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Bonnard, Stéphane

Continent

2021

jeudi 19 août 2021

Un écrivain qui travaillait sur une fable amusante se voit débordé par un mirage, sorte de cauchemar qui pollue le réel. Il part alors sillonner la ville, note ce qui est face à lui, vérifie que les choses sont encore là.

Au fil de cette errance, il découvre un lieu à mi-chemin entre le réel précaire des squats pour réfugiés et les dystopies annoncées. Là, trois cent-cinquante personnes cohabitent, mettent en œuvre un mode de vie dicté par l’urgence, et inventent un territoire où s’écrit une humanité, un avenir possible.

Les gamins rejoignent la concession, s’extraient de la boue rouge et s’échouent sur le carrelage défoncé. Je me rapproche. Le type m’aperçoit, me fait signe : viens raconter avec moi poète. Après tout, c’est aussi ton histoire. La petite aux deux tresses a la main droite crispée sur une pierre. Une pierre noire. Elle regarde le type qui lui explique : dis-toi petite que prendre était une pulsion plus forte que tout. C’était impossible pour nous de s’en passer. Impossible. N’est-ce pas poète ? Mais pour avoir quelque chose à p r e n d r e , il fallait d’abord creuser, creuser pour extraire, extraire pour transformer et transformer pour p r e n d r e . Alors, nous avons creusé partout...
Dans le dos du type, la plaine de boue rouge est ponctuée de traces de fumées blanches. Fumées noires. Décombres. Ruines. Vestiges d’architectures remarquables. Stigmates d’affrontements. De heurts. Malgré le vent brûlant, la boue ne sèche pas. Imbibée du liquide rouge.

… nous avons creusé partout. Jusqu’à ce que le sol devienne meuble, que la terre s’affaisse. Jusqu’à ce que nos Cités prestigieuses s’effondrent. Et que, devenus à moitié fous, nous nous entre-dévorions. Seuls quelques-uns ont survécu. Comme celui-là. Regarde-le. Regarde-le petite. Regarde-le bien. Il se disait poète, auteur d’histoires. Il pensait sauver le monde avec des métaphores. Et maintenant... Maintenant, je suis là. Face à toi. Regarde-moi. Approche. Approche, ma fille. J’attendais ce jour où tu viendrais me demander des comptes. Il est temps que tu me montres ta pierre, ma fille. Ta pierre noire. Choisie avec soin. Tu la serres fort. Elle est à ta main. Montre, ma fille. Montre-moi ta pierre. Lance, ma fille.
Lance
Cogne
Frappe
Ecorche
Que mon sang rejoigne celui de la plaine.
La pierre noire traverse l’air chaud. Tourne sur elle-même. Avec le poids, elle redescend un peu. Se rapproche. Frôle. Puis frappe. Rebondit.
Ricoche une fois.
Ricoche deux fois.
Ricoche trois fois.
Cela fait 6 mois que j’ai abandonné l’histoire du concessionnaire auto
Quatre fois.
Je n’écris plus. Je suis sec.
Cinq fois.
Hanté par cette vision, incapable d’imaginer quoi que ce soit d’autre.
Six fois.
A défaut, je me contente de décrire.
La pierre noire provoque des cercles concentriques sur l’eau
Sept fois.
Je m’en tiens au réel
Je note
La pierre noire disparaît dans le lac
Ma fille en cherche une autre sur la plage de galets
Le soleil est bas
Le soleil est moins chaud derrière les sapins
Je tourne les talons
Je remonte la pente
Ma douce est allongée dans l’herbe
Je lui tends la main
Elle la saisit
Elle se redresse
Elle m’embrasse
Un brin d’herbe dans ses cheveux rouges
Ma fille nous rejoint
La voiture démarre
La radio indique 200 km d’embouteillages
Nous prenons la départementale
Après tout, nous sommes en vacances
C’est l’été
Les cailloux sont chauds
L’eau est verte
L’eau est translucide
Les plongeons débridés
Éclat

Je note

Les chaussures alignées devant la porte. Le canapé clic clac. L’abat-jour fantaisiste. Le bouquet de fleurs artificielles. Une collection de DVD. Une boîte de piles foutues. Un sac rempli d’emballages vides. Un lapin mou. Un écran plat. La veste de ma fille accrochée au clou. Elle danse. Au milieu du salon. Ses grands yeux noirs. Ses deux tresses. Elle fredonne d’un filet de voix. La sono diffuse. L’eau bout dans la cuisine. Le verre des fenêtres. Un lampadaire dans la rue. Les murs du salon en carreaux de plâtre. Derrière, il y a les fils électriques. Ils vont aux luminaires. Ils éclairent la silhouette de ma fille. Ils grésillent. Elle danse. Ils grésillent.

Je note
Je m’en tiens au réel

Le robinet. Je l’effleure. L’eau tombe du plafond. Éclabousse le pied sur l’émail blanc. Elle chauffe. Je glisse le corps. Tourne la manette. Règle la pression. Le jet est un rideau fin. Je le sens sur mon corps. Il mord la peau. La fumée. La ventilation. Elle ronronne. Tous les matins. Chaque geste. Est un rituel. Était un rituel. Avait été un rituel. Sera été un rituel. A quel temps écrire ce qui semble encore là mais en réalité est déjà en train de disparaître. Je note. J’ouvre le frigo, allume le gaz, prends le lait, les céréales de ma fille, elle m’embrasse. Je claque la porte. Les rues sont calmes. La gare est vaste. Le quai minéral. Les passagers. Le train. Mouvement de foule. Des uniformes. Un barrage. Le billet. Je présente. Je bipe. Je passe. Le quai. La rame. Les portes. Le couloir. L’écran. Les sièges skaï. Les corps moulés dedans. L’accélération. La grille d’air chaud. Le silence magnétique. L’écran indique 200km/h. Les corps alignés. En apesanteur. Inertes. 300km/h. L’écran goutte. Flaque sur la moquette. Je lève la main, j’appuie sur le bouton : la veilleuse s’allume. J’appuie : elle s’éteint. J’appuie : elle s’allume. J’appuie : elle s’éteint. Je baisse la main. Sur la tablette, le cahier, le crayon, j’écris : j’appuie sur le bouton, la veilleuse s’allume, j’appuie elle s’éteint, j’appuie elle s’allume, j’appuie elle s’éteint, j’appuie elle s’allume.
Je note.
Je vérifie.
Je m’en tiens au réel.
A ce que je crois être encore le réel

Un portail.
Une cour.
Quatre bâtiments.
Une lueur, bâtiment de droite. J’avance. Des voix. Parlées, criées, chuchotées. Une porte éventrée. Un hall. Un homme dans un divan affaissé. Il me regarde. Au bout du hall, un escalier, un couloir à droite. Le couloir. J’avance. De l’eau au sol. Puanteur. Une silhouette, deux silhouettes. Puis plus rien. Les murs humides. Une porte. J’ouvre. Des corps de l’autre côté. Des gosses. Collés les uns aux autres. Je me faufile. Au centre de la pièce, un cercle de chaises. En Plastique. En Bois. En Métal. Métal. Divans. Plastique. Banc. Dessus, des corps tassés. Cachés dans des manteaux. La fumée des bouches. Elles parlent. Elles disent : incendie, calme, un seau, tuyaux, calme, ration, matin, partout, ça coule, ça pue, les pulls, le stock, la merde, cloisons. A ma gauche, un gamin dans un corps trop grand, les cheveux en bataille. Il me regarde. Puis Le cercle se disperse. Les silhouettes disparaissent dans le couloir, le hall, la cour, les bâtiments... Je note


Plus loin

Au rez de chaussée du bâtiment 4, il y a un trou entre les moellons pour glisser le corps. Cela ricane. C’est la chasse aux trésors. Mais tout a été arraché : compteurs électriques, tuyauteries, câbles, néons. Même L’escalier. L’escalier qui mène aux étages. Kass, les yeux au plafond, est en appétit.

Au 1er étage du bâtiment 4, la vue est obstruée par les branches d’un chêne, un frêne, et deux hêtres. Au crépuscule, le soleil filtre à travers les feuilles et s’immisce dans les pièces en éclats safran.

Au 2e étage du bâtiment 4, tu embrasses la ville d’un regard. Le soir, au couchant, les avenues tranchées dans l’urbain ont des reflets cuivrés, estompés par les fumées blanches, fumées noires, stigmates des affrontements en cours.

Un représentant des instances gouvernementales se présente devant les grilles. Nous l’accueillons. Nous lui offrons une limonade. Lui faisons faire le tour. Il nous félicite de la tenue du lieu. Il nous tend un papier. Nous remercie pour la limonade. Kass regarde le papier, marmonne quelque chose au sujet de la vaseline, le passe à André. André lit. Puis commence à grogner. Nous faisons de même. Le représentant des instances gouvernementales recule. Tourne les talons. S’éloigne, sa mallette à la main. Au milieu des gravats. De la route éventrée. Des carcasses rouillées. Des poubelles calcinées. Le compte à rebours a débuté.

Au dernier étage du bâtiment 4, il y a une plaque soudée qui empêche d’accéder. Mais la rouille est notre alliée. Nous nous acharnons avec une barre glissée dans un coin. La plaque cède. Nous envahissons le toit. La ville s’offre à nous.
Demain, il y aura une grande fête.


Revue de presse

« Continent ou comment inventer un récit collectif lorsque l’époque annonce la fin de l’histoire.

L’auteur, Stéphane Bonnard lui-même, commence très simplement : « J’ai un projet ». Un projet dont il nous raconte les premiers instants, et dont il est assez content : l’histoire d’un concessionnaire automobile, avec ses clients et leurs différents désirs, une métaphore, en quelque sorte, du monde contemporain. Et l’auteur écrit (…)

[Mais il] sent bien que quelque chose lui échappe, que son projet d’écriture n’existe plus, et que face à ces images surgies de son imaginaire et préfigurant une destruction du monde annoncée, il préférerait s’en tenir au réel. Et pour cela, décrire minutieusement la réalité et les objets qui l’entourent (…)

Mais quel est-il ce réel ? Comment résiste-t-il aux images envahissantes ? ce squat qu’il visite et dans lequel il revient régulièrement est-il un fantasme, une solution possible, un avenir souhaitable ou simplement, l’un devenant l’autre, une réalité qu’il refusait de voir.

Il y a quelque chose de troublant, et que l’auteur a parfaitement réussi à transcrire, c’est qu’à l’instar de son personnage, nous ne savons plus, au bout d’un moment, ce qui est vraiment de la réalité, une dystopie née dans le cerveau de l’auteur ou encore un fait divers lu quelque part.

L’écriture procède par ruptures, changements de points de vue, bascules.

Et progressivement il semble au personnage, et au lecteur donc, que quelque chose peut s’imaginer dans ce lieu désolé. (…)

C’est peut-être cet endroit qu’un nouveau monde s’invente, définissant des règles et des modes de vie qui seront plus tard les bases de la société apaisée. Peut-être… »

[Patrick Gay-Bellile, Le Matricule des Anges, n°227, octobre 2021]


« Stéphane Bonnard nous livre un très beau récit, qui mérite d’être lu à haute voix. (…)

à la frontière de la fiction et du réel ! »

[Babelio, 29 janvier 2023]


« L’auteur nous dit qu’il essaye de s’en tenir au réel. (…)

Sans jamais tomber dans un pathos, l’auteur se fait le témoin de ces vies, de leur tentative de s’organiser et de résister.

À la fin de la pièce, un des personnages, Nour, qui est mort, laisse une lettre, qui est la voix des migrants, de leur périple dangereux à leur arrivée, quand ils arrivent.

Une pièce courte, à lire à voix haute. Une réflexion sur l’écriture et sur le sujet de l’immigration. »

[Babelio, 30 janvier 2023]


« L’auteur décrit une expérience de vie, d’entraide, de solidarité, et même d’éducation. J’ai été d’autant plus émue par ce livre que j’ai suivi de loin cette aventure et que les personnes qui le peuplent me rappellent celles et ceux que j’ai pu parfois croiser.

Le texte final, écrit par des habitant.e.s de ce squat, racontant le parcours du combattant de l’un d’eux, est poignant.

Le style est éminemment moderne avec des phrases courtes, hachées, sautant parfois du coq à l’âne, et parsemé de quelques poèmes en prose. Il rend bien les paradoxes de la société actuelle. »

[Babelio, 10 février 2023]

Vie du texte

Création par la compagnie Komplex Kapharnaum sous une forme urbaine, performative, musicale, librement inspirée du texte éponyme.
Auteur, interprète : Stéphane Bonnard ; Compositeur, interprète : Mathieu Monnot ; Concepteur du dispositif scénographique : Pierre Duforeau ; Regard extérieur : Halory Goerger
Viva Cité - Atelier 231, Sotteville-lès-Rouen, le 26 juin 2021.

Tournée 2021
— Ville de Mulhouse - Scènes de Rue, les 16 et 17 juillet
— Festival d’Aurillac, les 19, 20 et 21 août

Tournée 2023
Festival Villeneuve en scène, Villeneuve-lès-Avignon (330), du 10 au 20 juillet


Entendre un extrait du texte dans une lecture en travail par Jules Tricard, comédien, sous la direction de Marie Reverdy, dramaturge, sur Spintica.

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