vos balles, j’ai envie de vivre.
Angelo : À la rigueur je peux comprendre cela.
Claudine X : Alors je roule. Je fonce. Je vous obéis.
Angelo : Plus vite. Plus vite. Mais faites attention ! Vous voulez nous emboutir dans le décor, c’est ça ?
Claudine X : Vous m’avez dit d’aller vite.
Angelo : Regarde-moi, je suis une bête traquée. Je me suis mis dans la posture d’une bête traquée de sorte que je suis une bête traquée par nature.
Florence : Tu torturais les animaux, étant petit ?
Angelo : C’est moi qui ai fait signe aux chiens le premier, mon doigt levé a fait boule de neige dans leur conscience de chien, mon fouet a dérouillé leurs pattes véloces.
Florence : Tu torturais les animaux, étant petit.
Angelo : Je les disséquais, je voulais savoir comment la chose fonctionnait à l’intérieur, j’avais toute une panoplie vivante d’oiseaux et de petits rongeurs que j’approfondissais avec mes instruments jusqu’à la bouillie sanglante.
Florence : Un philosophe a dit : on n’a jamais vu un sadique torturer une horloge.
Choeur : C’est beau. C’est beau, la campagne suisse, non ?
Florence : La douleur des animaux te plaisait ?
Angelo : Tu me trouves beau ? Généralement les femmes.
Claudine X : Je, oui, oui.
Florence : Leur douleur te plaisait ?
Angelo : Je les anesthésiais.
Florence : Pourquoi ?
Angelo : Ce que je voulais voir, c’est l’animal mis en pièces, je voulais exposer à la lumière l’intériorité illisible du vivant – la douleur était secondaire.
Choeur : Mais la mort s’est pourtant écrite sous tes yeux avec les phrases des corps mortels et la ponctuation des blessures.
Claudine X : Je ne suis pas remise de tout cela – je ne suis pas remise de lui.
Florence : C’est pourquoi tu veux m’embrasser là où c’est interdit, le seul tabou de mon anatomie offerte, le seul lieu proscrit de mon corps ?
Angelo : Faire souffrir m’est accessoire, je n’ai pas besoin de la douleur des autres pour exister, je n’ai jamais connu ou ressenti la souffrance des autres, je l’avoue.
Claudine X : Je vais prendre la départementale, je connais un raccourci, nous serons à Bâle dans vingt minutes.
Choeur : Mais il y avait une barrière sur la route.
(…)
Extraits de resse
« Interrogé par le chœur dont on ne connait pas la véritable fonction, un tueur en série revit ses crimes depuis le double meurtre de ses parents en passant par les nombreux vols et viols qui ont entaché sa vie.
Il dévoile ses complexes et ses obsessions, son impuissance, ses hallucinations, sans fard, sans remord et sans retour possible [face à] ses nombreuses victimes, vivantes, mortes ou disparues, comme dans un procès chaotique de la violence humaine. »
[L’Avant-scène Théâtre, n°1378, 15 février 2015]
« La pièce est savoureusement violente, forte et poétiquement brillante. L’écriture est fluide et palpable ; le style – rappelant celui du grand Jean luc Lagarce- est étonnamment juste.
La choralité de la pièce fait sens avec le propos de chaque personnage.
Dans un mouvement circulaire dont le centre est Angelo Dolce (l’assassin) les cadavres défilent…
Leurs mots raisonnent comme des poignards, comme des mains tendues pour être coupées.
Entre contradictions de la vie et antagonismes de la mort, cette pièce mettra à nu le désir de façon crue et violente. (…)
Une pièce qui réveillera aussi la question du passé : Comment faire la paix entre nous et nos morts ? Comment continuer à vivre sur des cadavres anciens, sur des terres ensanglantées ?
Angelo Dolce lui est persuadé de ne pas avoir à répondre à cette question, puisqu’il se considère lui même comme déjà passé de l’autre côté… »
[Abdel djallil Boumar, Le Souffleur, juin 2015]
Vie du texte
Dans le cadre des Horizons du texte, festival de théâtre contemporain proposé par La Baignoire, lecture dirigée par Béla Czuppon avec les étudiants de L2, Université Paul Valéry, Montpellier, le 2 avril 2015.