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Gallet, Samuel

Visions d’Eskandar

2021

jeudi 3 juin 2021

À la suite d’un malaise cardiaque dans une piscine municipale, un jour de canicule, un architecte plonge dans un coma profond, et fait une expérience de mort imminente.

Il se retrouve alors dans un monde parallèle, une ville complètement détruite du nom d’Eskandar en compagnie d’un homme amnésique et d’Everybody, la caissière de la piscine municipale.

Entre théâtre et oratorio, réel et onirisme, dans un présent hanté par la catastrophe, Eskandar est cette ville jaillie du rêve de quelques-uns, comme une image de notre avenir possible.

Extrait, scène 1, milieu

36 DEGRÉS CELSIUS

Il est 11h40
Et Mickel
Un architecte
Entre dans le hall de la piscine municipale
Un sac noir dans les mains

LA CAISSIÈRE. – Bonjour.
MICKEL. – Une entrée s’il vous plaît.
LA CAISSIÈRE. – Tarifs particuliers ?
MICKEL. – Non.
LA CAISSIÈRE. – Vous habitez cette ville ?
MICKEL. – Plus depuis longtemps.

Et Mickel paie le plein tarif
Il ne vit plus dans cette ville
Alors il paie le prix de l’éloignement
Il rejoint les vestiaires
Se déshabille dans une cabine
Plie ses affaires
Les dépose dans un casier
C’est une histoire simple et commune
Un architecte revient dans la ville où il a vécu enfant
Pour le travail et pour l’amour
Pour un travail qui commence
Et pour un amour incertain
Il avance sur le carrelage humide
Prend une douche
Sort
S’approche du bassin
Salue le gros maître-nageur
Des hommes sont allongés près du bassin extérieur

MICKEL. – Des hommes avec lesquels je n’évoquerai jamais mes préférences sexuelles ni ma fatigue de la virilité, ni le fait de devoir toujours indiquer qui est le dominant, qui est le dominé. Des hommes à qui je ne dirai pas que je n’ai jamais aimé voir le sang jaillir, que je ne ressens aucun plaisir à voir un nez ou une arcade s’écraser sous des poings, ni sentir le cartilage qui se brise sous l’impact. Des hommes avec qui je ne parlerai ni de démocratie ni de révolution, à qui je ne dirai pas que je rêve d’une époque sans eux, d’une époque libérée de leur présence lourde et agressive, et que cette époque commence maintenant. MAINTENANT.

37 DEGRÈS CELSIUS

LA CAISSIÈRE. – Ce qui est inconnu en quatre lettres. Ce qui détruit et apaise en sept lettres. Une bataille perdue en huit lettres.

Des nuages commencent à s’amonceler dans le ciel

LA CAISSIÈRE. – OVNI.

La canicule s’installe irrémédiablement

LA CAISSIÈRE. – HEROÏNE.

Et la caissière inscrit en huit lettres le nom d’une bataille perdue quelque part.

LA CAISSIÈRE. – ESKANDAR.

38 DEGRÈS CELSIUS

MICKEL. – Je m’approche de l’eau, je sens mon cœur battre, la sueur coule sur mon front. Et je vois soudain des meutes tout autour du bassin. De grands fauves vont et viennent, sous le soleil, nonchalamment, sortent de l’eau, regagnent les vestiaires. Des femmes jaguars, des hyènes avachies à l’ombre des plongeoirs, des hommes pumas yeux mi-clos sur le béton blanc. Et c’est comme s’ils étaient tous prêts à bondir, avides que quelque chose éclate enfin et que le sang ruisselle, animaux prédateurs attendant le signal grégaire du carnage et je sens alors qu’il faut que je parte.

Et l’architecte plonge pour effacer les visions
Quelques secondes passent
Tout est calme
Suspendu
De l’autre côté du bassin le gros maître-nageur est descendu de sa chaise
Discute avec des gens
Et l’architecte refait surface


Extrait, scène 3, milieu

MICKEL. – Et vous, c’est à la tête qu’on vous opère.
LA CAISSIÈRE. – T’as tout compris.
MICKEL. – C’est sans espoir.
LA CAISSIÈRE. – Ce n’est pas une question d’espoir.
MICKEL. – De quoi alors ?
LA CAISSIÈRE. – De technique. Recomposer les morceaux. Rebrancher les fils perdus. Faut que je me lave. Que je nettoie tout ce sang.
MICKEL. – Comment vous vous appelez ?
LA CAISSIÈRE. – Tu vas continuer à me vouvoyer longtemps comme ça ?
MICKEL. – Comment tu t’appelles ?
LA CAISSIÈRE. – Everybody.
MICKEL. – C’est ton prénom.
LA CAISSIÈRE. - Celui que je me donne à partir de maintenant.
MICKEL. – Et dans la vraie vie ?
LA CAISSIÈRE. – Laquelle ?
MICKEL. – La vraie vie, c’est quoi ton prénom ?
LA CAISSIÈRE. – Je ne veux plus le savoir.

Ils sont là
Assis l’un à côté de l’autre
Dans les couloirs de cet hôpital près du fleuve
Les minutes passent
Et au bout du couloir
Une ombre apparaît soudain
Forme mouvante et rapide dans l’obscurité
Et c’est un lion qui s’avance
Nonchalamment
Dans les couloirs blancs et aseptisés de l’hôpital
Comme si tout était normal
Comme si c’était sa place
Depuis toujours
Il s’avance
Passe à côté d’eux
Majestueux et sublime
Arrive au niveau de la porte du bloc
Entre
Les chirurgiens sont plongés dans le cœur de l’architecte
Et le lion s’approche
Prend son élan
Bondit sur la table d’opération où repose le corps de Mickel
Plonge la gueule dans la poitrine ouverte
Là où palpite le cœur
L’arrache et s’enfuit
Le cœur de l’architecte ruisselant entre les dents

MICKEL. – MON CŒUR ! C’EST MON CŒUR QU’IL A ARRACHÉ !

Et Mickel se met à courir derrière l’animal
Et disparaît dans les couloirs
Everybody regarde à l’intérieur de l’autre bloc
Où repose son corps blessé

EVERYBODY. - Je crois que ça va être compliqué, vous ne croyez pas ?

Mais personne ne lui répond
Les chirurgiens s’activent
Le sang coule toujours du trou
Qu’elle porte élégamment à la tête

EVERYBODY. – Faut vraiment que je me lave.

Elle part
Emprunte à son tour les escaliers de service
Arrive dans le hall de l’hôpital
L’architecte est là
Ils se retrouvent
S’avancent vers la sortie
Les portes coulissantes s’ouvrent
Et devant eux apparaît une ville détruite jusqu’au bord de l’horizon

EVERYBODY. – Ça ressemble à un rêve.
MICKEL. – Quoi ?
EVERYBODY. – Mourir. Être quelqu’un d’autre.


Distinction

Coup de cœur 2019 du comité de lecture du théâtre du Rond-Point, Paris.


Pièce Coup de cœur 2021 du Festival off d’Avignon.

Revue de presse

« formidable plongée dans les ruines de notre temps, de nos villes et de nos humanités, en ce lieu intime où blessure et désir s’étreignent, où la vie redevient un possible. Un texte exigeant, servi par des comédiens et des musiciens de haute volée.

(…) Nous faisons intimement et extérieurement l’expérience d’un avortement régulier du désir. Ceux qui maintiennent leur cap, qui ne se détournent pas de leur horizon, sont rares. (…)

La langue de Samuel Gallet mord la finitude de la pierre, mais ses ruines sont celles de notre temps. Là est son originalité. Il voit les failles de notre monde, explore de ses mots les brèches d’une ville saturée par son urbanité.

Dans Visions d’Eskandar, Mickel, un architecte (évidemment), interprété par Jean-Christophe Laurier, retourne dans la ville de son enfance, celle qui n’existe plus parce que l’enfant n’est plus, et dans laquelle il s’engouffre comme on se jette à l’eau, comme on plonge dans le coma : il fait un malaise dans la piscine municipale et se retrouve entre la vie et la mort. Se déploie alors sous ses yeux la ville, une autre ville, ou plutôt la même, mais anéantie. Eskandar, une ville en creux, une vision en négatif de métropole. Il y retrouve la caissière de la piscine (Caroline Gonin), femme sans nom devenue Everybody, qui a tenté de se suicider, ainsi qu’un homme anonyme, amnésique et errant (Pierre Morice). (…)

Les trois comédiens sont remarquables, justes et nuancés, performance d’autant plus forte que le texte est minutieux, exigeant, regorgeant d’images et de procédés d’énonciation : tantôt l’histoire est narrée, à la manière d’un récit (conte ou nouvelle), tantôt il est frontal, par une scansion face au public, tantôt encore il est joué sous le mode du théâtre traditionnel – l’action est donnée à voir théâtralement et non plus seulement à entendre.

Samuel Gallet fait du neuf avec de l’ancien, sans jamais verser dans le discours, le prêche ou, plus simplement, l’exposition d’idées, mais en exploitant le plus loin possible les différentes manières de rendre compte de la musicalité de la langue et de la vie.

Eskandar est un lieu brisé – terre originelle perdue et décombres de nos présents successifs – d’où jaillissent les éclats fragmentés et enfouis de nos rêves enfantins. »

[Pierre Gelin-Monastier, Profession spectacle, 21 juillet 2021]


« Dans deux de ses pièces Visions d’Eskandar et La Bataille d’Eskandar (Editions Espaces34), Samuel Gallet nous plonge dans un monde parallèle totalement détruit dans lequel la nature reprend ses droits. Une sorte de théâtre d’espaces abîmés dans lequel les ruines sont aussi le lieu de ce qui peut émerger de nouveau.

L’enjeu y réside dans l’ambivalence de la catastrophe, un « théâtre des possibilités » avec, en toile de fond, un rapport à l’écosophie de Félix Guattari qui invite à relier l’écologie environnementale à l’écologie sociale et mentale afin de regarder nos vies et manières d’être en société sur cette planète.

« Le savoir ne va pas nous libérérer. L’espace du théâtre est celui du sensible, une tentative de rendre compte dans les corps du caractère inédit de ce qu’on est en train de vivre. » »

[Thomas Flagel, Théâtre(s) n°33, printemps 2023]

Vie du texte

Création par le Collectif Eskandar, dans une mise en scène de Samuel Gallet, avec
Caroline Gonin, Jean-Christophe Laurier, Pierre Morice, Aëla Gourvennec & Mathieu Goulin, Comédie de Caen, du 25 au 27 mars 2019.

Tournée 2019-2020
— Centre Dramatique de Vire – Le Préau, le 2 avril
— Trident, Scène Nationale de Cherbourg, les 4 et 5 avril
— Dieppe Scène Nationale (DSN), le 19 novembre
— CDN de Rouen, les 29 et 30 novembre
— Scènes du Jura, le 3 décembre
— Tangram, Evreux-Louvier, le 7 mail (annulé)
— 11 Gilgamesh Belleville, Festival d’Avignon, juillet 2020 (annulé)

En 2021
— 11 Gilgamesh Belleville, Festival d’Avignon, juillet

Tournée 2023
— Théâtre Municipal de Grenoble, 1er févier
Théâtre des Célestins, Lyon, du 10 au 21 mai

Un court extrait lu par l’auteur

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Portfolio